Bouleversements géopolitiques et repositionnements : Ghaza rebat les cartes au Moyen-Orient

11/11/2023 mis à jour: 01:32
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Un brésilien brandit un drapeau palestinien lors d'une manifestation à Sao Paulo, le 10 octobre 2023

Le monde a les yeux braqués sur le Moyen-Orient et la Bande de Ghaza depuis un mois, comme cela a été rarement le cas dans l’histoire : les institutions politiques internationales, l’ONU et son réseau d’agences, les gouvernements, les ONG, mais aussi des opinions publiques qui (re)découvrent la «cause palestinienne» et lui manifestent un intérêt solidaire, voire parfois militant. 

Sur ce plan, l’opération «Déluge d’El Aqsa» mérite amplement son nom. L’offensive commando des combattants du Hamas contre des casernes et des kibboutz israéliens, le 7 octobre 2023, suivie du déchaînement disproportionné, aveugle et criminel de la puissance de feu de l’armée israélienne sur la population de l’enclave palestinienne replacent violemment la question et ses enjeux au centre des urgences politiques planétaires.Trente ans après les quelques espoirs de paix portés par les accords d’Oslo, le combat des Palestiniens semblait définitivement dissous dans un statu quo de ni guerre ni paix qui a surtout permis à l’occupant israélien, dans l’indifférence, voire la complicité internationale, d’accaparer plus de territoires par la colonisation, de désarmer les velléités de résistance palestinienne et d’en diviser les rangs.

 L’exception Ghaza, point de départ de l’historique première Intifada (1987), évacuée par les israéliens en 2005 et reprise intégralement par Hamas en 2007 -au prix d’affrontements fratricides avec le Fatah et l’Autorité palestinienne- a été soumise à des épisodes de guerre successifs, en 2002, 2004 et 2006. Ayant remporté les élections dans l’enclave, le Hamas, qui ne concevait pas de paix possible avec l’occupant, est considéré comme mouvement «terroriste» par Tel-Aviv et ses alliés occidentaux. L’enclave subit un blocus radical en représailles qui lui fait gagner le sinistre qualificatif de «plus grande prison à ciel ouvert» du monde. Depuis un mois, c’est l’un des plus grands cimetières. 

 La situation en Cisjordanie n’était guère meilleure. Brimades, ségrégations légalisées, métastases des colonies israéliennes sur ces mêmes territoires devant revenir à l’Etat palestiniens promis par les Accords d’Oslo, et répression systémique. Sur le plan international, hormis les exposés des rapporteurs onusiens, régulièrement présentés dans les salles de conférence feutrées de l’ONU, la question palestinienne s’est retrouvée concrètement écartée des agendas et priorités diplomatiques et géopolitiques mondiales. 
 

La table renversée de la normalisation 

La cause qui a pu, durant des décennies, compter sur un soutien de principe dans le monde arabe a vu, là aussi, ses atouts historiques se brader les uns après les autres. Les accords d’Abraham, signés à partir de 2020 avec d’abord deux pays du Golfe, le Bahreïn et les Emirats Arabes Unis,, se sont élargis plus tard à d’autres Etats en Afrique, le Maroc et le Soudan. La démarche conduite par l’administration Trump prévoit, notamment, une normalisation des relations diplomatiques avec Israël, soit la rupture de son isolement historique par le pourtour arabe. Ce processus était sur le point d’intégrer le poids lourd régional qu’est l’Arabie Saoudite, juste avant que l’offensive du Hamas, le 7 octobre dernier, ne renverse brutalement la table. 

Ce «rapprochement arabe» de Tel-Aviv, consenti dans le cadre d’enjeux qui ne concernent aucunement la situation des Palestiniens et leur aspiration à la mise en œuvre sérieuse d’une solution politique au problème de l’occupation n’a, dans les faits, profité qu’à l’Etat hébreu ; Israël a persisté dans la politique répressive et le renoncement assumés à tous les semblants d’accords de paix signés avec la partie palestinienne, censément soutenue par «les frères» arabes. Le retour en force de l’extrême droite suprémaciste dans l’establishment israélien, portée par le courant de plus en plus puissant et agressif que forment les colons, est un signe qui ne trompe pas sur les ambitions territoriales et hégémoniques de Tel-Aviv et de la place qui est réservée dans les projections aux Palestiniens.

 Mais les cartes sont forcément rebattues depuis un mois. L’ensemble des protagonistes sont sommés de revoir leurs positions et plans face à la gravité des événements en cours ; il est évident qu’une grande partie de l’avenir de la cause palestinienne ainsi que les équilibres géopolitiques à venir au Moyen-Orient, voire au plan international, sont en train de se jouer à Ghaza.
 

Retour de manivelle à la Maison-Blanche

Le bloc formé par Washington et de nombreuses capitales occidentales, depuis deux ans entièrement mobilisés dans la guerre en Ukraine face à la Fédération de Russie, ont dû vite lever le camp pour se consacrer au soutien de Tel-Aviv et au suivi du contexte hyper explosif dans la région. La Maison- Blanche s’est obligée à faire entorse à la nouvelle doctrine de limiter ses interventions directes extra-muros, en battant le rappel d’une imposante force aéronavale de dissuasion. L’objectif déclaré est de contenir toute velléité d’«extension du conflit», en gardant l’œil, évidemment, sur l’Iran et les nombreuses organisations politico-militaires de proche obédience qui ont proliféré à l’ombre de la déstructuration des Etats de la région, au Liban, en Irak, en Syrie, au Yémen... 

Cet engagement, dont l’ampleur n’est pas loin de celle atteinte lors de la guerre en Irak, s’assortit d’un apport financier considérable et d’un soutien diplomatique inconditionnel au gouvernement Netanyahu et à son «droit à se défendre». Un mois depuis le début de l’enfer abattu par Tsahal sur la population de Ghaza, et 11 000 morts après (dont près de la moitié sont des enfants), Biden se rend compte qu’il est peut-être parti trop vite, trop loin. Une grogne au sein de son corps diplomatique, puis une mobilisation de plus en plus bruyante des citoyens américains pour l’imposition d’un cessez-le-feu le lui font signifier de plus en plus.

 Le président américain nourrit sérieusement le projet de repartir pour un deuxième mandat à la tête des States, mais les derniers sondages le menacent d’un vote-sanction au profit du républicain Donald Trump, pourtant aux prises en ce moment avec la justice américaine et peu connu pour être sensible à l’impasse palestinienne. La presse spécialisée américaine relie directement les deux faits : Biden paye ses positions sur le conflit face à une jeunesse atterrée par les crimes israéliens sur les civils et risque d’entraîner le parti démocrate dans le désaveu électoral. 48% des cadres du parti estiment que le président gère mal le dossier Ghaza, selon le dernier sondage de Associated Press (AP). 

La Maison-Blanche et son staff diplomatique, s’affairent depuis une semaine, à rectifier le tir, en appelant à des trêves humanitaires et la protection des civils. La même tendance est observable en Europe ; les opinions publiques reprennent de la voix au Royaume- Uni, en France, en Allemagne… pour se démarquer de l’alignement sans conditions de leurs gouvernements sur les ruées guerrières d’Israël avec, comme toile de fond, un regard plus attentif aux conditions de l’occupation qui écrasent les Palestiniens et les poussent au désespoir. 
 

Il était une fois les accords d’Abraham

Dans les institutions européennes, les désaccords commencent à prendre forme : l’avenir des relations avec le monde arabe, traditionnellement construit sur la coopération et le dialogue, pourrait souffrir de la partialité agressive affichée au profit de Tel-Aviv, avertissent des diplomates. Là aussi, le mot d’ordre est à la modération du soutien à Netanyahu. Dans la lointaine Australie, un fait assez inédit a marqué l’évolution de la conscience par rapport au calvaire palestinien. Le parti des Verts, siégeant au Parlement, a décidé de ne plus assurer ses missions parlementaires, tant que le gouvernement australien ne conditionnait pas son soutien à l’Etat hébreu par la cessation des hostilités à Ghaza, adoptant la position de la société civile sur le sujet. 

Du jamais vu depuis la guerre US contre l’Irak. La position des Etats arabes ayant normalisé leurs relations avec Tel-Aviv est, pour sa part, délicate et fort embarrassante ; les gouvernements du Maroc, de l’Egypte, de Jordanie et de certains émirats du Golfe surveillent la rue comme du lait sur le feu. Les manifestations appelant à mettre en pièces la page des Accords d’Abraham et à revenir à un soutien assumé à la cause palestinienne se sont multipliées ; tant et si bien que des indiscrétions ont fait état de requêtes de certains dirigeants arabes, auprès de la diplomatie américaine notamment, pour la convaincre d’adoucir le soutien affiché à Tel-Aviv, aux fins de les aider à contenir les colères nationales dans les limites du maintien de l’ordre public. Bahreïn, qui était parmi les deux premiers signataires des Accords d’Abraham, a dû rappeler son ambassadeur en Israël, de même qu’il a annoncé la suspension des relations économiques bilatérales. L’Arabie Saoudite, que l’on disait toute proche de conclure un accord de «normalisation» avec l’Etat hébreu, a dû faire volteface et annoncer la suspension sine die des négociations. 
 

Séquelles sur les relations internationales

Tout porte à penser que c’est tout le processus qui est compromis aujourd’hui, au moins pendant un long moment, alors qu’il constituait un axe de travail central pour la Maison- Blanche qui y voit le moyen de garder la haute main au Moyen-Orient, mais aussi pour certains régimes arabes appâtés par de «pragmatiques» dividendes diplomatiques et économique. Sur un autre plan, la barbarie de la guerre infligée à la Bande de Ghaza depuis un mois ravive des traditions d’engagement en Amérique latine. 

Les gouvernements de gauche, en Bolivie, en Colombie et au Chili, retrouvent quelques bons vieux réflexes révolutionnaires et prennent des mesures de rétorsion diplomatiques contre Tel-Aviv, dans l’élan de cette aspiration du «Sud Global » à compter sur l’échiquier mondial. Enfin, les instances de l’ONU ont vécu durant le mois quelques séquences des plus marquantes et des plus significatives de son histoire récente. 

Le fonctionnement absurde du Conseil de sécurité s’est révélé dans toute sa brutalité criminelle, puisque au moment où des enfants tombaient par milliers, un veto solitaire et hégémonique a pu couper court, deux fois en une semaine, à l’espoir d’épargner ceux qui survivaient encore. 

La séquence a également confirmé au monde l’insignifiant poids de la «communauté internationale» quand elle n’incluait pas les Etats-Unis et son cortège de puissances occidentales, comme en témoigne le vote de la résolution de l’AG du 27 octobre dernier. Autant de faits qui laisseront sûrement des séquelles dans les relations internationales. 

Certes, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, et les agences humanitaires engagées sur le terrain des opérations ont tout de même sauvé un peu de l’honneur «moral» de l’institution par leur engagement entier en faveur de trêves et cessez-le-feu humanitaires, mais leur impuissance devant le dictat des «maîtres du monde» a aussi renforcé la défiance dans le Sud, quant à l’utilité de recourir aux arbitrages de l’organisation. 

Il faudra encore du temps pour voir se déployer l’ensemble des conséquences de la guerre en cours à Ghaza. Son issue et les scénarios que mettront à exécution les «vainqueurs» décideront grandement des partitions géopolitiques à venir. 

Mais l’on sait d’ores et déjà que la cause palestinienne est revenue avec fracas au centre de la géopolitique international, après avoir été reléguée à la lointaine périphérie depuis au moins trois décennies. 
 

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