Bendella Fatima. Informaticienne et spécialiste de l’IA à l’USTO : «Il y a une face cachée de l’IA mais il faut rester optimiste et puiser dans les bons côtés»

15/01/2025 mis à jour: 19:47
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Photo : D. R.

Tous le long de sa carrière universitaire, Pr Fatima Beldella a eu à encadrer plusieurs thèses de doctorat en informatique mais en rapport avec les usages de l’intelligence artificielle. Pionnière dans le domaine, elle était l’une des conférencières de «GeoSmart», un colloque de deux jours organisé en fin de semaine dernière par la faculté de mathématiques et des sciences de l’informatique. C’est l’intitulé de son intervention, «De l’IA à l’IA distribuée : au-delà du réel» qui suscite déjà des questionnements. Elle nous livre dans cet entretien son expérience, mais aussi les perspectives qu’ouvrent, même si ce n’est pas toujours réjouissant, ces nouveaux outils qui s’immiscent de plus en plus dans la vie quotidienne.   

  • Parmi les thèses que vous avez encadrées, il y a ce projet en rapport avec l’agriculture qui a été mené à Tiaret. Qu’en est-il au juste ?

Oui, à l’origine, c’était un projet de doctorat que nous avons mené avec le professeur Chadli (il l’est aujourd’hui) et pour lequel nous avons utilisé le système multi-agent, une simulation participative pour régler le problème des taupes des champs qui pullulaient dans la région de Tiaret qui est une région humide, mais dans laquelle, il y a les cultures de blé, les jachères, etc.

Le souci était donc de voir comment utiliser l’informatique, plus exactement l’intelligence artificielle, pour résoudre ce type problème. Partant de là, en tant qu’informaticiens, nous ne connaissions ni la région ni le domaine agricole et donc, il fallait dans un premier temps procéder à l’étude et l’analyse du terrain.

On a alors constaté que la taupe des champs, à chaque fois qu’elle creusait un trou, elle ne revenait pas dans le même trou et quand elle se reproduit c’est au minimum 14 à 15 taupes à la fois, et vous imaginez les dégâts qu’elles peuvent provoquer sur le terrain lui-même, mais aussi sur les récoltes. Nous avons donc opté pour ce qu’on appelle l’Intelligence artificielle distribuée (IAD) pour résoudre ce problème là.

Il fallait prédire le moment où les rongeurs vont pulluler et quel type de comportement ils allaient adopter pour permettre à l’agent phytosanitaire d’avoir la possibilité d’agir le plus rapidement et le plus efficacement possible, et pour cela, il fallait connaitre de manière précise la nature du terrain, les conditions météorologiques, les endroits susceptibles d’abriter ces rongeurs et quels types de trous ils vont choisir etc. C’est un jeu à travers un système multi-agents, et c’est ce qu’on appelle la simulation participative.

  • Le projet a-t-il eu un écho favorable par la suite ?

Nous l’avons utilisé, et ça a marché, mais, en 2015, il n’y avait pas encore cette politique qui consiste à capitaliser les travaux de recherche universitaire pour leur trouver des applications durables. J’ai même à l’époque écrit à la Fédération africaine d’alimentation, mais je n’ai pas eu de réponse.

Aujourd’hui, je pense que ce genre de travaux qui ont une application directe sur le terrain peuvent trouver des applications plus généralisées car la politique actuelle le permet. Notre projet est aujourd’hui la propriété du doctorant d’alors et qui est aujourd’hui professeur. Ce travail date de 2015, mais la recherche a aussi évolué. Une fois que le doctorant soutient sa thèse, le projet lui appartient, et c’est le cas pour le Pr Chadli qui s’est installé dans la région.

  • Vous évoquiez les évolutions de l’IA. Où on est-on aujourd’hui ?

L’IA a évolué à tel point qu’aujourd’hui, on parle d’informatique affective ou d’intelligence émotionnelle. J’ai encadré une doctorante tunisienne boursière qui est venue ici et a travaillé sur ce sujet. Elle est repartie avec trois publications internationales et c’est encourageant pour elle. Elle a travaillé sur la nouvelle intelligence émotionnelle à travers les jeux sérieux, ceux destinés à l’apprentissage, des jeux ludiques, mais dont le but est orienté vers l’apprentissage. Le choix est pertinent pour la simple raison que les générations d’aujourd’hui grandissent avec les outils comme les Smartphones.

C’est la génération «super mario» qui grandit avec les téléphones et les jeux. La problématique est de voir comment on peut utiliser ses outils dans l’enseignement et l’éducation des jeunes. Les méthodes traditionnelles ont peu d’impact sur eux, ils sont souvent là à vous regarder pendant une heure et demie ou deux heures de cours, et on peut facilement déceler l’ennui qu’ils éprouvent à vous écouter.

Ils sont là à attendre impatiemment le moment où ils peuvent se connecter. Et là, ils peuvent passer des heures et des heures sans s’ennuyer. Pourquoi donc ne pas utiliser les jeux dans nos cours. Dans ce type de jeux à chaque niveau, on apprend un concept. En fin de journée, l’élève aura appris beaucoup de choses sans qu’il s’assoie en face d’un enseignant à subir au lieu d’apprécier ce dont on veut lui inculquer.

  • Et sur un plan technique comment cela se présente ?

Il y a aujourd’hui des téléviseurs adaptables aux émotions et il y a des jeux où les scénarios sont adaptés aux émotions des joueurs. l’IA s’occupe de lui préparer un scénario propre à son état émotionnel. Le jeu va préparer un scénario personnalisé propre à chacun et, même si tous se retrouvent à jouer ensemble le même jeu, le scénario n’est jamais le même.

C’est pour cela que j’ai dit dans mon intervention qu’on allait vers des écrans qui s’adaptent à nos émotions. On va vers ça, c’est-à-dire que si je suis énervé et que j’ai plutôt besoin de me détendre, l’IA qui a la capacité de reconnaitre mon état ne va pas me proposer un film d’horreur par exemple et les téléphones aussi sont personnalisables.

  • L’intitulé de votre intervention est de l’IA à l’IA distribué : au-delà du réel et vous avez aussi évoqué le cinéma. Dans quel contexte ?

Si rapport au cinéma il y a, c’est le fait que nous sommes en train de réaliser ce qui a été pressenti parfois de manière très explicite dans certaines œuvres de science fiction que celles-ci soient transposées au cinéma ou créées directement pour cet art ayant nettement plus d’audience. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a toujours une face cachée. Déjà les enfants d’aujourd’hui ne vivent plus réellement avec leurs parents ou leurs proches. Ils sont dans le virtuel.

Ces outils les ont en quelque sorte isolés de la société réelle. On leur a inventé des logiciels qui pensent à leur place. Celui qui grandit avec les outils comme ChatGPT va-t-il penser au devenir de son pays par exemple ? La réponse est non. De manière générale, même le cerveau en tant qu’organe de réflexion et de prise de décision tend à devenir inutile et les concepteurs de tous ces outils absorbants ne pensent pas à nous. On a créé des machines qui, aujourd’hui, pensent même à la place de l’humain lequel va graduellement devenir inutile. Le risque est également qu’on puisse le diriger comme on veut.

Automatiquement, tout cela génère des craintes car il y a effectivement une face cachée de l’IA. Nous allons tendre à devenir de simples éléments d’une matrice. Effectivement, on isole l’individu de la société, si on lui ramène une machine qui pense à sa place, il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de l’humanité. Il arrive même pour les usages intempestifs que certains oublient de se nourrir et c’est l’autre face mais il faut rester optimiste et  puiser dans les bons côtés.

  • Les pays qui ont développé ces nouveaux outils veulent aller encore plus loin. Vous avez par exemple évoqué les projets d’Elon Musk qui suscitent beaucoup de controverses mais il vient d’être adoubé par le nouveau président des Etats-Unis pour avoir encore plus de moyens. Et c’est dans ce sens que vous avez évoqué la difficulté qu’il y a à mettre en place une éthique sur les usages de l’IA. Qu’en pensez-vous ?

Je ne veux rentrer dans la politique, mais, si par exemple, j’ai la possibilité d’introduire une puce à l’intérieur du cerveau d’un être humain (même si au départ c’est pour la bonne cause), je sais que je peux aussi introduire ce que je veux à l’intérieur, y compris faire en sorte à pouvoir le diriger, du moins ses pensées, etc. Cet être humain aura-t-il désormais la possibilité de choisir, d’avoir son libre arbitre ? Ce sont toutes ces questions qui restent posées.

  • Vous avez pourtant opté pour cette discipline…

Oui. Je travaille sur l’IA depuis 1990. Je suis pionnière, même si, à l’époque, on se moquait de moi en me disant «cela va te servir à quoi ? Change de domaine, etc. J’y croyais. J’ai travaillé sur les environnements d’apprentissage, sur l’IA, sur les environnements interactifs pour l’apprentissage adapté à l’être humain, etc. j’étais membre du projet SSB (le Sahara Solar Breeder Project) en coopération avec le Japon où je tenais le pôle informatique. J’ai travaillé avec les médecins au service de neurologie pour ce qui est de la prévention de la maladie d’Alzheimer, c’est-à-dire agir en amont pour faire fonctionner le cerveau. Nous avons également travaillé avec les sourds-muets et les autistes. Les étudiants que j’ai encadré et avec qui j’avais travaillé sont aujourd’hui des collègues avec moi à l’université.

Bio-express

Bendella Fatima est Professeur en informatique au département d’informatique de la faculté des mathématiques et informatique de l’USTO-MB. Après avoir préparé son diplôme d’ingénieur d’Etat en informatique à l’université d’Oran, elle a rejoint l’USTO-MB en 1990 pour préparer un magistère en informatique puis un doctorat d’Etat. Elle dirige l’équipe de recherche INESMA du laboratoire de recherche  SIMPA. Elle a été responsable du magistère «Ingénierie Logiciel et Réseaux», de la formation Master «Ingénierie éducative et techniques informatiques» et de la formation Doctorale «Génie informatique». Ses travaux de recherche se focalisent sur l’Intelligence artificielle, fondements et applications. Elle a travaillé sur l’intégration de l’IA dans les environnements d’enseignement et d’apprentissage, l’Intelligence artificielle distribuée et plus exactement les Systèmes multi-agents, la simulation participative et les jeux sérieux.

Elle a supervisé plusieurs projets de recherche et thèses de doctorat, parmi ses travaux :  «Micro jeux et simulation multi-agents participative : apprentissage des procédures de lutte contre les rongeurs arvicoles», «Aide à la décision pour la mise en place de parcours d’apprentissage adaptés aux profils cognitifs des autistes», «Gamification de la prise en charge cognitive des malades d’Alzheimer», «Les interactions émotionnelles des agents virtuels intelligents»… Ses recherches récentes portent sur l’informatique affective et l’intelligence émotionnelle, et plus exactement l’analyse et l’adaptation des émotions et des affections dans un jeu sérieux.

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