Alors qu’elle n’a toujours pas statué sur les demandes de mandats d’arrêt émises, le 20 mai dernier, contre des dirigeants israéliens, la Cour pénale internationale (CPI) a décidé de lancer une nouvelle enquête externe sur une présumée «inconduite sexuelle» de son procureur en chef Karim Khan. La décision intervient après la lettre de six sénateurs américains adressée à la Cour, dans laquelle ils évoquent «un éventuel lien» entre les accusations contre Karim Khan et l’émission de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens et demandent une nouvelle enquête, après six mois de son classement par le mécanisme de contrôle interne de la juridiction.
Alors qu’elle examine, depuis le 20 mai dernier, soit cinq mois et trois semaines, la demande des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, et son ministre de la Défense, Yoav Gallant (limogé la semaine écoulée), émis par le procureur en chef de la CPI pour des «crimes de guerre, contre l’humanité» et autres faits liés à la guerre génocidaire menée par l’armée sioniste contre Ghaza, la Cour a décidé, il y a quelques jours, en vertu d’une délibération à huis clos, «de lancer une enquête externe» contre son procureur en chef, Karim Khan, pour «inconduite sexuelle» présumée.
C’est ce qu’a rapporté Reuters, l’agence de presse britannique, il y a trois jours, en citant «des sources proches du dossier». L’agence a fait état d’un document interne, «non daté et non signé», distribué par le personnel de la CPI aux Etats membres, pour «discussion» dans lequel il est écrit que «l'organe interne indépendant du tribunal chargé d'évaluer les questions de conduite aurait dû lancer une enquête formelle sur les allégations dès qu'elles ont été signalées pour la première fois».
L’agence a relevé néanmoins qu’«une source proche du dossier» a expliqué que «la victime présumée dans l'affaire Khan n'avait pas confiance dans l'indépendance de l'organe interne du tribunal, dont le nouveau chef est un ancien membre du personnel de Khan, car les détails des rapports qui lui ont été adressés sur la mauvaise conduite présumée ont été divulgués». Selon Reuters, le document «montre que la pression s’accroît sur le procureur en chef pour qu’il se retire temporairement et laisse un de ses procureurs adjoints prendre le relais pendant que l'enquête se déroule».
Lui emboîtant le pas, l’agence de presse américaine AP a précisé samedi dernier que le MCI (mécanisme de contrôle interne) de la CPI a entériné cette décision par «une délibération à huis clos», à la suite d’une réunion de cet organe de contrôle et «de l'Assemblée des Etats parties au Statut de Rome». «On ne sait pas exactement qui mènera l'enquête», a écrit l’agence citant des sources proches du dossier, en avançant des «options possibles» comme le recours à «des représentants des autorités judiciaires en Europe et à un cabinet d'avocats» ou encore «à un organisme de surveillance interne des Nations unies».
Cependant, a souligné le média, cette dernière option «pourrait donner lieu à un conflit d'intérêts, car l'épouse de Khan, éminente avocate spécialisée dans les droits de l'homme, a déjà travaillé pour cette agence au Kenya où elle a enquêté sur des cas de harcèlement sexuel». AP a rappelé, par ailleurs, que «deux employées du tribunal à qui la victime présumée s'était confiée avaient porté plainte en mai 2023, quelques semaines avant que Khan n'émette des mandats d'arrêt contre Netanyahu et Gallant».
Selon AP, «après le signalement des deux collègues, l'organe de surveillance interne de la Cour a interrogé la victime présumée, mais celle-ci a choisi de ne pas déposer plainte en raison de sa 'méfiance' à l'égard de l'organe de surveillance». Elle a souligné que Khan «n’a pas été interrogé, et l'enquête de l'organe de surveillance a été clôturée dans les cinq jours».
Six sénateurs américains mettent en garde contre des mesures visant Israël
Pour le Daily Mail, Khan «a nié tout acte répréhensible» et évoqué «une campagne de diffamation délibérée», en affirmant que lui et le tribunal «étaient soumis à un large éventail d'attaques et de menaces».
Pour de nombreux observateurs cités par les presses britannique, américaine et israélienne, cette affaire entre dans le cadre d’une «campagne d’intimidation et de pression» menée par les services de renseignement israéliens (Mossad et Shin Beth), pour empêcher toute procédure contre Israël dans le cadre de l’enquête sur les crimes de guerre, contre l’humanité et d’agression commis à Ghaza et en Cisjordanie occupée.
Jeudi dernier, la CPI a d’ailleurs confirmé avoir reçu une lettre, datée du 1er novembre dernier, émanant d’un groupe de six sénateurs américains qui réclament, selon la presse israélienne, une enquête sur «les allégations d’inconduite sexuelle» visant Karim Khan, «avant de se prononcer» sur les mandats d’arrêt qu’il a émis contre des dirigeants israéliens.
Signée par trois sénateurs républicains, Lindsey Graham, Joni Ernst, John Thune, et trois autres démocrates, Richard Blumenthal, John Fetterman et Ben Cardin, président de la commission des affaires étrangères, cette lettre constitue une réelle mise en garde adressée aux juges de la CPI contre toute mesure qu’ils pourraient prendre contre Israël, «avant d’enquêter sur les actions hautement irrégulières et potentiellement illégales du procureur visant des dirigeants israéliens», en évoquant «deux graves préoccupations».
La première est relative au fait que le procureur en chef Karim Ahmad Khan «n’a pas respecté la loi» en requérant des mandats d’arrêt contre les deux dirigeants israéliens. Pour eux, Khan «a trompé» les Etats parties du statut de Rome, qui a institué la juridiction, en leur faisant croire qu’il «s’engagerait de manière significative avec l’Etat d’Israël avant toute action (…)
Au lieu de cela, il a fait fi des Israéliens et annoncé sa demande de mandats d’arrêt». La deuxième préoccupation des sénateurs américains est «ce nuage» qui «plane sur le procureur et son bureau», en raison des «allégations de harcèlement sexuel» contre Khan, quelques jours avant qu’il ne demande les mandats d'arrêt.
«Toute action de la Cour concernant les mandats d’arrêt contre des responsables israéliens sans le bénéfice d’une enquête complète sur les graves allégations qui pèsent sur le procureur Khan jetterait le doute sur les actions de la Cour et mettrait en péril la crédibilité de la CPI de manière plus générale», ont écrit les six sénateurs américains. Les accusations contre le procureur en chef de la CPI ont fait l’objet d’une plainte officielle auprès du MCI (mécanisme de contrôle indépendant) de la juridiction, puis ont été révélées par un journal britannique deux semaines avant l’annonce des demandes de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens, au mois de mai dernier.
«Ciblez Israël et nous vous ciblerons, vous êtes prévenus»
Au mois d’avril 2024, donc toujours avant que Karim Khan ne rende publiques ses demandes, 12 sénateurs américains du camp républicain ont usé de pressions, voire de menaces pour le dissuader de toute sanction à l’égard des responsables israéliens. «Si vous délivrez un mandat d'arrêt contre les dirigeants israéliens, nous l'interpréterons comme une atteinte à la souveraineté d’Israël, mais aussi à celle des Etats-Unis (…)», ont-ils écrit dans une lettre cosignée les 12 sénateurs parmi lesquels Mitch McConnell, le chef de file des républicains au Sénat. «Ciblez Israël et nous vous ciblerons... Vous êtes prévenus», ont-ils menacé.
Le 17 mai dernier, la présidence de l’AEP (Assemblée des Etats parties) au Statut de Rome a exprimé sa «préoccupation» et «ses regrets» face «à toute tentative visant à porter atteinte à l'indépendance, à l'intégrité et à l'impartialité de la Cour», et averti que «de nombreuses déclarations sont susceptibles de constituer des menaces de représailles à l'encontre de la Cour et de ses fonctionnaires, au cas où la Cour exercerait ses fonctions judiciaires en vertu du Statut de Rome». Pour elle, «l'indépendance des fonctions de procureur et de juge constitue l'une des composantes essentielles de l'Etat de droit».
Elle a rappelé que le Statut de Rome portant création de la CPI «est le fruit de consultations approfondies, transparentes et inclusives auxquelles ont participé tous les Etats, et reflète l'engagement international visant à mettre fin à l'impunité vis-à-vis des crimes internationaux les plus graves qui menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde».
Elle précise que «la Cour a pour mandat capital et fondamental d'amener les auteurs desdits crimes à répondre de leurs actes et de rendre justice aux victimes sur un pied d'égalité». Trois jours après, le procureur en chef Karim Khan a annoncé ses demandes publiquement, et deux semaines plus tard, il est éclaboussé par des accusations de «harcèlement sexuel» contre une de ses collègues. Au mois d’octobre dernier, un journal britannique en fait sa Une suscitant la réaction de la présidence de l’AEP, qui a confirmé l’existence du rapport public, le 24 octobre.
Plainte contre les pressions israéliennes exercées sur la justice à La Haye
Le MCI est mandaté pour traiter ces rapports de manière indépendante, en respectant pleinement les droits de toute personne concernée, et a pour objectif d'assurer un contrôle efficace des activités de la Cour, en menant des enquêtes indépendantes sur les allégations de manquement.
En tant qu’organe subsidiaire de l’Assemblée des Etats parties, il rend compte directement à l’Assemblée et exerce une totale indépendance opérationnelle par rapport à la Cour. La présidence de l’AEP a expliqué que l’organe de contrôle suit une approche centrée sur les victimes dans la mise en œuvre de son mandat et recherche, donc le consentement de toute victime présumée avant de procéder à une enquête.
C’est ce que le MCI a fait, a déclaré la présidence de l’AEP, «et ce, dès sa saisie» en précisant que l’affaire a été rapportée par le MCI dans son rapport pour l’année 2023-2024, sur les conduites prohibées, tels que le harcèlement, y compris le harcèlement sexuel, la discrimination et l’abus de pouvoir. «Tout signalement de manquement est pris très au sérieux, dans le plein respect de la présomption d’innocence, ainsi que du devoir de diligence envers le personnel de la CPI», a indiqué la présidence de l’AEP, tout en indiquant qu’elle «reste en contact avec toutes les personnes concernées pour garantir que les droits de chacun continuent d’être protégés».
La présidente de l’AEP a, en outre, demandé «à chacun de respecter la vie privée de toutes les personnes mises en cause, ainsi que l’intégrité et la confidentialité du processus du MCI, y compris toute autre mesure supplémentaire éventuelle si nécessaire». Quatre jours avant cette déclaration, le 20 octobre 2024, une vingtaine d’organisations palestiniennes a déposé une plainte pénale devant la justice néerlandaise, pour «entrave et pression sur l'enquête de la CPI relative à la situation en Palestine» et «pour harcèlement, intimidation, pression et diffamation à l’encontre du personnel de la CPI, y compris son procureur, dans le cadre de cette enquête», a révélé la presse néerlandaise.
Selon la même source, les avocats ont fondé la plainte sur les enquêtes journalistiques qui ont mis à nu «une campagne d'intimidation menée par les services de renseignement israéliens à l'encontre de Fatou Bensouda, la précédente procureure en chef de la CPI, et son successeur Karim Khan». Ils ont affirmé, en outre, que «l'enquête néerlandaise devrait se concentrer sur les hauts membres de l'appareil de sécurité israélien» qui avaient été impliqués par les enquêtes médiatiques.
Représentante de la Fédération internationale des droits de l'homme auprès de la Cour, Danya Chaikel a déclaré à un journal israélien que «la diplomatie seule ne résoudra manifestement pas le problème, et une action en justice est nécessaire pour que les responsables rendent des comptes et pour préserver l'intégrité de la Cour».
Une enquête du journal britannique The Guardian et du magazine 972+ avait montré comment Israël a mené «une guerre secrète de près d’une décennie contre la CPI (…) et déployé ses agences de renseignement pour surveiller, infiltrer, faire pression, discréditer et menacer les hauts responsables de la CPI, dans une tentative d'entraver les enquêtes du tribunal».
Les journalistes des deux médias ont expliqué également comment le Mossad «a saisi les communications de plusieurs responsables de la CPI, dont Karim Khan et son prédécesseur au poste de procureur, Fatou Bensouda, et intercepté des appels téléphoniques, des lettres, des courriels et des documents».
Ils avaient levé le voile sur les moyens déployés par les services de sécurité extérieure israéliens, le Shin Beth, la direction du renseignement de l'armée, la division du cyber-espionnage et l’Unité 8200, pour viser la CPI. Cette juridiction a été aussi la cible des Etats-Unis, alliés principaux de l’Etat hébreu, qui avaient imposé des sanctions bancaires à de hauts fonctionnaires de la CPI, y compris l'ancienne procureure Bensouda. Autant de pression qui a pour objectif d’assurer à Israël une impunité sans limite et lui permettre de retarder, à l’infini, l’examen des demandes de mandats d’arrêt réclamés par le procureur en chef, le 20 mai dernier, contre des dirigeants israéliens.