Dans cet entretien, Ali Daoudi, agroéconomiste, enseignant chercheur à l’Ecole nationale supérieure d’agronomie d’Alger (ENSA), estime que les niveaux actuels d’inflation restent bien au-dessus de ceux d’avant le cycle inflationniste. Il faudra, selon notre chercheur, encore du temps pour déterminer si cette période de forte inflation est terminée et si une stabilisation durable peut être atteinte.
- Selon les chiffres officiels, la production agricole est en augmentation par rapport aux années précédentes. Mais certains produits connaissent des ruptures d’approvisionnement sur le marché et des hausses de prix, d’où le phénomène de l’inflation. Comment expliquer une telle situation ?
Les chiffres officiels sur les volumes de production agricole par filière pour 2024 ne sont pas tous publiés. Cependant, les premières données disponibles indiquent une tendance haussière par rapport à 2023. La production céréalière semble avoir nettement augmenté en 2024, après une baisse sensible en 2023 (75%) due à une sévère sécheresse qui avait frappé le pays.
L’année 2023 a été relativement difficile pour le secteur agricole. Le rapport de la Banque d’Algérie note un ralentissement de la croissance de la production agricole en 2023 et souligne une baisse de la production dans de nombreuses filières (cultures maraîchères, agrumiculture, viticulture), y compris la production de viandes rouges, qui a baissé de 27%. Malgré cela, la valeur ajoutée du secteur agricole a augmenté en 2023, en partie sous l’effet de l’inflation qui a atteint 10,3% pour les produits alimentaires.
En Algérie, la formation des prix des produits agricoles varie selon qu’ils relèvent de l’offre et de la demande (produits frais) où sont administrés (blés, lait, sucre, huile, légumineuses). A court terme, les prix des produits frais fluctuent en fonction de l’offre qui varie selon les saisons. Les produits stockables, tels que la pomme de terre, l’oignon ou l’ail, bénéficient d’une régulation par les stocks hors saison.
C’est la régulation de l’offre pas les stocks qui pose souvent problème. Les produits non stockables (tomate, haricot vert, poivron, etc.) voient leurs prix fluctuer sensiblement hors saison. Les périodes de forte fluctuation sont de plus en plus réduites grâce à l’extension des aires de production à travers les différentes zones agro écologiques du pays (littoral, Haut-Plateaux, Sahara).
La production agricole peut aussi varier d’une année à l’autre en raison de nombreux facteurs, tels que les conditions climatiques, les maladies affectant les cultures ou les choix effectués par les agriculteurs. Ces fluctuations sont souvent difficiles à prévoir et leurs impacts sur les prix est généralement important. Pour y faire face, deux stratégies principales peuvent être envisagées : diversifier l’offre de produits alimentaires de substitution (comme les légumes surgelés, lyophilisés ou conservés) ou recourir ponctuellement à l’importation.
A moyen terme, la demande évolue avec la croissance démographique et les variations du pouvoir d’achat. Si le pouvoir d’achat n’augmente pas, la demande globale progresse plus lentement que la population. A l’inverse, une hausse simultanée du pouvoir d’achat et de la population rompt l’équilibre entre l’offre et la demande, nécessitant une augmentation structurelle des capacités de production ou de leur productivité.
Sans anticipation ni soutien, ce rééquilibrage prend du temps provoquant une hausse durable des prix agricoles. Les mesures de soutien au pouvoir d’achat engagées en 2023 (augmentation des salaires, pensions, et allocation chômage) ont fortement stimulé la demande, consolidant la tendance haussière des prix alimentaires (+13,4% en 2022, +10,3% en 2023 et +4,5% jusqu’en octobre 2024). Ces niveaux d’inflation n’avaient pas été atteints depuis 2012.
En outre, cette inflation alimentaire est aggravée par l’inflation importée, liée à l’augmentation des prix internationaux et des coûts de transport des intrants agricoles. Bien que la hausse des prix se soit atténuée en 2024, les niveaux actuels restent bien au-dessus de ceux d’avant le cycle inflationniste. Il faudra encore du temps pour déterminer si cette période de forte inflation est terminée et si une stabilisation durable peut être atteinte.
- Ne s’agit-il pas d’un problème de gestion de la surproduction ?
La surproduction saisonnière ou conjoncturelle est une réalité dans certaines filières, notamment les filières maraîchères. Ces excédents entraînent souvent une chute importante des prix pendant la saison de production, au détriment des producteurs qui, dans certains cas, ne parviennent même pas à couvrir leurs coûts de production.
Certaines filières disposent encore d’un potentiel d’expansion, ce qui pourrait transformer ces excédents ponctuels en excédents structurels. Cependant, pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de développer des capacités de stockage et/ou de transformation permettant de différer la mise sur le marché de ces produits hors saison.
La régulation des marchés par le stockage ne se limite pas à la mise en place d’infrastructures adaptées. Elle inclut également la maîtrise des techniques de conservation et, surtout, une coordination efficace entre les acteurs impliqués dans le stockage. Cette capacité de coordination est de loin le facteur le plus déterminant pour gérer efficacement les surproductions.
- Qu’attendre du programme de réalisation des chambres froides ?
Je ne connais pas le programme en détail, mais l’idée de soutenir la construction de chambres froides est, en soi, une bonne décision. Cela renforcera les capacités du pays en matière de stockage de produits agricoles frais. Toutefois, l’impact de ce programme sur la production agricole et la régulation des marchés dépendra également d’autres paramètres, notamment organisationnels. Un programme, quel que soit son intérêt, ne donnera les résultats escomptés que s’il est intégré d’une manière cohérente synchronisée dans une stratégie globale claire.
Actuellement, et à l’exception de la filière pomme de terre, la régulation par les stocks est assurée par des acteurs privés décentralisés. Ces acteurs, de tailles variées, stockent et déstockent librement. Ce modèle marche pour des produits dont les volumes nécessaires à la régulation du marché restent relativement modestes.
C’est le cas, par exemple, de l’oignon, de l’ail, des dattes et des pommes. Bien que la demande pour ces produits soit constante, les quantités requises pour maintenir l’équilibre du marché sont bien moindres que celles nécessaires pour la filière pomme de terre. Une autre particularité de ces produits est que leur production se concentre sur des saisons bien définies, tandis que la période hors saison, durant laquelle ils ne sont pas cultivés, est beaucoup plus longue que leur période de production.
Ce modèle décentralisé présente une limite majeure : l’absence d’information sur les stocks détenus par les différents acteurs. Cela empêche l’Etat d’anticiper efficacement les déséquilibres du marché. En cas de sous-dimensionnement des stocks, les prix augmentent sensiblement hors saison, sans possibilité d’intervention efficace de l’Etat.
Si ce dernier disposait d’informations précises sur les volumes stockés, il pourrait mettre en place des mécanismes complémentaires de régulation. La filière pomme de terre est particulière, car ce produit est consommé quotidiennement et en grande quantité. Réguler efficacement son prix hors saison nécessite des stocks considérables. Cela pose un double défi : disposer de capacités de stockage adéquates et mobiliser les capitaux nécessaires.
Constituer de grands stocks de pommes de terre implique non seulement des infrastructures adaptées, mais aussi des financements importants et une gestion du risque lié au stockage. Ces contraintes dissuadent les acteurs privés de s’impliquer durablement dans la régulation de cette filière, ce qui a conduit à l’intervention de l’Etat via le Syrpalac, avec les limites de ce dispositif
- Justement, pourquoi à votre avis les solutions adoptées jusque-là, à l’exemple du Syrpalac, pour réguler le marché des produits agricoles ne donnent pas les résultats escomptés sur le terrain ?
Le Syrpalac est un dispositif important qui a toute sa place encore dans la régulation de certaines filières, notamment la pomme de terre. Il a été pensé comme outil de régulation des prix et de protection des producteurs et des consommateurs ; géré par un office public.
Pour éviter l’effondrement des prix en saison de production, un prix planché a été défini, au-dessous duquel, l’office ordonne aux organismes stockeurs conventionnés, d’acheter et de stocker la pomme de terre. Lorsque les prix augmentent au-dessus d’un prix plafond, l’office ordonne à ces mêmes organismes de déstocker.
Initialement, le coût du stockage était pris en charge par l’office qui garantissait aussi une marge de profit aux organismes stockeurs. Le dispositif du Syrpalac a été progressivement réformé ; ce qui a réduit de son attractivité pour les organismes stockeurs. Trois principaux facteurs interdépendants ont limité l’efficacité du Syrpalac : la faiblesse des quantités stockées, la non-maîtrise technique du stockage et l’insuffisance des incitations pour les organismes stockeurs.
Au cours des vingt dernières années, la filière pomme de terre a connu un développement spectaculaire, modifiant profondément les saisons de production ainsi que les besoins et la temporalité des stocks de régulation. L’extension de l’aire de production à différents étages bioclimatiques du pays a permis d’étaler la production sur presque toute l’année. Désormais, les périodes sans production se limitent à quelques mois dispersés. Ce développement a réduit la nécessité de recourir au stockage tout en compliquant sa gestion pendant les périodes où il reste indispensable.
Stocker est devenu une activité risquée, car la variation des prix entre la constitution des stocks et leur déstockage peut être faible certaines années, rendant cette opération peu rentable pour les stockeurs. De plus, la non-maîtrise des techniques de stockage affecte la qualité des pommes de terre stockées, qui se vendent alors à des prix inférieurs à ceux des pommes de terre fraîches. Le marché est ainsi segmenté en deux, avec parfois un écart de prix significatif au détriment des pommes de terre issues des stocks.
Ces limitations rendent l’activité de stockage peu attrayante pour les opérateurs privés, ce qui réduit les quantités stockées dans le cadre du programme. Cette insuffisance est particulièrement visible lors des années où la production diminue sensiblement pendant une saison donnée, entraînant une hausse considérable des prix. En conséquence, l’efficacité du Syrpalac à réguler le marché pendant ces périodes de baisse saisonnière est limitée.
- Quelle démarche adopter pour associer les agriculteurs à la gestion du secteur et pour les sécuriser ?
L’implication des agriculteurs dans la conception et la mise en œuvre des politiques de développement agricole est essentielle à leur réussite. Cependant, la manière d’y parvenir de manière efficacement doit être élaborée progressivement en collaboration avec ces acteurs.
Aujourd’hui, la profession agricole est organisée en diverses structures, telles que les associations, les coopératives, les chambres d’agriculture et les conseils interprofessionnels. Toutefois, tous les agriculteurs ne sont pas intégrés à ces structures, et leur implication dans leur fonctionnement reste limitée. Par conséquent, pour associer les agriculteurs à la gestion du secteur, il est nécessaire de renforcer et d’accompagner progressivement ces structures professionnelles, tout en augmentant leur rôle dans la gestion. A terme, certaines missions de développement, comme la vulgarisation et la formation, pourraient être entièrement confiées à ces organisations.
En ce qui concerne la régulation des marchés, la profession agricole pourrait jouer un rôle actif dans la gestion de l’offre grâce à la promotion de coopératives de commercialisation. Ces coopératives, soutenues par l’Etat, pourraient être dotées d’infrastructures de stockage et de conditionnement, devenant ainsi des acteurs majeurs de la distribution. Le programme de construction de chambres froides mentionné précédemment pourrait être orienté dans cette direction, en priorisant les coopératives agricoles. Les chambres d’agriculture seraient alors responsables d’accompagner la création de ces coopératives et d’assurer leur encadrement.