Zoubir Sahli, agroéconomiste, aborde dans cet entretien la question de l’accessibilité aux produits alimentaires en ces temps d’inflation. Si pour la production, il plaide pour l’adaptation des systèmes aux conditions et aux vocations des zones, pour la distribution, il suggère la mise en place d’une cellule de veille de manière à suivre l’évolution du marché.
- Assurer la sécurité alimentaire passe par l’accessibilité aux denrées alimentaires. Justement, la hausse des prix ces dernières semaines en Algérie pour la majorité des produits ne présente-t-elle pas un risque ?
Selon la FAO et le Conseil mondial de l’alimentation, la sécurité alimentaire (SA) s’exprime à travers quatre dimensions qui doivent être appliquées simultanément : un approvisionnement suffisant d’aliments (1. disponibilité), une garantie par l’accès physique et économique (2. accessibilité) à des aliments sains et nutritifs quipermettent de satisfaire les besoins nutritionnels (3. utilisation) pour tous les êtres humains à tout moment (4. stabilité).
En termes d’accessibilité pour les produits de base qui constituent plus de 50% de la ration alimentaire (eau potable, farine de blé tendre et lait en sachet), mais aussi pour la semoule de blé dur, le sucre et l’huile végétale et, parfois, des produits comme les légumes secs, l’ail ou la pomme de terre, il n’y a en principe pas de problème du fait que l’Etat soutient fortement ou partiellement ces produits (importation, soutien des prix à la production et à la consommation, régulation et subventions). L’Algérien a un accès facile et régulier, selon son pouvoir d’achat, à ces produits. Pour ces produits, en principe toujours, il n’y a pas de hausse des prix, mais des perturbations dans la distribution et quelques tentatives de spéculation.
Donc pas de panique, l’Algérien mange assez bien, grâce aux produits de base (à 70% importés et subventionnés et dont les prix sont soutenus), mais aussi grâce à une offre agricole en viande blanche et légumes de saison assez correcte, qui contiennent l’essentiel des calories, des protéines et des matières grasses indispensables (3450 calories/personne/jour, 80 grammes de protéines/personne/jour). Pour rappel, l’Algérien est bien classé au niveau africain et arabe côté alimentation et nutrition : au cours du dernier demi-siècle, il y a eu multiplication par 2,2 de la ration alimentaire moyenne par habitant, exprimée en calories, et par 2,5 de la ration alimentaire moyenne par habitant exprimée en protéines et en matières grasses.
Pour les autres produits obéissant à la loi de l’offre et la demande (fruits et légumes, produits laitiers, viande rouge, viande blanche et œufs, produits transformés, conserves et produits manufacturés, poissons, etc.), il y a eu ces dernières années une forte inflation des prix du fait de la faiblesse de l’offre conjoncturelle pour certains produits (actuellement la pomme de terre, le poisson, l’ail, les raisins, les légumes hors saison et même le poulet, la dinde et les œufs), et surtout d’une inflation importée des prix des intrants agricoles (engrais, pesticides, semences, plants arboricoles, maïs et tourteaux d’oléagineux pour la fabrication d’aliments du bétail, les poussins d’un jour, etc.). Mais le gros problème pour ces produits c’est le décalage entre la sphère de production et celle de réalisation (commercialisation-distribution), la faible régulation des marchés et la multiplication des intermédiaires tout le long des filières qui captent, à eux seuls, l’essentiel des marges bénéficiaires. Comme dans tous les pays, c’est certes l’aval des filières (commercialisation gros et détail, distribution, stockage, logistique) qui régule les filières, et ce sont les acteurs de ces segments de filières qui captent le plus de valeur ajoutée. Mais ailleurs, il y a des systèmes d’organisation professionnelle très solides des producteurs qui, avec le soutien des Etats, négocient leurs revenus et les prix. Conséquences : les producteurs ne sont pas ruinés et n’arrêtent pas du jour au lendemain la production, d’une part, et les consommateurs trouvent des produits à des prix arrangés, d’autre part. Ce n’est pas du tout le cas chez nous, hors produits soutenus par l’Etat.
Même si la question de disponibilité pour les produits à prix libres ne se pose pas d’une manière critique, oui, à la longue, cette situation va entraîner des risques. Les consommateurs vont faire des substitutions dans les produits qu’ils achètent et, à la longue, vont avoir du mal à avoir une accessibilité à ces produits et surtout ne pas pouvoir assurer l’utilisation (d’aliments sains et nutritifs qui permettent de satisfaire les besoins nutritionnels), et donc certains d’entre eux (à faible pouvoir d’achat) vont voir le niveau nutritionnel remis en cause.
- Quelles alternatives face à une telle situation qui pourrait s’aggraver ?
L’organisation, l’organisation… Mais aussi une veille stratégique pour savoir qui est qui, qui produit quoi, où, et qui distribue, à qui et de quelle manière ?
Renforcer l’organisation professionnelle au niveau de tous les segments des filières agricoles et agroalimentaires. Sortir du court terme et des solutions conjoncturelles.
Donner enfin plus de moyens pour mobiliser l’expertise et les compétences afin de réaliser des études sur le long terme.
- Comment assurer un équilibre dans la distribution des produits alimentaires de base ?
Je citerais principalement quatre points :
1/ Plus de régulation, ce qui suppose la mobilisation des compétences, notamment les chercheurs et les experts dans le domaine de l’économie agricole et agroalimentaire, ainsi que les spécialistes des filières agroalimentaires ;
2/ Utiliser efficacement (dans les différentes structures) les milliers d’ingénieurs agroéconomistes, sociologues ruraux et spécialistes en commerce et de la distribution, etc., actuellement au chômage ;
3/ Relancer le RGA, les études de marchés agricoles et agroalimentaires, les enquêtes de consommation alimentaire, les enquêtes nutritionnelles, etc.
4/ Revoir la configuration actuelle de l’aval des filières agricoles et agroalimentaires : les marchés de gros et de détail, la grande distribution, l’agrologistique
- L’Algérie est bien classée en matière de sécurité alimentaire, mais des inégalités subsistent entre les zones rurales et urbaines dans l’accès à certains produits ? Qu’en pensez-vous ?
Oui, le pays est bien classé en matière de sécurité alimentaire et c’est tant mieux, mais grâce essentiellement aux disponibilités de produits de base importés et fortement soutenus par l’Etat.
En principe et sauf perturbations conjoncturelles, la SA, au sens de disponibilité et d’accessibilité aux produits de base, est assurée pour tout le monde et en tout lieu, le système établi ne fait pas de différence entre zone rurale et zone urbaine. S’il y a des perturbations, au contraire, elles sont ressenties surtout en zone urbaine.
Par ailleurs les Algériens, quel que soit leur lieu de résidence, ont tous adopté, à quelque nuance près, le même modèle de consommation alimentaire, un modèle tendanciel par rapport au modèle urbain occidental.
La question de l’accès aux produits non soutenus par l’Etat se pose en effet et va se poser encore plus, vu les niveaux d’inflation et les coûts très élevés des intrants agricoles et agro-industriels, du prix du travail et vu la quasi-désorganisation des marchés des fruits et légumes, des viandes rouges, du poisson et, à un moindre degré, des produits avicoles. L’autre question, c’est la faiblesse du pouvoir d’achat face à l’inflation.
- Quelle stratégie adopter dans ce cadre ?
Il y a lieu d’augmenter et diversifier la production locale en favorisant l’agriculture familiale, une agriculture dynamique et pluriactive.
- Il s’agit aussi d’adapter les systèmes de production aux conditions et aux vocations réelles des zones et des territoires...
Compte tenu de la faiblesse de notre SAU (3,5% de la surface totale du pays), de la situation de quasi-stress hydrique du pays, des enjeux liés aux changements climatiques, de la croissance démographique et des risques et défis géoéconomiques et géostratégiques, une des manières pour soutenir notre SA, c’est de se recentrer sur ce qu’on est capable de produire sans dégrader l’environnement, revoir nos systèmes de production pour aller vers des systèmes adaptés à nos écosystèmes et à nos territoires, qui seraient basés sur la valorisation des ressources naturelles et des produits agricoles et halieutiques, des ressources et des produits méditerranéens, africains, maghrébins, algériens qui ont prouvé leur richesse et leur bénéfice nutritionnel ; en fait des produits qui valorisent les terroirs et la diététique méditerranéenne : viande ovine et cameline, lait et produits laitiers de brebis et de chèvre, légumes frais, légumes secs, agrumes, raisins, olive et huile d’olive, dattes, figues et figues de Barbarie, poisson de la Méditerranée, orge, seigle, triticale, blé dur, fruits à pépins et à noyaux, miel et produits apicoles, poulet de ferme, lapins, canards et pintades….
Mais s’organiser encore mieux pour observer, étudier et suivre les marchés mondiaux des produits de base et des intrants agricoles parce qu’on importe beaucoup et on va importer encore davantage, sinon plus. Ce qui suppose de l’organisation et le renforcement des capacités financières et en matière d’étude, de recherche, d’observation des marchés et de veille stratégique.
Propos recueillis par Samira Imadalou