Le président américain, Joe Biden, a quitté hier Israël pour l’Arabie Saoudite à bord d’un vol direct Tel-Aviv – Jeddah, le premier du genre entre les deux pays.
A cette occasion, le président américain compte convaincre le royaume wahhabite d’augmenter sa production pétrolière afin d’en abaisser les prix à l’approche des élections de mi-mandat aux Etats-Unis.
A Jeddah, Biden a prévu une rencontre avec le roi Selmane et de participer ensuite avec son équipe à des discussions avec le prince héritier Mohammed Ben Selmane dit «MBS», dirigeant de facto du royaume, et des ministres saoudiens. Aujourd’hui, il prendra part à un sommet des dirigeants des monarchies membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui comprend l’Arabie Saoudite, Bahreïn, Koweït, Qatar, Oman et les Émirats arabes unis auquel assisteront également d’autres pays arabes (Egypte, Irak et Jordanie).
Plus tôt dans la journée, deux nouvelles ont été annoncées : Israël a indiqué n’avoir «aucune objection» au transfert de deux îlots stratégiques (Tiran et Sanafir), jusque-là sous souveraineté égyptienne, à l'Arabie Saoudite. Ensuite, Riyad a affirmé l’ouverture de son espace aérien à «tous les transporteurs», y compris israélien. «Il s’agit d’un premier pas», a déclaré le Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, en «remerciant» l’Arabie Saoudite pour cette mesure. Aussi, le président américain a rencontré à Bethléem, en Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
A cette occasion, il a annoncé un projet visant à faire passer à la 4G en 2023 la connexion internet sur les réseaux sans fil en Cisjordanie et à Ghaza, enclave palestinienne sous blocus israélien, où règnent respectivement la 3G et la 2G, ce qui complique la digitalisation de l’économie. Comme il a promis une contribution supplémentaire de 200 millions de dollars pour l’Unrwa, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. S’il a réitéré que les conditions ne sont pas réunies pour relancer le processus de paix israélo-palestinien, au point mort depuis 2014, il a toutefois estimé nécessaire de sortir d’une telle impasse. «Nous n’abandonnerons jamais le travail en faveur de la paix. Il doit y avoir un horizon politique que le peuple palestinien puisse au moins voir ou sentir pour l’avenir. Nous ne pouvons permettre au désespoir d’hypothéquer l’avenir», a-t-il déclaré lors d’un point de presse avec Mahmoud Abbas.
Ce dernier a de son côté insisté sur des mesures politiques, plutôt qu’économiques, afin de mettre un terme, selon lui, «à l’apartheid» israélien dans les Territoires palestiniens occupés. Il a aussi demandé à J. Biden de rouvrir le consulat pour les Palestiniens à Jérusalem, fermé sous l'administration Trump, et de rendre Israël «responsable» de la mort de Shireen Abu Akleh, la journaliste américano-palestinienne tuée le 11 mai en couvrant une opération de l’armée israélienne en Cisjordanie.
L’ombre de Khashoggi
Quand il était candidat à la présidentielle, Joe Biden a promis de faire de la monarchie pétrolière du Golfe un «paria» à cause de l’assassinat du journaliste et critique saoudien Jamal Khashoggi. Et une fois élu, il a déclassifié en février 2021 un rapport accablant sur la responsabilité de MBS dans ce crime. Selon ce rapport, ce dernier a «validé» l’assassinat du journaliste. Le document a affirmé que le prince héritier disposait d’un «contrôle absolu» des services de renseignement et de sécurité, «rendant très improbable» une telle opération sans son «feu vert».
Il contient une liste d’une vingtaine de personnes impliquées dans l’opération, dont l’ex-n°2 du renseignement saoudien, Ahmed Al Assiri, proche de MBS, et l’ex-conseiller du prince Saoud Al Qahtani, tous deux blanchis par la justice de leur pays. Washington a annoncé dans la foulée des sanctions financières contre le général Al Assiri et contre la Force d’intervention rapide, une unité d’élite chargée de la protection du prince, supervisée par Saoud Al Qahtani et présentée par Washington comme étant largement impliquée dans le meurtre.
Critique du pouvoir saoudien, Jamal Khashoggi, résident aux Etats-Unis et chroniqueur du quotidien Washington Post, a été assassiné le 2 octobre 2018 dans le consulat de son pays à Istanbul par un commando d’agents venus d’Arabie Saoudite. Son corps, démembré, n’a jamais été retrouvé. Après avoir nié l’assassinat, Riyad a fini par dire qu’il a été commis par des agents saoudiens ayant agi seuls.
A l’issue d’un procès opaque en Arabie Saoudite, cinq Saoudiens ont été condamnés à mort et trois autres à des peines de prison, les peines capitales ont depuis été commuées. En parallèle, des responsables turcs ont désigné MBS comme le commanditaire du meurtre, malgré les dénégations saoudiennes. Le Sénat américain, qui a déjà eu accès aux conclusions du renseignement américain, a aussi jugé dès 2018 que le prince est «responsable» du meurtre. Mais Mike Pompeo, alors secrétaire d’Etat de Donald Trump, a affirmé que le rapport de la CIA ne contient «aucun élément direct liant le prince héritier à l’ordre de tuer Jamal Khashoggi».
L’esprit du Quincy et Realpolitik
Aujourd’hui le président américain doit gérer les enjeux pétroliers imposés notamment par l’offensive russe en Ukraine. D’où la nécessité de ménager MBS. Les relations entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite ont plus de 80 ans. La découverte du pétrole dans les années 1930 assure des revenus considérables au royaume saoudien. En février 1945, le président américain, Franklin Roosevelt, rencontre le roi Abdelaziz, ils signent l’accord du Quincy, du nom du navire de guerre américain sur lequel ils se sont rencontrés.
Conformément à cet accord, Washington obtient le monopole de l’exploitation du pétrole en Arabie Saoudite. En échange, Washington garantit la sécurité du royaume et la pérennité de la dynastie wahhabite qui s’est autoproclamée gardienne des Lieux Saints de l’islam. Les relations entre les deux pays ont connu des frictions, notamment durant l’ère Barack Obama (Biden était alors vice-président), en ce qui concerne la Syrie et l’Iran, qui ont provoqué l’ire du royaume wahhabite. Le refus d’Obama de bombarder la Syrie, l’accord sur la liquidation des armes chimiques détenues par Damas, malgré la «ligne rouge» fixée sur l’usage de ces armes, et l’accord sur le nucléaire iranien en juillet 2015 ont contrarié l’allié régional de Washington.
Dans ses déclarations publiées en mars 2016 par le magazine The Atlantic, le président américain a reproché à Riyad d’avoir cherché à influencer d’autres pays musulmans, dont l’Indonésie, en exportant l’idéologie wahhabite, et il l’a appelé à «partager» sa présence au Moyen-Orient avec son rival iranien. La «concurrence» entre les Saoudiens et les Iraniens, qui a contribué à alimenter des guerres par procuration en Syrie, en Irak et au Yémen, «nous commande de demander à nos amis (saoudiens) aussi bien qu’aux Iraniens de trouver un moyen efficace pour cohabiter et d’instaurer une sorte de paix froide».
En réaction, dans une tribune publiée dans la presse saoudienne, le même mois, l’ancien dirigeant des services de renseignement, le prince Turki Al Fayçal, a déclaré : «Vous nous accusez de fomenter des conflits confessionnels en Syrie, au Yémen et en Irak» et «vous ajoutez l’insulte à l’injure en nous demandant de nous entendre avec l’Iran, pays que vous décriviez comme partisan du terrorisme, alors que vous aviez promis à notre roi de contrer ses activités déstabilisatrices» au Moyen-Orient.
Et d’ajouter : «Vous assimilez une amitié constante pendant 80 ans» entre Riyad et Washington à «une direction iranienne qui continue de décrire l’Amérique comme le plus grand ennemi, qui continue d’armer, de financer et de soutenir les milices confessionnelles dans le monde arabe et musulman, qui continue d’abriter des dirigeants d’Al Qaîda et qui continue d’empêcher, par le biais du Hezbollah, l’élection d’un Président au Liban.»
Pour l’Arabie Saoudite, la priorité consiste à neutraliser l’Iran. Au Yémen, la révolte des Houthis est considérée par Riyad comme des manœuvres déstabilisatrices de l’Iran dans la région. Sur les fronts syrien et libanais, Téhéran soutient Damas et le Hezbollah libanais, et Riyad parraine le Mouvement du 14 Mars de l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri.
Par ailleurs, le président Obama a lancé la politique du «pivot» américain vers l’Asie pour contrer les ambitions de la Chine. De ce fait, pour les monarchies du Golfe, le Moyen-Orient n’est plus important pour Washington, alors que ces pays ont besoin des Etats-Unis pour leur sécurité militaire, comme l’a prouvé la guerre du Koweït de 1990-1991. En parallèle, un sujet sensible a refait surface : le possible rôle de l’Arabie Saoudite, ou de certains de ses responsables, dans les attentats du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis (15 des 19 pirates de l’air étaient Saoudiens). Des élus, républicains comme démocrates, du Sénat ont rédigé un projet de loi qui permettra de traduire ces derniers devant des tribunaux américains.
Aujourd’hui, la carte géopolitique du Moyen-Orient a changé. En septembre 2020 à Washington, sous le parrainage de Trump, deux monarchies du Golfe, les Emirats arabes unis et Bahreïn, signent un accord de normalisation de leurs relations avec Israël. En novembre, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, s’est rendu en secret en Arabie Saoudite où il a rencontré le prince héritier MBS. Visite révélée par la presse israélienne. Il s’est déjà rendu à Oman, fin octobre 2018.
En outre le conflit russo-occidental sur l’Ukraine et la montée en puissance de la Chine ont remodelé les priorités dans les relations internationales. Pékin est devenu un partenaire économique important au Moyen-Orient.
Riyad n’a pas opté pour le camp occidental sur la guerre en Ukraine. Aussi, le royaume wahhabite a renoué le dialogue avec l’ensemble des acteurs régionaux. Il a lancé des discussions avec Téhéran via la médiation irakienne de leurs relations diplomatiques rompues depuis janvier 2016. Comme il a remis sur les rails les relations avec Ankara et Qatar. Ainsi, le président Biden sera contraint de changer son discours à l’égard de l’Arabie Saoudite en optant pour la Realpolitik. MBS ne sera plus un «paria».
Quant à la question des droits de l’homme, elle sera mise de côté comme d’habitude au nom des intérêts suprême de la nation.