Soixante années nous séparent du jour béni de l’indépendance, laps de temps extrêmement court en rapport avec la dimension de l’histoire mais divers enseignements peuvent malgré tout en être tirés.
Sans conteste, le plus manifeste est la violence permanente, de tout temps imposée à la population, sous toutes ses formes, décennie après décennie, une violence contre laquelle elle ne s’est toutefois jamais pliée, lui opposant ce que la psychologie appelle la résilience. C’est un vaste domaine pour nos chercheurs en sciences sociales, nous nous contenterons juste de quelques repères. A l’évidence, un des moments les plus marquants du début des années 2000 est le règne de Bouteflika, dont sa politique dite de réconciliation nationale a été d’une violence inouïe.
Certes, elle a permis à des milliers de terroristes de déposer les armes mais en même temps elle engendra un violent traumatisme à la société algérienne : ont été réhabilités les bourreaux au détriment des victimes dépossédées de leur droit à la justice et à la vérité, alors même que leur santé mentale était déjà profondément abîmée par l’épreuve de la décennie noire.
La loi imposa le silence sur cette tragédie à ce jour enfouie dans l’inconscient collectif, comme l’est à l’évidence l’incommensurable drame né de la guerre menée contre le peuple par les fondamentalistes religieux. Celle-ci emporta des dizaines de milliers de personnes suivie juste après par le choc d’une incroyable répression du mouvement identitaire des Archs, qui a vu 126 jeunes tombés sous les balles assassines et cela quelques années seulement après la tragédie d’Octobre 1988 au bilan sanglant, avec la pratique de la torture et la privation de libertés déjà expérimentée durant le Printemps amazigh d’avril 1980.
Enfin, plus loin dans l’histoire, dès l’indépendance, le pays fut confronté à la dépossession de sa victoire contre le colonialisme français par différents clans politico-militaires qui accaparent les commandes du pays par la force ou la ruse : décennie après décennie, la substance révolutionnaire du combat séculaire du peuple algérien contre la colonisation fut amenée à se dissoudre dans les ambitions de pouvoir et des intérêts mercantiles de ces clans. En une soixantaine d’années presque, la société algérienne se sédimenta de lourds traumatismes extrêmement éprouvants mais sans jamais la faire écrouler ou l’asservir à des forces internes ou extérieures agressives.
Ce n’est pas le résultat d’un miracle, mais une adaptation constante à une histoire millénaire faite d’incessantes luttes contre de multiples envahisseurs qui ont fortifié la résilience populaire et lui ont donné un sens : elle s’est incrustée dans l’ADN des Algériens pour servir d’arme de résistance et de force de survie. C’est ce patrimoine presque biologique qui a servi de détonateur au hirak, à ces millions d’Algériens qui ont dit non aux puissances de la politique et de l’argent qui ont pillé leur pays et brisé tant d’ espoirs d’une vie meilleure.
Le hirak a mis à bas un des pouvoirs politiques les plus mafieux de la jeune histoire algérienne avec le même souffle révolutionnaire que celui qui a fait jeter comme un seul homme le peuple algérien dans la bataille contre l’armée coloniale française appuyée par l’OTAN. Les masses populaires n’étaient fortes que de leur seule détermination à vaincre, c’est-à-dire de leur résilience, une puissante force intérieure, invisible mais toujours prête à éclater.
Aussi ne doit-elle jamais être ignorée par toute force extérieure ou toute autorité dirigeante intérieure, qui seraient tentées d’aller contre la volonté populaire ou tenteraient de la contraindre.