«Un sportif français qui gagne est un Français. Un sportif français qui perd est un sportif, pour ne pas dire plus.» Coluche
L’analyse politique et historique du sport algérien, durant la période coloniale, montre, qu’à côté des «machines politiques» (organisations politiques, partis, associations, mouvements de jeunesse), cette activité ludique corporelle, d’apparence banale, a joué un rôle insoupçonnable dans le nationalisme algérien. Les «clubs musulmans de football» de la résistance ont participé à la fabrication et au réveil du nationalisme radical algérien, noyau dur de la lutte pour l’émancipation et la libération des Algériens. L’approche anthropologique de ces clubs apporte la preuve de la place importante du symbolique dans la construction identitaire de la société algérienne.
A ce titre, le football a joué un rôle éminemment positif dans l’histoire de la nation algérienne. Moyen d’affirmation identitaire, capteur de nationalisme pendant la phase coloniale, «ambassadeur», pendant la lutte de Libération nationale et organe de propagande dans la recherche de reconnaissance internationale de l’Algérie en lutte grâce à «l’équipe nationale du FLN», il ne peut être taxé de phénomène secondaire ou accessoire.
Le tandem sport et politique produit un mélange de représentations, de pratiques et de comportements sociaux. Le football, durant la période coloniale, loin d’être un moyen de rapprochement des communautés, un melting-pot apaisé, a plutôt déclenché un phénomène de différentiation, de particularisme et d’éloignement des deux communautés en conflit.
UN LIVRE SUR UNE HISTOIRE TUMULTUEUSE
Dans son ouvrage paru en 2022, Mémoire du sport algerien, Youcef Fates a fait une radioscopie fidèle de la situation du sport, algérien pendant la période coloniale. Dans un ouvrage volumineux de 430 pages, il a mis en évidence la difficulté des indigènes à jouir des droits, même minimes, qui leur étaient dus. Une discrimination grossière qu’il a qualifiée de véritable apartheid. Dans un livre scindé en plusieurs chapitres, il a mis en lumière les difficiles conditions de la pratique sportive pour ces «citoyens» de seconde zone.
Quand le foot était un moyen de lutte, les «indigènes» étaient soumis au refus de la compétition intercommunautaire qui bride pourtant la pratique constitutionnelle, de même que le refus catégorique de la participation internationale.
Avec force documents rares, Youcef explique : «Les membres consultés ont émis à l’unanimité un avis défavorable à la participation des colonies et protectorats aux Jeux olympiques africains. La raison ? Il paraît prudent d’éviter que dans les milieux où l’esprit d’émulation sportive reste primitif, des concurrents de races différentes soient mis en présence.
Des excitations xénophobes pourraient faire dégénérer la manifestation sportive en une manifestation nationaliste, de caractère ethnique, politique, qu’il convient d’éviter. Cet argument avancé préconise un véritable apartheid sportif. En réalité, note l’auteur, il existe une autre crainte liée au lieu du déroulement. L’Egypte, ce pays ayant accédé à l’indépendance en février 1922 était le berceau de la Nahda (renaissance), sous l’impulsion de Cheikh Mohamed Abdou, venu déjà en Algérie en 1903 et rencontré notre penseur, Abelhalim Bensmaia.
SEGREGATION SOCIO-SPATIALE
Dans le chapitre de la ségrégation socio-spatiale, Youcef témoigne de son vécu à Jijel où il est né. L’espace était tacitement divisé en secteurs. Il y avait le centre-ville réservé exclusivement aux Européens. On y trouvait les beaux quartiers avec de grandes avenues bordées de platanes, de splendides appartements, de bars, des restaurants, des cinémas (le Glacier, le Rio et les Variétés) dans lesquels nous n’allions que rarement. L’autre secteur est constitué par les quartiers populaires, territoires de relégation sociale. Madamjanne, La pépinière, la Crête, Louasis, Boumarchi, etc.
Cette ségrégation a été durement vécue par les musulmans, et Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, la décrit sans complaisance dans ses Mémoires. Ben Bella, lui aussi, explique que dans les quartiers éloignés du centre-ville, à l’école, en ville, mille heurts lui rappelaient chaque jour la discrimination, dont le musulman était l’objet. Il était résolu à ne jamais l’accepter, et dès cette époque-là, au fond de son cœur, il se sentait devenir un rebelle. Youcef évoquera aussi l’ostracisme des structures sportives.
A ce propos, il cite des chiffres parlants. Par exemple, au Comité des sports d’Algérie, un seul Algérien musulman, Abdallah Mohamed (Sauvetage) parmi 29 membres. A la Ligue de Constantine, sur l’ensemble des 14 membres du conseil, un seul musulman, Lefgoun Mohamed, président de la commission régionale des arbitres.
En 1946, Derdour Djamel est vice-président de cette même ligue. Les délégués de club revendiquent en 1950 un plus grand nombre de membres au niveau du bureau. Youcef citera les rares musulmans ayant activé dans les sociétés sportives, à travers les villes d’Algérie, ainsi que ceux parmi eux qui ont obtenu des distinctions.
En outre, Youcef dément certains faits : «Contrairement à la thèse de l’instrumentalisation du sport par le colonialisme dans le processus d’acculturation développée, par Daniel Denis, Nicolas Baucel, Phillipe Din et Didier Rey, la pratique sportive des Algériens n’est pas octroyée par le colonialisme.
La stratégie n’est pas de susciter la massification de la pratique sportive de la communauté musulmane pour s’adapter à la culture dominante. Elle est bien le résultat d’un combat incessant des Algériens et de leur revendication. Un intéressant chapitre est consacré à la résistance de la société musulmane au sport colonial. Les courses hippiques sont d’une grande importance pour les Algériens musulmans, autant qu’une course de taureaux pour les Espagnols. Il ne faut pas l’oublier : «Les Arabes pouvaient être classés à bon droit, parmi les plus intrépides et les plus adroits cavaliers du monde. Adeptes de la fantasia ou laâb el kheil.
Ce livre très documenté, et qui fait beaucoup de renvois aux sources, nous fait savoir que parmi les voies d’accès aux activités physiques et sportives, la filière militaire comptait parmi les plus pourvoyeuses avant même la rue et les champs».
L’ELEMENT FÉMININ ABSENT DE LA SCÈNE
A contrario, l’échec du sport féminin est expliqué avec force détails. La naissance des clubs musulmans est saluée comme il se doit. Ainsi, le Mouloudia club algérois, dès sa création en 1921 est très sévère, côté discipline, puisque dès son article 6, il prévient que tout membre frappé d’une condamnation infamante et tout membre ayant des propos diffamatoires, à l’encontre du club ou un de ses membres cessent de faire partie du club. Il faut dire que ces clubs étaient sous l’œil du PPA. Hocine Aït Ahmed signale que le Parti du peuple algérien avait commencé une campagne contre Coca Cola, boisson non alcoolisée, qui concurrençait la boisson indigène, notamment Hamoud, ne tardant pas à l’étendre à la consommation des boissons alcoolisées, en prenant la forme de véritables expéditions punitives. Tout cela pour réaffirmer que le club sportif et de foot est un lien du politique. La couleur noire est une manifestation de deuil. Dans l’Est algérien, plusieurs clubs sportifs ont adopté cette couleur.
L’ESFMG, escadron noir de Guelma. L’Entente de Sétif a des maillots noir et blanc, kahla ou beida. Le noir exprime aussi le deuil, car Sétif comme Guelma ont été victimes des massacres de Mai 1945. Youcef cite les associations sportives loyales à l’occupant. Il met en exergue le rôle de l’Association des oulémas réformistes. Enfin, dans la dernière partie du livre, Youcef s’interroge sur le sujet de la violence sportive, une modalité d’expression politique dans le foot avec cette conclusion très significative. C’est dans le sport que se reflètent les problèmes extérieurs au sport.
Ce livre, bien documenté, écrit par un expert en la matière, mérite d’être édité en Algérie pour connaître une large audience et répondre ainsi aux attentes, pas seulement celles des férus de sport. Cette plongée dans le passé, superbement éclairée par un expert de haute voltige, n’empêche pas d’avoir les pieds sur terre et parler du présent.
La question incontournable du football professionnel tel que pratiqué chez nous fait sourire Youcef, qui déclare qu’«il n’était pas obligatoire de créer ex nihilo un championnat professionnel qui nécessitait un certain nombre de conditions juridiques, matérielles, financières, culturelles et humaines, hélas non garanties.
Le lancement du professionnalisme est un échec. Là où il a réussi, si je puis dire, c’est qu’il a entraîné des exigences inflationnistes hors normes des joueurs, mais pas autre chose : il a détruit le processus de formation des écoles de football appelées à produire de vrais professionnels.
On ne forme plus, on recrute à coups de millions, sans en avoir les moyens. Tous les clubs sont dans le rouge, c’est une spirale infernale, il faut arrêter les dégâts, car pour être professionnels, les clubs doivent être de véritables entreprises nécessitant des compétences en matière de management, de gestion, de communication, mais aussi, l’utilisation de nouvelles technologies. On copie les autres, alors qu’on n’est pas du même niveau.
Par Hamid Tahri
BIO EXPRESS
Naissance le 30 mars 1945 à Jijel. Il a fait l’Ecole normale d’instituteurs de Constantine, mais il a bifurqué vers le CNEPS de Ben Aknoun pour une formation de professeur d’EPS. Il a fait son service national à l’Ecole interarmes de Cherchell, où il a compté parmi les dix professeurs majors de promotion, décorés par le président Houari Boumediène, au milieu des années 1970. Il a enseigné au CNEPS puis à Sciences po. Il est enseignant chercheur à Paris depuis plusieurs années. A son actif, 4 publications sport et Tiers-Monde (Paris puf 1994). De l’Indochine à l’Algérie, la jeunesse en mouvement des deux côtés du miroir colonial, (avec Nicolas Bancel et Daniel Denis Paris la Découverte 2003).
Sport et politique en Algérie (Paris l’Harmattan 2009) Mémoire du sport algérien (Norderstedt Allemagne 2022).