Théâtre El Moudja : Nuit blanche pour une «Memory fen»

03/09/2022 mis à jour: 20:08
1984
El Moudja a renoué ainsi avec une tradition qu’elle avait perdu de vue, celle de commémorer l’horrible trépas de Menad El Hadja, sa comédienne, ainsi que la mort de Sirat Boumdiène

L’association théâtrale El Moudja, sise au quartier la Salamandre à Mostaganem, vient d’inaugurer une nuit blanche, celle du souvenir pour tous les 20 août à venir, en hommage aux artistes des tréteaux qui ne les hantent plus. Compte-rendu d’une nuit pas comme les autres.

Conviés à travers un appel général, ils sont venus nombreux de partout pour une «lemma» sous le ciel de la Salamandre et son air éthéré, son «berd el hal, ya dellali» comme la célébré une rengaine culte remontant à plus d’un demi-siècle. Sans invitation nominative, sans protocole, dans la franche camaraderie, les gens de théâtre réunis à la bonne franquette autour d’une «sadaqa», offrande à l’ancienne, un couscous mostaganémois servi dans de plantureux «methred», un couscous roulé fin par des mères de famille situées dans la proximité d’El Moudja en gage de bon voisinage et en guise de contribution à sa manifestation. 

El Moudja a renoué ainsi avec une tradition qu’elle avait perdu de vue, celle de commémorer l’horrible trépas de Menad el Hadja, sa comédienne, ainsi que la mort de Sirat Boumédienne en son sein, en son petit théâtre Osman Fethi d’alors. Si Didine est décédé paisiblement des suites d’une maladie en 1995, dans son sommeil, sur la scène sur laquelle il aimait s’allonger, El Hadja, pétulante de vie à 21 ans, au premier an du troisième millénaire, a été traitreusement aspergée d’essence et transformée d’une allumette craquée, en torche vivante par son cadet, l’esprit altéré par une idéologie liberticide. Il vouait aux gémonies l’art auquel elle s’adonnait depuis sa dixième année, une passion encouragée par son ainé autrement compréhensif. Et, étrange coïncidence du calendrier, leurs disparitions sont advenues un même jour du même mois de l’année. Depuis cette triste époque, le petit théâtre a lui aussi disparu, emporté par la volonté d’un wali bétonneur, gommant par ailleurs tout ce qui faisait le charme pittoresque de la Salamandre. 

Avec ce renouement avec sa coutume, El Moudja fixe désormais rendez-vous à tous les artistes du pays pour les années à venir pour une nuit de recueillement tous les 20 août à la mémoire de tous les disparus des leurs dans l’année. Dénommée, Memory fen, la manifestation se fait un devoir de collecter toutes les traces de leur mémoire et de la façon dont ils ont servi le théâtre algérien, de les archiver et de les mettre à la disposition de tous pour la consultation comme pour la recherche. 

Place à l’inauguration de la première. Car, aussitôt les convives sustentés et le discours de bienvenue de Boudjemaa Khaoula, la présidente de l’association, l’on est passé à l’essentiel d’une nuit blanche consacrée à la célébration mémorielle des artistes disparus depuis l’indépendance. Toute tentation mortifère est exclue, le festif prenant le dessus, ce qui n’a pas empêché des moments d’intense émotion de submerger l’assistance, des instants suscités par les courts spectacles vivants donnés sur scène et des projections sur écran d’images fixes ou animées. 

Point de place aux discours pontifiants, libre court à l’expression artistique, et quiconque, outre ce qui figurait au programme, voulait occuper la scène pour une performance, était libre de le faire, ce dont par exemple Hmida Layachi, théâtreux dans l’âme, ne s’est pas privé. En ouverture, le prologue de « Diwan el garagouz », célèbre pièce Kaki, donne le ton. Il est étrenné par une foisonnante distribution, celle de la soixantaine d’élèves-comédiens d’El Moudja, âgés entre sept et douze ans, se déployant dans un mouvement scénique à l’image d’une vague déferlant et s’étalant dans une trépidante et spectaculaire chorégraphie, dans l’esprit de la biomécanique, une technique corporelle pour l’acteur privilégiant l’action physique, une technique mise au point par Meyerhold. 

Si les plus âgés font preuve de rigueur et de concentration, les plus jeunes font montre d’une fraicheur toute juvénile parce que s’appuyant sur le délicieux mimétisme enfantin, copiant les plus âgés, n’étant pas encore au stade de la composition. Il est déjà 22h, une douloureuse complainte est étrennée, accompagnée par des notes de guitare, une chanson composée par Kaki pour les besoins de «Koul wahed w houkmou», une pièce tragico-fantastique, dans un monde entre réel et surnaturel. Elle dit : «Nhar el djemaâ kima lyoum, daw laâroussa lal jnoun/ Laâroussa li dawha lal jnoun, bent Slimane et maghboune» (Un jour de vendredi, comme ce jour, ils ont conduit la mariée aux succubes/ Cette épousée livrée aux djins, c’est la fille de l’humble Slimane). 

Il se trouve que c’est la chanson que fredonnait constamment Menad El Hadja depuis qu’elle l’avait chantée lors des successifs hommages rendus à Sirat, décédé un vendredi. Il se trouve, par un étrange hasard, qu’El Hadja est également morte un vendredi, que son père s’appelle Slimane et qu’il était un «maghboune» comme le personnage de la pièce duquel un puissant féodal s’est «offert» sa fille en mariage, la ravissant par la même à son amoureux, un sans grade comme elle. Quelle pathétique autre manière de rappeler la mémoire d’El Hadja, la martyre ? Applaudissements du public alors que commence une projection sur écran, faisant défiler les figures que le théâtre algérien a perdus : Kouiret, Abderrahmane Settof, Bachali Allal, Yahia Benmabrouk, Hadj Miliani, Ahmed Bénaissa, etc. «Diwan el garagouz» de Kaki est revisitée avec les personnages de chine et china ainsi que «Lajouad» de Alloula avec un Mnaouar taraudé par le souvenir d’Akli, un des généreux de la pièce campés par un Sirat au sommet de son art. A 23h30, la troupe Lajouad d’Oran présente une tentative de performance de nouveaux de ses apprentis comédiens en formation en son sein. 

Dix minutes après, drivés par Maazouz Ghalem au nom du TR Sidi Bel Abbès, des comédiens campent deux personnages portés magnifiquement sur scène par les regrettés Sonia et Medjoubi dans «El Ayta», l’œuvre majeure du défunt Benguettaf. A Menad Mbarek de Racont’Arts, venu de Tizi Ouzou, a échu la tâche d’évoquer la mémoire de Mohia. Tard dans la nuit, d’autres projections suivent, avec des bougies allumées pour seule lumière, rappelant des figures illustres et d’autres moins, accompagnées soit par un couplet à capella ou de prenants récitatifs. 

Au petit matin, tout finit, certains s’endorment à El Moudja, d’autres prennent le chemin du retour de chez eux. 
 

 

El Moudja
Une aventure qui dure depuis 44 ans

Pour la naissance d’El Moudja, il faut remonter à 1978 lorsque Djilali Boudjemaâ décide de voler de ses propres ailes et quitte El Ichara dont il est un des fondateurs. Il s’était auparavant formé à bonne école chez Ould Abderrahmane Mazouz, le frère et compagnon d’aventure théâtrale de Kaki. C’est au sein d’une association dénommée Art scénique créée pour l’occasion qu’il est initié à l’art des tréteaux entre 1969 et 1975, jusqu’à ce que Mazouz quitte le pays. Cette année-là, il est des fondateurs d’El Ichara avec Djamal Bensabeur, un autre compagnon de Kaki qui avait quitté le théâtre étatique, ainsi que de Berkani Charef, de feu Abbou Bouasria, de Hamdane Ahmed, agencier à l’APS et de Ghali Elakeb. En constituant El Moudja, Djilali lui offre pour siège une chambre de la demeure familiale à la Salamandre. Il réunit des jeunes, la plupart des adolescents déscolarisés et sans emploi. Parmi eux, il y a Ahmed Belalem le dramaturge et metteur en scène bien connu qu’il est aujourd’hui. Il convient de rappeler qu’à l’époque la pratique théâtrale en direction des jeunes était appréhendée comme œuvre de bon samaritain : sauver les adolescents de la délinquance en leur permettant de s’exprimer par ce moyen, d’extérioriser leur frustration et leur colère et de leur inculquer une intelligence sociale à travers l’exercice consistant à entrer dans la peau d’un personnage. Deux années plus tard, l’APC accorde à El Moudja un ancien bar pour local. Il deviendra le petit théâtre Osman Fethi, du nom d’un compagnon de Kaki demeuré sociétaire du TR Oran. Aujourd’hui, El Moudja s’enorgueillit d’une quarantaine de créations, soit près d’une par an, avec lesquelles elle a tourné à travers le pays et s’est déplacée au Maghreb et en France. Au départ, la troupe est concentrée sur la perpétuation de l’œuvre de Kaki et du personnage du meddah promouvant un théâtre de la narration. C’est dans les années 1990, à l’instar d’un mouvement théâtral national qui prend de la distance avec ses œillères idéologiques et ses illusions révolutionnaires, qu’El Moudja réalise elle aussi sa mue en s’ouvrant pleinement sur les autres genres ainsi que sur le répertoire universel. 

 


 

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