Suzanne El Kenz. Ecrivaine et professeure de français : «Je suis née à Ghaza et ce qu’il s’y passe est au-delà des mots»

14/02/2024 mis à jour: 18:39
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Dans son roman poignant et bouleversant à la fois, l’auteure De glace et de feu, publié par les éditions Barzakh en 2023, Suzanne El Kenz nous parle de son œuvre, de son personnage principal Hind Ghalayeni et de son profond attachement à son pays la Palestine l Entretien avec cette dame à la plume acérée et au verbe majestueusement expressif. 

 

Propos recueillis par Nacima Chabani

 

 

 

-Votre dernier roman De glace et de feu est, de toute évidence, dans la continuité de vos deux précédents livres...

A dire vrai, de l’avis des lecteurs, ce dernier texte constitue une rupture par rapport aux premiers, du moins dans la forme. Nous pouvons dire qu’il est dans la même veine, c’est-à-dire qu’il aborde toujours le même thème, à savoir la Palestine. Il est toujours hanté par ce thème, mais il en diffère vraiment car, cette fois, j’ai recours à la métaphore. J’ai en effet souhaité ne pas aborder la question de la Palestine de manière frontale, ou directe, contrairement à ce que je faisais dans La Maison du Néguev par exemple. Ici, la narratrice est une femme malade, alitée – c’est une femme allongée, qui prend la parole (en parlant d’elle en disant «je», «elle», et en s’adressant même parfois à elle-même, à la 2e personne du singulier, avec un «tu»). Elle fait le point sur sa vie. Elle est allongée, empêchée, mais elle n’est pas immobile, statique pour autant : elle voyage, dans le temps, dans l’espace, dans sa mémoire et aussi dans son imagination.

 

-Le personnage principal de votre roman est une femme palestinienne atteinte d’une leucémie qui se plaît à se faire appeler tantôt Mathilde Le Benn, tantôt Hind Ghalayeni. Pourquoi rêve-t-elle des’évader vers les glaciers de l’Antarctique ?

Il n’est pas clairement dit dans le texte qu’il s’agit d’une femme palestinienne. Justement, ses origines sont nimbées de mystère. Par moments il y a comme un léger dévoilement. Mais j’ai tenté de maintenir le «secret». Il y a aussi le fait qu’elle-même ne sait pas vraiment qui elle est, et qui elle voudrait être. Elle se livre à de drôles de pérégrinations. Elle est à la recherche éperdue de son être, de son «être femme», qui va au-delà de la question de l’identité, de la terre, de la patrie. Ses errances erratiques vers les glaciers constituent une ligne de fuite pour elle.

 

-Vous présentez une narration émouvante et déconcertante par les différents rebondissements. Vous semblez avoir construit votre écriture à partir d’éléments réels...

Oui, disons que je fais partie de ces écrivains qui ne savent pas écrire de la pure fiction. Je pars d’éléments du réel, ensuite, je brode, je développe, je m’évade.
 

Quant à la déconcertation ressentie par le lecteur, il est vrai que je me plais à le promener, quitte à l’égarer parfois. De même que mon utilisation de différents registres de langue est intentionnelle, dans le sens où quand j’écris dans un registre soutenu, lyrique ou autre, dans la phrase suivante je me retrouve à le casser, à le briser en ayant recours à du plus familier.

 

 

 

-On sent chez Hind Ghalayeni une oscillation entre la tentation de se soumettre à la fatalité, et celle de vivre. Ne voulait-elle pas être plus forte que sa blessure ?

En effet, cette oscillation nous la retrouvons tout au long du texte. En apparence, il y a une sorte de lâcher-prise entre un départ vers la mort, une capitulation ; en fait, cela cache un désir incompressible de vivre. La narratrice nous laisse croire que le personnage Mathilde/ Hind, Hind/ Mathilde est en train de céder à la mort mais elle occulte soigneusement la vie intérieure, protégée, calfeutrée qui l’anime. C’est son Joker.

 

-Votre roman est campé par un autre personnage «Lamour» qui rend visite quotidiennement à Hind à l’hôpital avec des poèmes etdes cadeaux. Une non-relation qui conforte quelque peu le couple…

Oui, oui, ce drôle de personnage, inclassable et au nom étrange, cultive une «non-relation», comme vous dites, avec cette dame, et cela aboutit à une sorte de couple entre guillemets. C’est à peine si les deux pensent avoir bâti quelque chose, que brusquement survient un effondrement ; cela va de Charybde en Scylla. En fait, il y a une attirance réciproque entre les deux personnages, mais une attirance floue, non assumée, un subtil jeu de cache-cache.

Tout au long du récit, la Palestine qui n’est jamais nommée est toute fois présente à travers des signes d’appartenances à cette terre meurtrie : les fioles d’huile d’olive, le zaatar, etc. Bien qu’elle soit exilée en France, Hind veut se réapproprier sa terre natale…

Je ne vois pas de contradiction entre le fait de résider, de vivre en France et d’être attachée d’une manière vivace, voire torturée à sa terre natale. C’est précisément parce qu’elle vit dans une terre d’exil que sa relation à ses origines devient forte, dominante.

 

-Dans votre roman, vous comparez la greffe de moelle osseuse très grave du personnage principal à la greffe de l’exil. Pourquoi ?

J’ai trouvé que cette allégorie de la greffe et de l’exil est une image parfaite, représentative de la relation insoupçonnée entre exil et greffe. Oh quelle trouvaille. !

 

-Vous entretenez une relation «ambiguë» avec l’écriture. Vous pensez souvent qu’écrire est un acte «vaniteux», c’est du moins ce que vous précisez à la fin de votre livre. Qu’en est-il ?

C’est vrai, à chaque fois que j’écris, je ressens cette ambiguïté/étrangeté de l’acte d’écrire. L’encre du stylo peut courir sans difficulté mais il arrive des pannes, des bugs, des questionnements sur «pourquoi écrire». Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante, et c’est bien ainsi. 

Certains écrivains trouvent que l’acte d’écrire les délestent des charges et des difficultés qui pèsent sur eux, il serait une sorte d’exorcisme, de thérapie. Moi, je ne le vis pas comme ça. En ce qui me concerne, ce n’est pas le cas. Ça me tombe dessus, je ne me l’explique pas. 

Parfois, je le vis comme un règlement de compte et avec moi-même et avec les autres. Mais in fine, je ne sais pas pourquoi j’écris. J’écris avec malaise, et quand cet écrit est livré à la publication, ce malaise redouble d’intensité car je ne me sens pas capable d’expliquer ou de défendre… Une sorte de «je t’aime moi non plus».

-L’offensive de l’armée d’occupation israélienne sur Ghaza dure depuis octobre dernier. Quelle est votre ressenti sur ce qu’il se passe dans votre pays ?
 

Je ne pourrais pas répondre à votre dernière question. Je suis née à Ghaza et ce qu’il s’y passe est au-delà des mots. 

 

Propos recueillis par Nacima Chabani

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