Susan Slyomovics présente son livre monuments décolonisés à l’Institut français de Constantine : Une passion anthropologique pour l’Algérie

09/01/2025 mis à jour: 06:13
323
Susan Slyomovics avec Ahmed Benyahia (Photo : El Watan)

L’histoire de la colonisation française en Algérie avait connu un phénomène qui continue de susciter des débats plus de 62 ans après l’indépendance de notre pays, mais aussi des questions sur le devenir des monuments érigés à partir de 1845 pour célébrer les gloires de la conquête et la mémoire des généraux et des soldats français. 

Faut-il préserver ces monuments, comme témoignage historique pour les jeunes générations ou faut-il se débarrasser de cet héritage rappelant l’une des phases les plus douloureuses dans l’histoire de l’Algérie ? 

C’est dans ce contexte que l’anthropologue américaine de renommée mondiale, Susan Slyomovics, professeure émérite à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), aux Etats-Unis d’Amérique, plus connue par son admirable sérénité, son aisance dans l’argumentation et son français à l’accent californien, a animé récemment une rencontre à l’Institut français de Constantine pour présenter le contenu de son ouvrage inédit et très intéressant, paru en 2024, intitulé  Monuments décolonisés – L’héritage colonial français de l’Algérie, en présence de l’artiste-peintre et sculpteur, Ahmed Benyahia, celui qui a marqué son époque à travers son inlassable combat pour la préservation du patrimoine historique à Constantine. 

Ce dernier n’a pas raté cette occasion pour rappeler à l’assistance que Susan Slyomovics, ayant consacré de nombreux articles et études à divers aspects du patrimoine culturel et historique de l’Algérie, le connaissant parfaitement, a parcouru près de 10 500 km depuis les Etats-Unis jusqu’en Algérie pour présenter un ouvrage qui revêt une grande importance, car traitant un sujet qui devrait intéresser autant les Algériens, citoyens et chercheurs universitaires. Lors de cette rencontre, l’auteure du livre est revenue sur le phénomène appelé «La statuomanie» qui avait fait son apparition en Algérie quelques années après la prise d’Alger, pour glorifier les victoires de l’armée française et ses officiers qui ont dirigé l’expédition et différentes autres batailles. 

Ce qui avait donné naissance à de nombreux monuments aux morts érigés à la mémoire des soldats tués durant la Grande Guerre (1914-1918) et la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), ainsi que plusieurs stèles, plaques commémoratives, bustes et statues de généraux français installés sur l’espace public dans plusieurs villes algériennes.

 Interrogée par El Watan sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre, Susan Slyomovics a révélé que l’idée était née, il y a plusieurs années, quand elle avait été invitée à un colloque international à Tlemcen à l’issue duquel les organisateurs lui avaient demandé de rester encore en Algérie. 

Le séjour durera trois mois durant lesquels elle avait rencontré son futur époux et découvert beaucoup de choses sur l’Algérie. «C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’Algérie», a-t-elle répondu. Un intérêt qui va se développer en passion au fil des années pour mener à d’autres visites et séjours dans des villes algériennes où elle décidera de faire des études plus approfondies sur les monuments historiques de l’époque coloniale.

Un patrimoine historique à préserver

Rencontrée il y a deux ans à Constantine, alors qu’elle était en train de préparer son livre, l’anthropologue américaine avait insisté sur «l’importance pour les Algériens de préserver cet héritage qui leur appartient à eux et non aux Français, car il demeure un témoignage précieux sur les effets du colonialisme et comme preuve matérielle de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie, car s’ils décident un jour d’éradiquer ces monuments qu’est-ce qu’ils vont dire aux futures générations en effaçant un pan entier de leur mémoire». 

Elle avance comme un parfait exemple l’histoire du Monument aux morts de Constantine, construit à la mémoire des soldats enfants de la ville des trois religions (musulmans, chrétiens et juifs) morts au front durant la Première Guerre mondiale, dont la construction avait commencé juste après la fin de cette guerre pour durer 12 ans, et qui demeure l’unique en son genre et le plus beau d’Algérie. Elle rappelle la tentative d’une association de pieds noirs de Marseille de le rapatrier en France, et ils étaient prêts à le démonter pierre par pierre, et payer même de l’argent aux autorités municipales de Constantine, si ce n’est l’intervention de l’artiste Ahmed Benyahia pour le préserver et le garder en Algérie, grâce à l’ancien maire de la ville de l’époque, le défunt Hacene Boudjenana. 

Un récit qui a été raconté lors de la rencontre animée à l’Institut français de Constantine par Ahmed Benyahia lui-même. «Quelques mois après l’indépendance, le maire de Constantine de l’époque, Hacene Boudjenana, que Dieu ait son âme, m’avait contacté pour demander mon avis au sujet de la visite d’un groupe de Français venus le voir à la municipalité pour demander l’autorisation de démonter pièce par pièce le Monument aux morts afin de le rapatrier vers la France et ils ont même proposé de l’argent. 

Tous les membres de la municipalité étaient d’accord considérant qu’il s’agissait d’un monument colonial dont il fallait se débarrasser», notait Benyahia qui se rappelle des moindres détails de cet épisode. «J’avais demandé à Si Boudjenana de refuser cette offre, car il était question de la mémoire de la ville qui appartient à ses habitants et non aux pieds-noirs et c’est ainsi que le Monument aux morts a été sauvé ; car si on avait accepté son rapatriement qu’est ce qu’il resterait pour l’histoire de Constantine», a-t-il affirmé. 

Plus de 50 ans après, l’histoire lui donnera raison, quand ce même monument a abrité le 11 novembre 2015, pour la première fois en Algérie indépendante, une cérémonie de célébration du 97e anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918, en présence de l’ambassadeur de France en Algérie, Bernard Emié, de l’ambassadeur d’Allemagne, Götz Lingenthal et du wali de Constantine à l’époque, Hocine Ouadah. Ce monument demeure le témoignage matériel des sacrifices consentis par les Algériens sur le long chemin parcouru vers la liberté.


Le fruit d’un long travail de terrain

L’ouvrage sur les monuments décolonisés réalisé par Susan Slyomovics est le fruit d’un long travail de terrain ayant pris des années durant lesquels elle a eu à faire des déplacements en Algérie et en France et mener des entretiens avec des artistes et des spécialistes algériens et français du patrimoine. C’est l’aboutissement d’une étude approfondie de la  nostalgie coloniale, la réaction des deux parties face à cet héritage et la période de décolonisation. 

Dans ce livre de 330 pages, l’auteure retrace l’histoire des monuments coloniaux de l’Algérie, implantés à Alger, Oran, Constantine, Sétif et Sidi Bel Abbes, leur devenir après l’indépendance, leur rôle comme témoins d’un passé colonial contesté, les raisons et les circonstances de leur rapatriement et le destin qui leur a été réservé. «La France avait pris la décision de rapatrier les monuments érigés en Algérie vers des départements à majorité pieds noirs pour des raisons liées à la mémoire. Certains de ces monuments sont devenus des lieux de pèlerinage pour ces anciens de l’Algérie française», a-t-elle indiqué lors de son intervention. 

 Toutefois, cette décision n’a pas été facile à concrétiser, car il fallait mener des négociations avec les autorités algériennes. Susan Slyomovics a révélé au public présent à la présentation de son livre, une liste préservée aux archives du service historique de la Défense au Château de Vincennes à Paris, contenant une trentaine de monuments, stèles, bustes et autres plaques destinés à être rapatriés en France. Beaucoup de ces monuments ont été rapatriés légalement, ou clandestinement, totalement ou en partie, alors que d’autres demeurent encore préservés grâce aux interventions d’hommes de culture et d’associations, après des tentatives de bradage et de démolition qui ont été déjouées. 

Comme exemples, l’intervenante a cité le cas du monument aux morts d’Oran dédié aux victimes de la Première Guerre mondiale, œuvre du sculpteur Albert Pommier, inauguré à Oran en 1927. Il fut transféré sans son socle d’origine à Lyon en 1967 pour être placé sur un nouveau socle dans le quartier de la Duchère, qui abrite une importante communauté de pieds noirs. 

Il deviendra un lieu de recueillement et de mémoire pour ces derniers. Le cas de la statue du maréchal Bugeaud est évocateur. Cette dernière qui trônait depuis 1852 sur l’ex-rue d’Isly, aujourd’hui Larbi Ben M’hidi, sera rapatriée en Dordogne en 1967 pour être remplacée par la statue équestre de l’Emir Abdelkader. Un choix qui illustre une forme de réapparition de l’espace et de la mémoire, mais une revanche historique, car on n’oublie pas que ce même Bugeaud était responsable des massacres de milliers d’Algériens, notamment lors des célèbres enfumades et de la méthode de la terre brûlée des années 1840. 

D’autres cas ont été également révélés comme celui de la statue de Lamoricière à Constantine déboulonnée après l’indépendance et embarquée pour Marseille, le Monument aux morts de la Légion d’honneur de Sidi Bel Abbes, initialement construit en 1931, puis reconstruit en 1963 à Aubagne, le Monument aux morts d’Alger, épargné après l’indépendance puis recouvert d’un coffrage de béton sur lequel a été réalisé un mémorial sculpté par le peintre M’hammed Issiakhem. 

Pour Susan Slyomovics, le débat sur le démantèlement ou non des statues commémoratives d’une époque donnée n’est pas propre à l’Algérie. Il y a vingt ans aux Etats-Unis, des appels ont été lancés pour éradiquer les statues de l’époque de l’esclavagisme, suscitant une vaste polémique autour d’une période importante de l’histoire de ce pays. 

Chose qui s’est manifestée également en Algérie pour la statue d’Aïn Fouara dans la ville Sétif, ayant subi des actes de vandalisme, car considérée comme un héritage colonial, ce qui a poussé de nombreux citoyens à demander qu’elle soit préservée dans un musée pour être bien protégée.                                                                                                               

Copyright 2025 . All Rights Reserved.