Soufiane Djilali. Président de Jil Jadid, essayiste : «Le problème de l’Occident est son hubris»

30/07/2024 mis à jour: 06:51
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Dans l’entretien accordé à El Watan, Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, essayiste, évoque certaines thématiques abordées dans son dernier essai La modernité, genèse et destin de la civilisation occidentale contemporaine (Les presses du Chélif, Jil Jadid)…

 

Entretien réalisé par Nadir Iddir

 

Comment définissez-vous la modernité ? 

Cela dépend de l’angle sous lequel vous abordez la question. Classiquement, la modernité revient à vivre dans ce qui est récent, tant du point de vue technologique et esthétique que celui des valeurs. La modernité est alors considérée comme un état d’esprit où la recherche du nouveau, de l’innovation et du progrès est dominant dans la société. Elle s’oppose de cette façon à ce qui est ancien, archaïque ou «ringard». Telle qu’elle a été mise en œuvre en Occident, la modernité s’est voulue le vecteur de la raison, de la liberté et de l’individualisme. En réalité, elle s’est cristallisée en réfutant les thèses de l’Eglise européenne au Moyen-Age tout en s’appuyant sur l’idéologie matérialiste comme essence de l’existence et sur la science comme méthode expérimentale et rationnelle en vue de la maîtrise de la nature. De ce fait, la modernité a relégué la dimension spirituelle et métaphysique au rang de l’irrationnel. De manière lapidaire, disons que, dès lors, les croyances religieuses et les valeurs traditionnelles qui leurs sont liées ont été combattues, d’où l’opposition modernité versus tradition.

La modernité occidentale est, comme vous le notez dans votre dernier essai, l’aboutissement d’un processus «complexe». A quel moment la civilisation occidentale s’est-elle imposée face aux autres, autrement plus anciennes ?

Le processus de la modernité a démarré symboliquement en 1492 avec la découverte de l’Amérique et la fin de la présence musulmane dans la péninsule ibérique. Certains historiens préfèrent le faire débuter en 1517, lorsque Martin Luther King avait affiché ses thèses protestantes. Il faut dire que le phénomène du renouveau de la pensée en Europe médiévale avait pris son essor dès le XIVe siècle avec la Renaissance. Il y avait alors un mouvement anticlérical qui s’était nourri de la pensée grecque largement transmise par les savants arabes (El Farabi, El Kindi, Ibn Sina, etc.) mais aussi par l’afflux de savants byzantins depuis la chute en 1453 de Constantinople, capitale de l’empire romain d’Orient. Depuis lors, la modernité s’est construite dans des convulsions dramatiques. L’émergence de nationalismes exacerbés a accompagné les guerres de religions. Le traité de Westphalie en 1648 a finalement donné une première forme aux Etats-nations et surtout imposé la séparation entre l’Eglise et l’Etat. L’apogée de la supériorité de la modernité occidentale s’est réalisée aux XIXe et XXe siècles. Entretemps, la révolution industrielle s’était imposée d’abord en Angleterre puis dans le reste de l’Europe.

Vous avez identifié quatre éléments constitutifs de la modernité (Etat, religion, nation, économie). Comment l’Occident a-t-il pu les agréger à sa façon ? Un tel modèle «universel» aurait-il pu émerger dans d’autres aires géographiques (Chine, Japon, Iran, etc.) ?


Comme je l’ai précisé en introduction de mon essai, mon approche de la modernité occidentale n’avait pas pour but de faire de l’histoire érudite. C’est à partir d’une préoccupation politique majeure, concernant mon pays, que j’ai voulu exposer ma lecture de la modernité. Mon objectif est de pouvoir proposer une voie de développement pour notre société. Les deux termes de votre question étaient donc en arrière-plan de mon livre. Ils seront d’ailleurs au centre de mon prochain ouvrage qui traitera justement des possibles choix à faire pour nous en tant que nation appartenant à une autre aire de civilisation.

Pour revenir à votre question, l’Occident a pu agréger ces éléments constitutifs de manière impensée. Autrement dit, personne n’avait un plan précis pour se faire. En réalité, la modernité occidentale s’est construite par étape, l’une après l’autre dans une dynamique instinctive. Il y a eu d’abord la conversion des peuples européens au christianisme catholique. Le rôle de l’Eglise avait été capital dans l’homogénéisation et la mise en cohérence des valeurs anthropologiques et de l’identité des européens. Une morale et une culture en sont nées à travers la généralisation de la langue latine. Cependant, l’Eglise catholique avait l’ambition d’exercer son hégémonie non seulement sur l’Empire mais aussi sur l’intimité de ses ouailles. Le message christique s’était transformé en une «religion des hommes». Cela avait induit une rébellion contre l’Eglise par la constitution du protestantisme (son nom vient de protestation) mais aussi par le déisme (qui prône une existence de Dieu créateur, mais n’intervenant plus dans ce monde). C’était la première phase d’un processus de sécularisation qui allait aboutir à la perte de la foi et à un athéisme proclamé. La libération progressive des esprits de l’emprise de l’Eglise avait permis l’émergence de la «volonté de puissance» qui se traduisait par le désir de maîtrise de la nature grâce à la science. Les Etats ont alors entamé leur montée en puissance en se dégageant de l’autorité papale et en se consolidant en interne par une gestion plus rationnelle des moyens financiers et techniques à cause, entre autres, des guerres incessantes et des difficultés économiques. Ce qui ouvrit la perspective de la constitution des nations, puisque celles-ci se définissent toujours par rapport à une autre, considérée comme concurrente ou ennemi, incarnant l’altérité. La révolution anglaise de 1642 et française de 1789 installèrent définitivement l’Etat-nation en tant que structure d’organisation des peuples. C’est dans une dernière phase, encore une fois en Angleterre, que la révolution industrielle pris son envol à la fin du XVIIIe siècle. 


La modernité s’est donc construite dans une suite de phases, l’une après l’autre, chacune étant un prérequis pour la suivante. C’est cette mécanique que j’ai essayé de mettre en lumière et qui nous servira à orienter notre propre projet de société. 

Est-ce que cette modernité-là aurait pu émerger ailleurs, de manière spontanée ? Je n’ai pas de réponse précise. Il faut bien comprendre que c’est la rupture fondamentale entre dimension religieuse et dimension matérialiste qui a finalement fait basculer la chrétienté dans la modernité. Nietzsche avait d’ailleurs proclamé : «Dieu est mort» pour illustrer le nouveau paradigme. Pour de multiples raisons, cela ne s’est pas fait dans d’autres régions du monde qui étaient alors au moins au même niveau de développement sociétal que l’Europe. A mon avis, avertis des conséquences à long terme de la modernité occidentale, les autres aires civilisationnelles vont s’y prendre différemment, d’autant plus que l’Occident sort de la modernité pour plonger dans une post-modernité étrange. Les limites du modèle ont été incontestablement atteintes. 

Après avoir déconstruit la société traditionnelle, la mécanique moderniste est en passe de déconstruire la civilisation elle-même. La raison est en voie d’être remplacée par le relativisme, l’individualisme par le narcissisme et la liberté par les pulsions instinctives. Le transhumanisme, le transgendérisme, la cancel culture et le wokisme sont les symptômes visibles de l’évolution de l’Occident.

Vous estimez que l’Homo occidentalis a perdu sa spiritualité «qui n’avait plus de support transcendantal» (p. 32). «La modernité s’est (…) construite sur un ensemble de prémisses duquel la morale chrétienne catholique et avec elle l’idée de religion devaient être exclues», écrivez-vous (p. 195). Pourquoi l’Europe chrétienne a-t-elle perdu la foi ?

Il y a sûrement des raisons multiples à la perte de la foi. Lorsqu’il se constitue des corps intermédiaires, tels que l’Eglise, entre le croyant et le divin, il y a de fortes chances pour qu’avec le temps, il y ait une instrumentalisation de la foi pour des intérêts institutionnels. Ce qui arrive d’ailleurs à chaque fois que se forme une caste de «représentants de Dieu» voulant imposer leur propre lecture de la religion. 

Trop souvent aussi, les croyances qui refusent la raison basculent dans la superstition et l’irrationnel. Enfin, les abus des «gardiens du temple» finissent par excéder les populations. D’ailleurs, il est intéressant de noter que le protestantisme est venu pour déconstruire l’Eglise, inciter les croyants à apprendre à lire pour accéder, sans intermédiaire, à la Bible, et ce, contre la tradition catholique. Avec le retour à l’ancien testament et à la situation d’avant l’Eglise, le protestantisme peut être considéré comme une forme de «salafisme» chrétien. Par ailleurs, la science avait commencé à apporter des démentis à la rhétorique religieuse. 

Elle bouleversa l’ordre cosmique religieux traditionnel en mettant la planète terre à la périphérie du soleil et surtout en expliquant la survenue de l’homme sur terre comme un processus d’évolution biologique et non plus créationniste. Enfin, la puissance technologique a été, telle que le simple croyant, se retrouvait submergé de questionnements qui mettaient à mal son eschatologie. Peu à peu, la pensée occidentale était donc sortie du platonisme qui mettait l’esprit à l’origine de la matière pour renverser l’équation : désormais pour le monde moderne et au nom de la science, c’est la matière qui est à l’origine de l’esprit !

 

La laïcité sanctionne-t-elle ce processus de sécularisation engagée en Europe depuis les guerres de religion ?


«Laïcité» vient du mot «laïkos», qui représente le simple croyant par rapport au «clericos» qui est engagé dans l’Eglise. Le courant des «lumières», en particulier, voulait désamorcer les conflits meurtriers qui se développaient entre catholiques et protestants et plus tard avec les juifs. A travers une neutralisation de l’Etat dans sa dimension religieuse, les croyances intégraient la seule sphère privée, dégageant ainsi l’espace public de toute controverse qui pouvait devenir critique. Aujourd’hui, la laïcité est devenue un argument antireligieux. Elle reflète une idéologie purement matérialiste et s’est transformée en laïcisme. Il faut cependant noter que la laïcité aux Etats-Unis, cœur de l’Occident actuel, n’a pas la même traduction dans la sphère publique. D’ailleurs, les évangélistes ont une influence déterminante dans la politique interne et externe des Etats-Unis. Les présidents américains jurent sur la Bible, et l’élite politique proclame ouvertement ses convictions religieuses. Son alliance avec le sionisme est dogmatique et messianique.

Mais existe-t-il finalement un seul Occident ?

Oui et non à la fois. L’Occident s’inscrit dans la même trame idéologique et évolue selon des dynamiques partagées. Porté par une forme de singularité, il se sent investi d’une mission civilisatrice pour le reste de l’humanité sur la base de ses propres valeurs ; valeurs d’ailleurs à géométrie variable. En fait, ce qui l’unit, c’est le sentiment de puissance et la volonté de domination. Il faut reconnaître aussi qu’il a su se donner les moyens. Il a inventé les institutions politiques de l’Etat de droit, la démocratie et surtout un pouvoir technologique exceptionnel. C’est en le prenant comme point d’appui que le reste du monde se modernise et se met à le concurrencer. Cela lui a permis de dominer pendant longtemps les autres civilisations, qu’il a par ailleurs exploitées sans vergogne. Aujourd’hui, l’Occident se perçoit lui-même comme le jardin des civilisés assiégé par la jungle des barbares ! Il se donne donc le droit moral d’intervenir, au nom de ses valeurs, là où il a des intérêts.

Le problème de l’Occident est son hubris, son arrogance et son suprémacisme. Ce sont là les éléments qui finiront par l’affaiblir tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. De Spengler à Todd, en passant par Guénon ou Evola, cela fait bien longtemps que la question de son déclin est posée. C’était peut-être une préoccupation intellectuelle, elle est devenue maintenant une réalité existentielle. Sinon, en dehors de cette vision partagée, chacune des nations de l’Occident a ses particularités et ses tendances. Les sphères anthropologiques et religieuses sont souvent en conflit, latent ou même ouvert. En particulier, le monde germanique et anglo-saxon est souvent en contradiction avec le monde latin.

La modernisation dans le monde musulman a été «perçue très tôt comme une nécessité, comme une urgence même» (A. Maalouf). Mais si les débuts étaient euphoriques, notamment en Egypte sous Méhémet Ali, la désillusion s’est vite installée. Les politiques colonialistes violentes expliquent-elles à elles seules l’attitude hostile des sociétés de la région ?

Vaste question que je n’ai pas développée dans mon essai, bien qu’elle soit à l’origine de ce premier travail. Au fond, c’est cette problématique qui m’anime. Ce thème de la modernisation du monde musulman revient de façon lancinante. Djamel Eddine El Afghani, Mohamed Abdou, Chakib Arslane, Mustapha Lacheraf ou Réda Malek et tant d’autres ont tous tenté de traiter cette problématique. Comment sortir nos sociétés du sous-développement moral et matériel ? Comment arriver à devenir acteurs de notre histoire et de l’histoire de l’humanité ? Que doit être le rôle de la religion ? 

Bien sûr, la violence coloniale peut éclairer une partie de notre condition actuelle. Cependant, c’est notre vision du monde et notre mentalité qu’il faut interroger. Nous nous agrippons à de fausses idées et avons fait perpétuer une société qui n’est plus fonctionnelle. Malek Bennabi parlait de colonisabilité, c’est-à-dire cette incapacité de la société à pouvoir produire son immunité et de ce fait, elle est colonisée parce que colonisable ! Nous sommes en devoir de penser à notre avenir après avoir fait notre introspection et évaluer nos points forts et nos points faibles. J’ai eu l’occasion de traiter ce problème dans un précédent ouvrage (Le choc de la modernité). Je me propose d’aller plus loin dans le prochain, et avancer ce qui doit être assumé de la modernité tout en ayant conscience de ses limites et de ses possibilités d’adaptation à notre mental. Défricher le sens de la modernité ; tel était l’objet du présent essai pour pouvoir rechercher une issue, ou au moins déclencher un débat, concernant notre impasse historique. Il nous faut sortir de la modernité impensée et du tâtonnement politique pour accéder à une modernité réfléchie et à une politique d’Etat éclairée. Bien entendu, c’est un travail à mener par toute une élite.

La guerre génocidaire menée actuellement en Palestine ne risque-t-elle pas de nourrir la défiance vis-à-vis d’un modèle qui reste néanmoins attractif ?

Ce qui se passe en Palestine est un génocide et un crime contre l’humanité. Il n’y a aucun doute que l’Occident en porte une très large responsabilité. Il en est directement complice. Oui, votre question est très pertinente parce que ce qui se passe dévoile l’hubris du monde occidental qui se considère maître du monde et au-dessus de toute compassion, s’il s’agit d’imposer sa volonté de puissance. Le plus terrible est que ce n’est ni le premier ni malheureusement le dernier génocide ! La logique moderniste occidentale s’inscrit dans le mondialisme (à différencier de la mondialisation) et peut mener l’humanité à des extrêmes gravissimes.
En réaction, il est évident que les peuples musulmans peuvent être amenés à refuser la modernité. La démocratie et les droits de l’homme sont maintenant perçus comme des instruments de propagande. Le risque d’un repli sur le passé est encore plus grand d’autant plus que nos élites sont, pour le moment, stériles.

 

En Algérie, le processus de modernisation a été entravé. Vous estimez que la «violence (des années 1990) avait émergé avec une puissance destructrice, durant les années 1990, de la contradiction violente et irréductible entre la société traditionnelle et la modernité occidentale». Les germes de cette violence sont-ils toujours là ?


Le conflit né des contradictions sociétales engendrées par le choc de la modernité est toujours présent, mais à mon avis, son acmé a été dépassée. Nous ne revivrons plus la violence des années 1990, mais les tiraillements dans le tissu social persisteront encore longtemps. Nous sommes en voie de sortir du cadre de la société traditionnelle qui est, de toutes les façons, condamnée, mais nous n’avons pas défini les contours de notre future société. Nous basculons dans une société indéfinie d’où le sentiment de désordre, d’absence de valeurs et d’effondrement moral qui nous envahit. Les valeurs du passé ne sont plus fonctionnelles, mais, pour l’instant, elles ne sont remplacées par rien. Le nihilisme ne peut que s’épanouir. Ce processus s’étale dans le temps et concernera deux à trois générations. Dans ce cadre, l’intervention de l’Etat doit prendre en considération l’existence de nœuds psychiques et faire en sorte de les dénouer.

Nous sommes devant notre destin : être ou ne pas être… Seule l’action de l’Etat peut rétablir les équilibres internes et préparer l’avenir. D’où l’importance vitale d’avoir des hommes et des femmes politiques à la hauteur. Mais apparemment, la prise de conscience n’est pas encore là.

 Vous avez évoqué, en conclusion de votre essai, à la nécessité d’une troisième voie. Laquelle ?


Nous sommes les témoins de l’effondrement des anciennes structures sociétales traditionnelles. Le mouvement islamiste et conservateur veut les reconstruire, mais c’est une impossibilité historique. D’un autre côté, la modernité occidentale est également en voie de mutation et ne nous offre pas un modèle compatible avec notre âme. Il nous faut donc impérativement faire un travail sur nous-mêmes et chercher à concevoir une synthèse entre les côtés positifs de la modernité et nos racines anthropologiques incontournables. Cette question est au centre de ma réflexion.

 

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