Si Abderrahmane Arab. Universitaire, écrivain et mémorialiste : «La distance artistique incite à la réflexion sur la condition humaine en temps de guerre et de paix»

15/05/2023 mis à jour: 00:34
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Dans l’entretien qu’il a accordé à El Watan, l’auteur parle de ses textes de fiction (Si tu vas à Tamgout, La Colline sacrifiée) mais aussi de son journal non publié d’un jeune lycéen «jeté au cœur de l’Amérique profonde, un mois à peine après la fin de la Guerre de libération»…
 

Propos recueillis par  Nadir Iddir

 

-Vous avez mené, parallèlement à votre parcours d’enseignant-chercheur (vous êtes professeur honoraire de l’Université d’Alger), une carrière d’homme de lettres. Votre entrée en littérature a été remarquée, puisque vous obtenez plusieurs distinctions. L’attachement au sol natal nourrit vos récits, à l’instar du recueil Si tu vas à Tamgout…
 

Si tu vas à Tamgout est un recueil mixte de nouvelles et de poèmes. Les nouvelles, parues pour la plupart dans la presse nationale, furent écrites entre 1968 et 1991. Les poèmes, quant à eux, furent écrits entre 1993 et 2020 sans qu’ils n’aient jamais paru quelque part, sauf un, celui dédié à la mémoire de Tahar Djaout. Commençons par les nouvelles. Elles sont cinq. L’une, Comme un frêne en été, m’a valu le prix Algérie-Actualité en 1968 ; l’autre Si tu vas à Tamgout, m’a permis de remporter le prix national Reda Houhou de la nouvelle en langue française. C’était en 1969. L’autre récipiendaire du prix, pour la langue arabe, était le regretté Merzak Bagtache. Ce fut un moment fort dans ma carrière d’écrivain. Le prix nous fut décerné par Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre de l’Information et de la Culture, en présence d’écrivains chevronnés, tels Mouloud Mammeri et Malek Haddad. Trêve de nostalgie ! Deux autres nouvelles furent publiées mais au prix de négociations ardues : pour tout dire, elles dérangeaient, quelque peu, l’ordre établi. Une autre enfin, il s’agit de Errements, bien qu’écrite en 1970, n’en est qu’à sa première publication. 

C’est vous dire que j’eus fort à faire pour contourner la vigilance des «gardiens du temple» de la pensée unique. Ceci est également notable pour les trois poèmes, en particulier celui dédié aux martyrs du Printemps noirs. Il me tient à cœur ce poème, comme me tiennent à cœur les deux autres : l’un en hommage posthume aux cinquante-six lycéens de l’ancien lycée mixte de Tizi Ouzou (appelé aujourd’hui lycée Fatma n’Soumer), morts pendant la Révolution pour que vive l’Algérie ; l’autre, écrit en tamazight et traduit en français, une élégie pour Tahar Djaout dont je ne me consolerai jamais de son assassinat. L’ensemble constitue une espèce de chronique désenchantée des «lendemains qui chantent» et couvre plus d’un demi-siècle de l’Algérie post-indépendante. Avant que je n’oublie, je vous conseille de lire le prologue et l’épilogue de cette somme. Vous m’en direz des nouvelles !
 

-Votre roman La Colline sacrifiée évoque l’enfance tourmentée d’une génération qui a souffert des affres la colonisation. La dimension autobiographique est fortement présente dans ce texte fort remarqué…

La Colline sacrifiée est un roman historique se situant aux antipodes de ce que Mostefa Lacheraf appelait «l’épopée patriotarde» d’un récit national. On n’y trouve pas des moudjahidine «sans peur et sans reproche» se lançant à l’assaut d’une citadelle ennemie aux cris de «Allah Akbar». On n’y trouve pas, non plus, de «héros positifs», comme dans la tradition littéraire socialiste. Non, on y trouve que des adolescents happés par la tourmente révolutionnaire et précocement mûris par la guerre. Ils ont pour noms : Arezki, Michael-Menad, Thanina, Ferhat ou Nafaâ. Ils sont collégiens, bergers ou «sans profession». Ils sont musulmans, chrétiens ou communistes. Ils veulent tous croquer la vie à pleines dents, mais à la fin, ils se retrouvent tous sacrifiés aux turpitudes de l’histoire. Oui, j’ai parlé de «roman historique». Je m’explique : si les personnages sont purement fictifs, ils agissent et interagissent dans une période historique bien déterminée. 

Celle-ci commence à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et se termine en octobre 1956 en passant par : les massacres du 8 Mai 1945, le tremblement de terre d’Orléansville (aujourd’hui Chlef) de septembre 1954, le 1er Novembre 1954, l’insurrection du Nord-Constantinois d’août 1955, l’appel à la trêve civile d’Albert Camus en janvier 1956, le déclenchement de la grève des étudiants en mai 1956, l’opération «Oiseau bleu» et sa récupération par l’ALN, en Wilaya III, au printemps 1956, le Congrès de la Soummam, en août 1956. Ceci, pour les repères historiques. Passons maintenant aux lieux. L’action se déroule de Tigzirt à Azrou n’Thor en retour (de la Méditerranée au Djurdjura et du Djurdjura à la Méditerranée) en passant par Tizi Ouzou, Larbaâ Nath Irathen, Icherridene, Ain El Hammam, avec le Sebaou toujours présent en arrière plan. 

Et c’est dans ce décor que se forment les destins croisés de ces adolescents dans une atmosphère, tout à tour, d’exaltation, de doutes, d’espoir insensé, atmosphère engendrée par les certitudes, mais aussi par les errements et les fractures qui ont marqué le combat libérateur. Le déroulement narratif se fait de trois façons différentes. Dans le premier et le dernier chapitre, écrits en script, il y a fusion entre la voix du narrateur et celle d’Arezki, le personnage central ; dans le reste du texte, la narration est organisée chronologiquement, mais cette chronologie est régulièrement entrecoupée de pauses qui relèvent du théâtre plutôt que du genre romanesque. Et ces interludes dramatiques ponctués de poèmes, de chansons populaires, de chants révolutionnaires (un peu selon la méthode de Bertold Brecht, si vous voulez) tout en restituant la culture des années quarante et cinquante contribuent à créer une certaine distanciation vis-à-vis de l’événementiel. Et c’est cette distance artistique qui incite à la réflexion sur la condition humaine en temps de guerre… et de paix. Je dois aussi signaler que les langues utilisées dans ce roman sont le français, tamazight, derdja et l’arabe classique et parfois même l’anglais. Un dernier mot, sur le titre, c’est pour moi, un hommage rendu à Mouloud Mammeri dont je fus l’un des élèves à son cours de berbère de 1965-1966. 
 

-Dans un post sur votre page Facebook, vous annoncez être à la recherche d’un éditeur pour Les Oliviers de Californie. Vous précisez qu’il s’agit du journal que vous aviez tenu, en 1962-63, en tant qu’élève dans une high school américaine (San Diego). Qu’en est-il ?

Les Oliviers de Californie est le journal d’un lycéen de Tizi Ouzou (en l’occurrence moi-même) jeté au cœur de l’Amérique profonde, un mois à peine après la fin de la Guerre de Libération. Ce journal, je l’ai tenu pendant mon séjour, à savoir d’août 1962 à août 1963. Pourquoi les oliviers ? Simplement parce que je me suis retrouvé dans un village de Californie du Sud situé au beau milieu d’une oliveraie. Du coup, je me suis senti réconforté par un paysage aussi familier ; surtout en tenant compte du choc culturel que je ressentis à mon arrivée au pays de l’Oncle Sam. Quittant un pays libéré mais exsangue et transplanté dans un monde totalement différent – à l’exception des oliviers ! – de ce que j’avais connu jusqu’alors, je n’avais d’autres exutoires que ce carnet où j’enregistrais mes réflexions et mes réactions d’un jour à l’autre, d’une semaine à une autre. Et ceci dans une langue française idiomatique, voire argotique, relevée par des intrusions en langues berbère, arabe et anglaise (en américain, en fait).
 

Le mode opératoire ? Un incident, une activité, une phrase saisie au vol, une senteur (ah, la madeleine de Proust !) déclenchaient en moi une plongée dans le passé, proche ou lointain, de l’Algérie des luttes et d’espérances, mais aussi des doutes et du désenchantement. Et je couchais ça, noir sur blanc, parfois accompagné d’un poème de mon cru ou d’une chanson, passant aisément de Cheikh M’hamed El Anka à Ella Fitzgerald ou de Slimane Azem à Woody Guthrie. 
 

L’année scolaire 1962-63 que j’ai passée en terminale d’une high school, en étant hébergé par une famille américaine, était, faut-il le rappeler, une année charnière aussi bien pour l’Algérie que pour les Etats-Unis. L’Amérique était alors aux prises avec ses conflits raciaux et avec la guerre froide. En témoignent la lutte obstinée de James Meredith, un étudiant noir, pour être admis à l’université du Mississipi, ou l’arrogance de George Wallace, gouverneur de l’Alabama qui, à la tête d’une poignée de suprématistes blancs, barrait l’accès de l’université de Tuscaloosa, à quelques étudiants noirs. En face, il y avait les militants pour les droits civiques, avec à leur tête le pasteur Martin Luther King qui ne cessaient de défrayer la chronique. Il faut dire que l’Amérique n’était pas encore sortie du maccarthysme dont l’anticommunisme rampant allait trouver un détonateur providentiel dans la crise des missiles russes à Cuba. Cela se passait en octobre 1962. Alors là, j’ai pensé que la Troisième Guerre mondiale – et une guerre nucléaire par-dessus le marché – allait éclater. Et moi qui venais de sortir d’une atroce guerre de plus de sept ans ! J’ai corrigé tout ça dans mon journal. De même que les événements marquant de l’An I de l’Algérie indépendante. Et ceci sur la base des articles de la presse américaine ou des lettres de mes proches et amis restés au pays. Il y eut d’abord ce que Ali Haroun a appelé «l’été de la discorde» : une guerre civile meurtrière entre l’armée des frontières et l’ALN de l’intérieur, la proclamation de la RADP, l’admission de l’Algérie à l’ONU (ah, je n’étais pas peu fier !), la bourde diplomatique de Ben Bella qui, après avoir été reçu en grande pompe par Kennedy, s’en alla chez Fidel Castro vilipender l’impérialisme américain. Il y avait aussi des informations qui me parvenaient par l’intermédiaire d’une newsletter, de la Mission permanente de l’Algérie aux Nations unies. 

C’est ainsi que je fus mis au courant de l’institution du Fonds de solidarité nationale et de la publication des décrets de mars (1963) mettant l’Algérie sur orbite socialiste «pour les siècles des siècles» ! Je sentais tout ça, et mes réactions avec, m’étant alors handicapé – Dieu merci – ni par l’autocensure ni par la langue de bois. Ceci dit, il ne faut surtout pas croire que je me suis restreint au rôle d’un chroniqueur pointilleux et scrupuleux. Ce n’était pas de mon âge ! Mon journal regorge, en fait, de moments savoureux d’amitié partagée, de délires oniriques et que sais-je encore ! Il y a aussi des passages où je donnais libre cours à mon imagination. Ces passages prenaient alors la forme d’un poème où le «spleen» de la dispute et de l’exaltation. Je ne terminerai pas sans citer ce que je considère comme étant le clou de mon immersion dans The American way of life. Ce fut le discours que prononça JFK himself sur la pelouse de la Maison-Blanche, à l’intention de 260 étudiants étrangers, provenant de 53 pays. Et j’étais du nombre ! Ce fut, incontestablement, un moment historique qui ne s’effacera jamais de ma mémoire… même si les phrases qui ont enregistré ce moment fort s’effilochaient aujourd’hui sur les pages jaunies de mon journal. J’ai décidé de ne pas en garder le contenu pour moi tout seul mais d’en faire part à mes contemporains mais surtout aux jeunes d’aujourd’hui en ce soixantième anniversaire de l’Indépendance. Ils seront intéressés, je présume, par les réflexions et réactions d’une jeune de leur âge, en des circonstances historiques mémorables. Mais pour que mon message passe, il faut d’abord trouver un éditeur qui ne soit intéressé que par les livres de cuisine ou de contes…
 

-Votre parcours universitaire est important ; d’étudiant modèle, vous y gravissez tous les échelons. Quel regard portez-vous sur toutes ces années passées à l’université ?    
 

Je porte sur elles un regard désabusé. Je m’explique : en 1967, date à laquelle je terminais ma licence es-Lettres, il n’y avait qu’une seule université dans tout le pays, celle d’Alger, et deux annexes, pour les propédeutiques seulement, à Oran et à Constantine. Ceci pour un effectif de 7000 étudiants. Aujourd’hui, il y a pratiquement une université ou un centre universitaire par wilaya, sans compter les grandes écoles, pour des centaines de milliers d’étudiants. La belle affaire ! Qu’en est-il du savoir scientifique, de l’esprit critique, de la réflexion indépendante, de la créativité ? Tout ceci a été jeté aux quatre vents par l’arabisation à marche forcée, l’islamisation forcenée, un dogmatisme sclérosant et bientôt, l’envahissement de l’université par un Capital vorace qui fera payer, rubis sur l’ongle, l’accès aux études supérieures. De phare de la société qu’elle était, l’université n’est devenue que le reflet d’une société qui se crispe sous l’effet combiné de l’opium et du bâton, pour paraphraser Mouloud Mammeri…
 

-Des projets en vue ?
 

Je tiens à vous informer que j’ai déposé, auprès de l’OPU, un recueil de communications universitaires et d’articles de presse intitulé : Algeria in english : il s’agit de la représentation de l’Algérie chez les écrivains de graphie anglaise (Anglais, Irlandais, Américains, Africains anglophones…). Ceci est un fruit de nos recherches et couvre une période qui va du XIVe siècle au XXe siècle. Actuellement, mon «work in progress» est un ensemble de lectures critiques en anglais et en français sur la littérature algérienne. Ces deux derniers livres en particulier présentent des pistes de recherche intéressantes pour les thésards francisants et anglicisants. Mais je dois vous avouer que ce que je souhaite le plus maintenant, c’est retourner à la littérature proprement dite, à la fiction, au théâtre. J’espère encore écrire un livre ou deux… si Dieu me prête vie. 

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