Seuls quelques médias français se sont intéressés à cette nouvelle fracassante, en s’appuyant sur une enquête publiée dans la revue trimestrielle XXI (tome 58, paru le 1er avril), réalisée par la journaliste indépendante Claire Billet.
Ça sent le soufre et autres gaz toxiques sous le drapeau tricolore. Les révélations sur le recours à grande échelle aux gaz toxiques par l’armée française dans sa guerre contre les révolutionnaires algériens font tomber un tabou et exposent au monde une facette dissimulée de la barbarie coloniale.
En pleine tempête électorale en France, le scandale n’a pas provoqué le séisme, mais des plaques tectoniques ont bougé s’agissant d’un crime de guerre.
Lors d’une conférence de presse consacrée au sujet et tenue le 7 avril à Paris, Christophe Lafaye, docteur en histoire contemporaine, archiviste et chercheur associé à l’université de Bourgogne, révèle que le 1er décembre 1956, l’armée française avait créé une section spéciale pour mener la guerre dans les grottes des massifs de l’Aurès et du Djurdjura, utilisées comme refuge tactique par les combattants de l’ALN et des populations fuyant les représailles.
Il s’agit de la batterie «armes spéciales» (BAS) du 411e Régiment d’artillerie antiaérienne (411e RAA). Des soldats, précise-t-il, sont formés à Bourges au 610e Groupe d’expérimentation et d’instruction des armes spéciales (GEIAS), et sont ensuite envoyés en Algérie pour mener cette guerre «spéciale». «Parmi les “armes spéciales” – euphémisme alors en vigueur – figurent des grenades, chandelles et roquettes chargées de gaz de combat, notamment le CN2D, contenant de la DM (diphénylaminechlorarsine)», rapporte le journal Le Monde dans son édition du 13 avril.
Il s’agit de produits chimiques toxiques aux effets irritants et incapacitants, censés forcer les moudjahidine à quitter leurs caches. Sauf qu’«ils peuvent devenir mortels en milieu clos, un cas de figure qui s’est révélé être courant après le dynamitage des entrées de grottes», ajoute l’auteur de l’article. Selon la journaliste Claire Billet, «l’armée française savait ce que c’était, ce qu’il y avait dedans, quand elle a décidé de l’utiliser en Algérie». Pourtant, la France est signataire de la Convention de Genève, s’indigne-t-elle sur le plateau de la chaîne TV5 Monde.
On a gazé les Algériens !
Seuls quelques médias français se sont intéressés à cette nouvelle fracassante, en s’appuyant sur une enquête publiée dans la revue trimestrielle XXI (tome 58, paru le 1er avril), réalisée par la journaliste indépendante Claire Billet. Cette dernière a en effet recueilli des témoignages inédits d’anciens militaires membres des «sections des grottes». C’est le cas de Jean Vidalenc, âgé aujourd’hui de 85 ans. Se remémorant une opération menée à Tolga (près de Biskra) en 1959, le témoin affirme avoir allumé un pot de gaz dans un refuge souterrain où s’était cachée une unité de l’ALN. Le lendemain, dix cadavres ont été découverts. «On a gazé les Algériens», précise-t-il.
Cité par Christophe Lafaye, un autre militaire du nom de Yves Cargnino, ancien de la 75e Compagnie aéroportée (CGAP), indique qu’il a personnellement mené 95 opérations entre 1959 et 1961, ayant abouti à la mort d’environ 200 indépendantistes algériens. «Nous étions entre 2500 et 3000. Nous avons eu beaucoup de pertes. C’est là que nous avons utilisé des gaz qui étaient soi-disant autorisés par la Convention de Genève (…). Que voulez-vous, qu’on me cite une seule guerre qui aurait été propre !» témoigne-t-il dans un article publié par le journal français L’Est Républicain. En 1959, et alors que le Plan Challe est lancé, le général de Gaulle ordonne la généralisation des «sections des grottes» sur l’ensemble du territoire algérien. «Au sein de l’armée du génie, des unités sont créées au cœur des compagnies de zone, mais aussi de celles d’interventions (génie parachutiste).
Des engagés volontaires français combattent dans ces sections, mais aussi de nombreux appelés du contingent. Certains ont témoigné en laissant des récits autobiographiques. La 75e Compagnie de génie aéroporté (CGAP) a même consacré un livre entier à son expérience combattante en Algérie, incluant la section des grottes. L’emploi du gaz CN2D y est évoqué comme son caractère mortel en milieu clos si la concentration est trop forte et le volume trop réduit», explique Lafaye.
Un secret d’État, un silence coupable !
«On connaissait les enfumades de la guerre d’invasion (1830-1848), on savait l’usage des “bidons spéciaux” de napalm, on découvre le gazage des grottes où se réfugiaient les combattants de l’ALN», commente le journaliste Akram Belkaïd sur son mur Facebook.
Pour l’historien Gilles Manceron aussi, cette «guerre des grottes» ravive le souvenir de ce que l’on avait appelé, dans les années 1840, «les enfumades». Mais si beaucoup de gens sont morts, on ne sait pas leur nombre, regrette-t-il au micro de RFI.
En effet, la guerre des grottes est un épisode méconnu de la guerre de 1954-1962. Le dossier fait partie des secrets cadenassés par l’armée française. Un aspect du conflit sous-documenté en raison d’un accès verrouillé aux archives, écrit le journaliste du Monde.
Sur le plateau de TV5 Monde, Claire Billet explique qu’il a fallu attendre 60 ans pour connaître ce recours aux gaz toxiques, parce qu’il s’agit d’opérations secrètes, parce que les archives ont été classées secret de la défense nationale et parce que les soldats se sont murés dans le silence jusqu’à ce que le besoin puissant les pousse, à l’approche de la mort, de libérer leur parole. Un élan d’expression qui indispose l’armée et provoque de la gêne, voire de la colère, au plus haut des autorités militaires et civiles.
Car les archives militaires françaises sont inaccessibles en vertu des lois. Christophe Lafaye en a fait l’expérience. «Lorsque nous avons demandé, en septembre 2021, la communication sur l’usage des armes spéciales en Algérie, nous nous sommes vu opposer, par le SHD, la loi de 2008 et son article sur les archives incommunicables (…), mais aussi la loi de prévention contre les actes de terrorisme du 30 juillet 2021», raconte-t-il. La mésaventure vécue par un étudiant chercheur travaillant sur la guerre souterraine en Algérie est aussi édifiante.
En novembre 2019, ce dernier a vu son domicile et son lieu de travail perquisitionnés par les services secrets français à cause de son enquête sur le sujet. Il ne sera finalement pas poursuivi, mais cet épisode donne une idée sur la sensibilité du dossier. La peur et la rétention qui en découlent empêchent l’écriture de cette histoire. «Il est difficile de chiffrer précisément le nombre d’unités dévouées à cette tâche ainsi que le nombre total d’opérations réalisées et les bilans», écrit Lafaye.
(Conférence du Dr Christophe Lafaye le 7 avril 2022 )
L’appel des historiens
Le 18 mars dernier, lors d’une cérémonie organisée à Paris à l’occasion du 60e anniversaire du cessez-le-feu en Algérie, Emmanuel Macron appelait à «un apaisement des mémoires». «Un “apaisement des mémoires” qui requiert que la mémoire soit d’abord retrouvée, alors qu’elle flanche encore sur certains aspects de la guerre, de l’histoire, et que l’accès aux archives est encore partiel», commente la chroniqueuse de radio France Culture.
Quelques jours après, des historiens ont appelé les autorités à ouvrir des archives militaires sur l’utilisation d’armes chimiques, par l’armée française, pendant la guerre d’Algérie. Selon ces historiens, ces faits sont connus, mais n’ont pas été travaillés parce qu’ils renvoient à des questions taboues et que les archives sont «cadenassées».
Dès lors, la démarche de l’Elysée apparaît contradictoire, voire hypocrite. «J’ai du mal à comprendre ce qui se passe. D’un côté on ouvre certaines archives et d’un autre on les referme, on a l’impression qu’il y a un empilement des lois, que c’est un sujet sensible et compliqué», avoue Claire Billet. L’appel des historiens prend tout son sens. «Monsieur le Président n’ayez pas peur, ouvrez les archives sur la guerre des grottes», répète Christophe Lafaye, arguant qu’on ne peut parler de réconciliation avec l’Algérie sans établir toute la vérité sur cette guerre.
L’universitaire estime, à juste titre, que c’est le moment ou jamais d’écrire cette histoire, avant que les derniers témoins disparaissent. «Il est temps pour les citoyens français de regarder ces violences de guerre bien en face, pour mieux comprendre ce passé qui ne passe pas», affirme Lafaye, s’appuyant sur l’exemple de l’Allemagne réunifiée qui n’a pas eu peur, selon lui, d’ouvrir les archives de la Stasi, et dont la démocratie en est sortie plus forte. En Algérie, malgré des tentatives individuelles (lire l’encadré), cet aspect demeure un chaînon manquant dans l’histoire de la guerre d’indépendance.
En attendant une réaction officielle, les révélations faites à Paris n’ont pas encore connu d’écho parmi l’opinion publique. Pourtant, comme le signale le chercheur en histoire Hosni Kitouni, «ces massacres de prisonniers par l’usage de gaz létaux interdits par les conventions internationales peuvent être constitutifs de crimes de guerre».
(Ouverture de l’article de Claire Billet, illustrations de Benoît Hamet, Revue XXI)
Le massacre de Ghar Ouchettouh
Abdelhak Benzaïd est un Algérien passionné d’histoire qui a documenté le gazage de la grotte Ghar Ouchettouh. Le dimanche 22 mars 1959, rapporte-t-il, le commandement français avait ordonné de passer au peigne fin toute la zone à l’est de N’gaous (au sud-ouest de Batna) dans le but de déloger des unités combattantes de l’ALN, abritées dans l’oued Terchiouine. Sur le flanc est du ravin se trouve la grotte Ghar Ouchettouh, où le commandement de l’ALN-FLN avait installé, dès 1956, un atelier de couture, un dépôt de vivres et de médicaments, et même un hôpital occasionnel. Pour échapper aux exactions, plus d’une centaine de personnes, dont des enfants de l’école coranique, se réfugièrent dans la grotte, rapporte Benzaid. Devant les sommations des paras français, elles préfèrent rester à l’intérieur. Le lendemain, la section des grottes du 7e RTA intervient avec des armes spéciales. «Une fois à l’intérieur, on actionna le dispositif et l’explosion de ces bombes produisit un carnage et entraîna l’éboulement d’une partie du plafond ; quatre corps ensevelis sous des blocs de roc se trouvent toujours dans le Ghar des martyrs. Finalement, on a eu recours aux armes chimiques. Deux barils de gaz toxiques habituellement employés pour la “neutralisation” des grottes y sont déversés par une équipe spécialisée, entraînant la mort par asphyxie de la majorité des personnes ayant survécu à l’explosion», écrit Benzaid sur sa page Facebook. Les victimes du massacre, dont les noms sont listés, seront enterrées quelques jours après dans un cimetière aménagé sur la rive opposée du ravin. Ils furent ensuite exhumés et inhumés au cimetière des martyrs de Tinibaouine au lendemain de l’indépendance. Dans un communiqué publié à Tunis le 5 mai 1959 et rapporté par l’Associated Press, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) a condamné «un crime ignoble» ayant fait 112 victimes, en majorité des femmes et des enfants. Le massacre est documenté aussi sur des vidéos YouTube, avec des témoignages de rescapés.