Repère : Les tourments «existentiels» de la presse nationale

30/11/2023 mis à jour: 23:06
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Chaque ministre de la Communication qui arrive apporte sa «touche» dans le processus de renforcement de l’arsenal juridique entrant dans le cadre de la «réorganisation» de la presse. L’actuel ministre ne fait pas exception à la règle. Il a été entendu par les deux Chambres parlementaires pour défendre les deux projets de loi qu’il a présentés concernant la presse écrite, numérique et audiovisuelle.

Deux textes qui auront, sans l’ombre d’un doute, l’aval des députés et sénateurs, parce qu'avancés comme des dispositifs juridiques vitaux pour le développement de la presse nationale.

Comme ses prédécesseurs, on a senti le nouveau responsable du secteur médiatique très enthousiaste à l’idée qu’avec ces nouveaux textes de loi, les choses vont s’améliorer ostensiblement. Il est allé jusqu’à dire que cette presse a besoin d’une «révolution» pour s’émanciper et s’affranchir de tous ses goulets d’étranglement.

Le ministre veut donc marquer de son empreinte son passage à la tête de ce secteur qui, ce n’est un secret pour personne, connaît une régression inquiétante qui n’échappe pas à son constat. Hier encore classée comme la presse la plus entreprenante et la plus libre du monde arabe, elle est aujourd’hui au milieu du gué ne sachant pas trop comment faire pour retrouver un lustre qui semble à jamais perdu.

Critiquée de toutes parts, la presse nationale a, en effet, un problème «existentiel» sérieux à partir du moment où elle n'arrive pas à se situer en fonction de ses exigences, de son rôle dans la société, de ses rapports avec le pouvoir.

Si la presse gouvernementale ou équivalente n’a visiblement pas de gros soucis d’adaptation à un environnement politique et social difficile et compliqué avec lequel elle n’a pas de difficultés à se fondre, la presse indépendante, pour sa part, s’avère plus concernée par les changements annoncés si tant est que ces derniers lui apportent un peu plus d’ouverture et de liberté de mouvement indispensables à son rayonnement.

Le ministre dont le discours va toujours dans le sens de l’amélioration du produit médiatique, pas seulement sur le plan professionnel, évite dans ce contexte d’aborder l’épineuse question de la liberté d’expression qui reste le point le plus important dans le chantier de la réorganisation dont il est fait référence.

La liberté d’expression au sens large du terme, liberté de critique et d’analyse, existe-t-elle vraiment dans notre pays ? Si pour la sphère officielle, cette question ne mérite même pas d’être abordée tant elle coule de source (...), elle reste très pendante pour les journalistes qui ne savent quoi répondre parce qu’estimant évoluer dans un climat  truffé d’incertitudes et de non-dits. Il n’est qu’à voir dans quelles conditions psychologiques travaillent les rédactions pour se faire une idée des blocages qui existent et qui agissent dans le fonctionnement intellectuel des gens de la profession.

Des frontières invisibles se dressent dans les têtes, balisant la perception des événements : ceci, oui, cela pas touche, ça s’est risqué… En somme, c’est un secret de polichinelle de dire que les journaux indépendants se sentent comme ligotés par un esprit d’autocensure poussé souvent à l’extrême et qui leur fait perdre le sens de l’initiative. Pourquoi autant de retenue, de repli sur soi, alors que le président de la République en personne ne rate aucune occasion qui lui est offerte pour rappeler que la «presse en Algérie est totalement libre».

Lors de l’interview qu’il avait accordé à l’envoyée spéciale de la chaîne qatarie Al Jazeera, l’Algérienne Khadidja Bengana, il avait soutenu, à une question sur la liberté de la presse, que la presse algérienne «a toute la liberté de critiquer», à condition de ne pas verser dans la diffamation, l’insulte et l’outrage.

Si ce n’est pas une ligne de conduite qui est amorcée en filigrane par le sommet, il faut quand même s’interroger sur le dramatique recul de la presse indépendante dont le sens de l’objectivité et la maturité professionnelle ne sont pourtant jamais mis en cause. Faut-il briser les non-dits pour revoir cette presse de nouveau active dans le sens où l’Algérie a besoin d’un contre-pouvoir médiatique alerte et rigoureux pour avancer ?  Faut-il sortir de l’ornière de l’autocensure oppressante pour redonner une vie médiatique plus dense ?

L’Algérie, de toute évidence, a besoin de se donner une crédibilité internationale à la mesure de ses ambitions en s’ouvrant à la transparence. Et pour cela, elle ne doit pas craindre une presse libre qui servira de rempart aux dépassements et dérives de toute nature protégés par une certaine impunité. Dans les pays démocratiques, la liberté de la presse et d’opinion est élevée au rang de sacerdoce.

En Algérie, on a l’impression qu’elle s’articule dans un slogan de pure forme, passe-partout pour se donner bonne conscience. D’ailleurs, il n’y a pas un dirigeant, un responsable qui soutiendra que le pouvoir a neutralisé volontairement la presse. Tous diront que notre presse a toute latitude de s’exprimer comme elle l’entend à condition qu’elle respecte les règles déontologiques.

De telles réponses évidemment sont contre-productives pour un sujet qui mérite un large débat. On connaît les dégâts que peuvent faire la langue de bois et la propension à nourrir perpétuellement un unanimisme stérilisant. Mais où se situe donc le hiatus ? Pourquoi chez nous s’obstine-t-on à refuser à la presse un statut qui fait d’elle une entité mature consciente des enjeux qui l’entourent ?

Pourquoi continuer à la considérer comme un agitateur rompu à la seule fonction de noircir le tableau, alors que c’est par la critique que les corrections de la société peuvent se réaliser ? Au-delà des lois qui sont promulguées pour la protéger et lui permettre d’exercer en toute confiance, la presse qui se trouve aujourd’hui  dans une situation d’expectative angoissante, a surtout besoin de la réaffirmation d’une volonté politique claire à  propos des espaces de liberté dans lesquels elle pourra sans contrainte s’épanouir.

Le cadre juridique est certes essentiel pour structurer le travail des professionnels, mais c’est la clarification politique qui mérite un approfondissement pour être en conformité avec notre Constitution laquelle dans son chapitre «Droits fondamentaux» article 19  stipule que «la République garantit la liberté de la presse et des autres moyens d’information, la liberté d’association, la liberté de parole et d’intervention publique ainsi que la liberté de réunion». La Loi fondamentale est précise. C’est son application qui pose problème.

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