Rencontres avec l’association Josette et Maurice Audin (AJMA) : Mathématiques, mémoire et émotions…

01/06/2022 mis à jour: 11:07
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Pierre Audin intervenant lors d’une rencontre citoyenne ce dimanche à Alger

Depuis le samedi 28 mai, une importante délégation de l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA), conduite par ses deux «Pierre», en l’occurrence son président, Pierre Mansat, et Pierre Audin, le fils du chahid 
 

Maurice Audin, est en Algérie, et ce, jusqu’au 6 juin. L’association inscrit cette visite dans l’esprit du 60e anniversaire de l’Indépendance. C’est aussi pour «contribuer à renforcer les liens de solidarité entre les peuples algérien et français», lit-on dans un texte de l’AJMA publié en amont. 

En plus de Messieurs Mansat et Pierre Audin, la délégation comprend d’autres cadres de l’association : Line Audin, Fatiha Hassanine, la journaliste Mina Kaci, ou encore l’avocate Claire Hocquet. Sont également du voyage les historiens Gilles Manceron, Christophe Lafaye et Alain Ruscio, ainsi que le mathématicien René Cori, la juriste Catherine Teitgen-Colly et les documentaristes François Demerliac et Saïd Aït Ali Saïd. Il convient de signaler en outre la présence, au sein de la délégation, de la journaliste de L’Humanité Rosa Moussaoui. 

L’écrivaine Sandrine-Malika Charlemagne devait être de la compagnie. Elle devrait rejoindre l’équipe incessamment. Difficile de rendre compte en quelques lignes de l’agenda intense et riche en rencontres et en émotions de nos camarades de l’AJMA. Retenons tout de même quelques stations de leurs pérégrinations. 

Le jour même de leur arrivée, samedi dernier, moment hautement symbolique : Pierre Audin, accompagné de ses copains de l’AJMA, se rend à la place qui porte depuis 1963 le nom de son père, virant le «Lyautey» de sinistre mémoire. 

Et l’on a vu, depuis, plein d’images sur les réseaux sociaux de Pierre posant devant la stèle érigée en 2012 à la mémoire de Maurice Audin, posant avec ce sourire qui orne son doux visage, et brandissant le poing comme sur toutes ses photos. Sur d’autres images, on le voit échangeant allègrement, peu après son arrivée à Alger, avec des supporters de l’USMA au pied de Maqam Echahid. 
 

Un programme intense
 

Le lendemain, Pierre Audin est reçu, nous apprendra l’APS, par le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdelbaki Benziane. Cette rencontre vise à «encourager le travail commun entre les établissements algériens de la recherche scientifique et l’Association Josette et Maurice Audin pour définir les normes en matière d’enseignement des mathématiques», a assuré le ministre, selon l’APS. L’association a indiqué de son côté, via sa page Facebook : «Pierre Audin annonce les futurs développements du Prix de mathématiques Maurice Audin. En France avec le soutien de l’Académie des sciences. En Algérie, le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdelbaki Benziane, annonce la pérennisation du prix. 

Et la création d’une chaire Maurice Audin en Algérie, qui accueillerait un(e) mathématicien(ne) français(e) en miroir de celle qui existe déjà en France.» Ce même dimanche, Pierre qui, faut-il le rappeler, est mathématicien comme Josette et Maurice, ses parents, a donné une conférence, en compagnie de René Cori, à de jeunes étudiants de la toute nouvelle École nationale supérieure de mathématiques, relevant du pôle technologique de la ville nouvelle de Sidi Abdellah. 

Le lundi matin, cap sur Oran, où l’AJMA a multiplié les échanges avec différents publics. Pierre a donné ainsi une conférence à l’Ecole nationale polytechnique d’Oran qui, faut-il le souligner, porte depuis 2017 le nom de Maurice Audin. Il y a eu également d’autres rencontres à l’université Oran 1 et 2, ainsi que des conférences et des tables rondes à caractère historique au Crasc. 

La délégation devra ensuite se rendre à Constantine avant de revenir à Alger où, le 4 juin, elle attribuera le Prix Audin de mathématiques à Samir Bedrouni, chercheur à l’USTHB et colauréat du prix avec le mathématicien Yacine Chitour. Ce dernier s’est vu attribuer son prix en France, où il est établi. Cette première cérémonie s’est déroulée précisément le 23 mai, à l’Institut Henri Poincaré, à Paris.
 

«Nous n’avons jamais retrouvé mon frère»
 

Dans ce rapide survol des principales escales de l’AJMA et ses compagnons, il nous faudrait nous arrêter sur deux rencontres citoyennes importantes, qui ont eu lieu ce dimanche après-midi, et qui se sont étalées en tout de 14h30 à 19h passées. 

Ces rencontres se sont déroulées en deux temps mais au même endroit, à savoir des locaux nichés dans un bel immeuble haussmannien relevant d’une boîte qui s’appelle VIP Classroom. C’est juste en face de la fac centrale, à deux pas de la place Audin. 

La première a réuni les membres de l’association avec des écrivains, des universitaires, des journalistes… Et c’est notre ami, le poète et écrivain Lazhari Labter, qui s’est chargé d’ameuter tout ce beau monde, une vingtaine de personnes en tout. 

Parmi les présents : Fatma Oussedik, Nacer Djabi, Abderrezak Dourari, Hocine Belaloufi, Nordine Azzouz, Djamel Mati, Zafira Ouartsi de Artissimo, la cinéaste Viviane Candas, ou encore le producteur Mehdi Benaïssa… La deuxième rencontre, qui a été coordonnée par Fatma Oussedik et Amel Hadjadj, se voulait quant à elle un espace d’échange avec d’anciennes militantes de la cause nationale et des militantes féministes de la génération actuelle. 

Y ont pris part, entre autres, Fadhila Chitour Boumendjel, Khaoula Taleb Ibrahimi, Louisa Oussedik, Djouher Ziat, l’historien Mohammed Rebbah, Marie-France Grangaud, Fatiha Briki, Me Aouicha Bekhti, Soumia Salhi, Hassina Oussedik, Zaki Hannache, Khaled Drareni, Sara Ladoul, ou encore le professeur Mahana Abdesselam. La salle était archi-comble, et le public continuait d’affluer, animé par l’espoir de rencontrer Pierre Audin.

Ce n’est que vers 18h que le fluet matheux en lunettes finit par rejoindre l’assemblée, accaparé qu’il était par de nombreux rendez-vous. C’était émouvant de découvrir que quelques-uns parmi les présents étaient d’anciennes et d’anciens élèves de Josette Audin, alors prof de maths au lycée Pasteur, à Alger. 

C’est le cas de notre amie Hassiba Khorsi ainsi que de Mme Oussedik, qui agrémentera les présents d’anecdotes amusantes. Parmi les moments forts de ces rencontres citoyennes, le témoignage de Djouher Ziat, ancienne militante indépendantiste, dont le frère, Ali, qui était profondément engagé lui aussi dans le combat libérateur, a été enlevé par l’armée française et est porté disparu à ce jour. 

Cela s’est passé en septembre 1958, à Hadjout. «Mon frère a été enlevé le 18 septembre 1958, il avait 18 ans. A ce jour, nous n’avons jamais retrouvé son corps et notre douleur demeure intacte», soupire Mme Ziat.
 

«Traumatisme transgénérationnel»
 

Autre moment fort : la prise de parole de Fadhila Chitour Boumendjel, l’admirable présidente du réseau Wassila et qui n’est autre que la maman de Yacine Chitour, le colauréat du Prix Maurice Audin de mathématiques. Fadhila Chitour est également la fille d’Ahmed Boumendjel et la nièce de Ali Boumendjel, assassiné le 23 mars 1957 à El Biar. S’adressant à Pierre Audin, Mme Boumendjel-Chitour lance : «Je n’étais pas à Paris quand mon fils a reçu le prix, mais j’ai entendu son allocution. Je vous avoue que la haute voltige de la théorie du contrôle, je n’y connais rien. 

En revanche, j’ai été terriblement émue par le passage où il vous a interpellé pour vous dire : ‘‘Nous ne partageons pas seulement l’amour des mathématiques (…), il y a autre chose qui unit nos deux familles. 

C’est un énorme traumatisme et un énorme chagrin’’.»  Yacine Chitour parlait de sa «famille maternelle», les Boumendjel, comme l’explique Mme Chitour. «J’ai vu à quel point il avait été ému, et à quel point ce traumatisme de la Guerre de libération  a été transgénérationnel», note-t-elle. 

Fadhila Chitour regrette le fait que «Malika Amrani (l’épouse du chahid Ali Boumendjel, ndlr) n’a pas eu la chance qu’a eue votre défunte maman, c’est-à-dire qu’enfin elle a pu partir en connaissant la vérité, alors que Malika est décédée avant de savoir que Ali ne s’était pas suicidé comme on l’a répété pendant des décennies mais qu’il a été bel et bien assassiné».
 

Fadhila Chitour Boumendjel a regretté aussi le fait que les derniers gestes de reconnaissance consentis par le président français Emmanuel Macron n’aient concerné que «deux martyrs, Maurice Audin, ensuite Ali Boumendjel». «Il ne faut pas réserver la reconnaissance à des figures emblématiques et symboliques uniquement», clame-t-elle. 

Pour la présidente du Réseau Wassila, la reconnaissance de tous les crimes coloniaux, pour toutes les victimes, «honorerait l’Etat français et le président français, comme il l’avait fait lorsqu’il était candidat à la présidence, et qu’il avait qualifié le colonialisme de crime contre l’humanité». Et d’espérer «qu’enfin on l’entende dire que la colonisation a été une abomination». 
 

«Le combat de ma mère n’est pas terminé»
 

Prenant la parole en dernier, Pierre Audin dira d’emblée : «Je pense que le combat de ma mère n’est pas terminé». «Mais il y avait, poursuit-il, une satisfaction en ce qui la concerne. C’est le fait de reconnaître (par Emmanuel Macron, le 13 septembre 2018, ndlr) qu’il n’était pas question que de Maurice Audin, il était question du système qui avait été mis en place à l’époque. 

Dans sa déclaration, le président de la République française disait clairement que l’objectif, ce n’était pas de déjouer des attentats ou des choses de ce genre, que c’était de terroriser la population et que c’était l’objectif de la ‘‘bataille d’Alger’’. Ça s’appelait ‘‘la bataille d’Alger’’ parce que Massu a décidé de l’appeler ‘‘bataille d’Alger’’. 

Mais une bataille, normalement, c’est entre deux armées. Là, ce n’était pas un combat entre deux armées. Il y avait une armée et le peuple. Donc, il s’agit d’écraser le peuple par une armée et ça, ça n’a rien à voir avec une bataille. Et c’est quelque chose qui est contenu dans la déclaration du président de la République». 
 

Pierre Audin se désole que l’on n’ait pas mesuré la portée historique et politique du geste de M. Macron : «Je trouve que c’est dommage que les autorités algériennes aient réagi à propos de cette déclaration en disant : ‘‘C’est une affaire franco-française’’. Ce n’est pas une affaire franco-française. 

Et ça ne concernait pas que Maurice Audin qui était un symbole, pas une bavure», martèle le fils Audin. «C’est un symbole de milliers d’autres, et c’est décrit par la déclaration. Il me semble que ç’aurait été bien que du côté algérien on reconnaisse qu’il y avait eu à cette occasion-là un pas important qui a été franchi. 

Parce que quand on fait la fine bouche et qu’on dit ‘‘c’est une affaire franco-française’’, que ça ne nous concerne pas et ça ne concerne que Maurice Audin, pendant ce temps, le président de la République française subit d’autres pressions. Il finira alors par donner des gages à d’autres courants en France, en particulier la droite et l’extrême droite pour faire d’autres avancées qui ne vont pas forcément dans le sens qu’on attendrait, nous.» Pierre Audin en est convaincu : «A propos de la torture, on pouvait difficilement faire mieux comme déclaration, venant du président de la République française». 

Il rappelle la réaction de sa mère qui «n’avait pas sa langue dans sa poche» lorsque François Hollande «s’est contenté de dire que Maurice Audin est mort en détention. Elle s’est lâchée dans les médias et a dit ce qu’elle pensait de François Hollande. 

Le président suivant, quand il a fait sa déclaration, il n’avait pas trop envie d’entendre le même genre de choses». Pierre révèle dans la foulée que le cabinet d’Emmanuel Macron, sur instruction du président français, a reçu les membres de la famille Audin avant de rendre publique sa déclaration du 13 septembre 2018. «Quelques jours avant de faire sa déclaration, son staff nous a réunis à l’Elysée et nous a demandé ce qu’on pensait du texte en précisant que si ça n’allait pas, il (le Président) reviendrait en arrière. 

On a ainsi discuté la moindre virgule dans le texte». Pierre Audin insiste : «Je pense qu’il est impératif que ce texte soit connu et soit lu, parce qu’il y a des choses importantes dedans. Pas sur toute la guerre, mais sur la torture, il y a des choses vraiment importantes». 

Il répète, à regret : «C’est dommage qu’on ait loupé le coche parce qu’on aurait pu avoir d’autres avancées». Il cite à l’appui la déclaration du 2 mars 2021 faite par Macron au sujet de l’affaire Ali Boumendjel, et que Pierre juge «insuffisante». «Il a parlé d’Ali Boumendjel mais il aurait pu dire à cette occasion-là qu’on a assassiné Ali Boumendjel comme on a assassiné d’autres intellectuels qui auraient pu faire l’Algérie nouvelle. Dire que l’objectif (de l’assassinat) d’Ali Boumendjel, c’était de se débarrasser de cadres algériens de l’Algérie nouvelle ; qu’on a voulu empêcher que cette Algérie puisse naître. 

Mais il n’y avait rien de cela (…) Et ça, estime Pierre Audin, ça vient quand même aussi de la réaction des autorités algériennes. Chaque fois que le président de la République française fait un pas, ils font la fine bouche et c’est dommage.» 

 

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