Un tour des quartiers du Grand Tunis te met dans l’évidence du rejet systématique de la population du système politique installé après la chute de Ben Ali, en 2011.
Décennie noire ! C’est l’appellation courante dans les quartiers pauvres ou aisés. Les islamistes d’Ennahdha sont accusés d’être derrière tous les maux du pays. Le Tunisien lambda est encore attaché à un Président fort symbole de l’Etat ; il ne trouve aucun inconvénient à lui remettre les rênes du pays. «Il n’y a plus de risque de retour de la dictature !» assurent des dizaines de personnes interrogées par El Watan. Pourtant, l’opposition et la société civile multiplient les critiques virulentes contre le président Saïed et sa Constitution. «Nous ne voulons surtout pas retourner à l’avant-25 juillet 2021, avec Ennahdha et ses alliés», assurent-ils.
Autant la classe politique a perdu la confiance du citoyen de la rue, autant ce dernier accorde pleine confiance au président de la République, Kaïs Saïed. «Je n’ai pas lu le contenu du projet de la Constitution. Mais je vais mettre un ''oui'' parce que je fais confiance au Président Saied et j’en ai assez de ce régime à trois têtes qui a déstabilisé la Tunisie», assure Adel, professeur hospitalo-universitaire. Pour ce père de trois jeunes adultes, dont deux sont déjà basés à l’étranger, en France et en Allemagne, «l’avenir est flou et il faut redresser l’autorité de l’Etat ; cela ne saurait se faire sans un Président fort, disposant des pleins pouvoirs». Adel ne craint nullement que Saïed se transforme en dictateur. «Les Tunisiens ne se laissent plus faire par des incompétents et ce n’est pas très grave si cela s’accompagnerait d’un soupçon de dictature», réagit-il aux interrogations d’El Watan sur les risques de retour de la dictature.
Les propos de Adel sont exprimés autrement par Walid, un diplômé chômeur de 32 ans. «J’espère que la rigueur observée dans la magistrature, avec la révocation de 57 juges, va s’étendre au monde du travail, où les recrutements sont régis par les réseaux et les pots-de-vin», déplore-t-il. Le Président Saïed porte l’espoir de ces franges de la population tunisienne, déçues par les divers gouvernements ayant dirigé le pays après le départ de Zine El Abidine Ben Ali. «La situation était meilleure sous Ben Ali, soucieux du petit peuple ; mes gains journaliers en 2010 me permettaient d’assurer le quotidien de ma famille, plus jamais maintenant. Je ne peux plus ramener de la viande de volaille dans mon couffin, ni des fruits», assure Rafik, chauffeur de taxi.
Amertume
Les propos des citoyens tunisiens traduisent de l’amertume et de la déception de cette décennie ayant suivi la révolution du 17 décembre 2010/14 janvier 2011. «Des voleurs nous ont gouvernés durant cette dernière décennie et tant mieux que Saïed soit là pour nous débarrasser de cette mafia», estime Yassine, greffier de justice, qui «a de l’espoir pour la première fois en Tunisie». Yassine rappelle comment «les partis politiques ont trahi leurs électeurs et se sont concentrés sur la répartition du gâteau, d’où ces diverses alliances contre nature entre des laïcs et Ennahdha». Ces citoyens n’accordent aucun intérêt aux propos des opposants qui ne cessent d’occuper les tribunes pour critiquer le projet de Kaïs Saïed.
En apportant la réaction de la rue aux partis politiques et aux organisations de la société civile, ces derniers insistent sur les écarts du Président Saïed par rapport à la Constitution. «Tu sens clairement que ces partis et ces ONG ne reflètent pas le son de cloche de la rue», constate une diplomate occidentale après une tournée à travers le pays. «La Tunisie est partie pour une longue période de dictature», regrette Ajmi Lourimi, dirigeant des islamistes d’Ennahdha ; il constate l’absence d’intérêt de la rue à ce référendum. «Il y a pratiquement absence de campagne dans la rue ni pour ni contre le projet de la Constitution», ajoute-t-il, en attirant l’attention sur l’absence d’affiches dans les espaces d’affichage.
Il est à souligner que le référendum du 25 juillet est précédé d’une campagne du 3 au 23 juillet et que des espaces sont réservés pour des affiches, aussi bien favorables qu’opposées au projet de la Constitution. Néanmoins, ces espaces sont restés vides. La Tunisie se dirige clairement vers le retour du régime présidentialiste.
Tunis
De notre correspondant Mourad Sellami
Un expert de l’ONU dit sa «profonde inquiétude» sur l’état de la justice tunisienne
Un expert de l’ONU a exprimé hier «sa profonde inquiétude» après que le président tunisien ait dissous le Conseil supérieur de la magistrature en février et limogé sommairement 57 juges en juin. «Je suis profondément préoccupé par l’impact négatif des récentes actions du président Kaïs Saïed sur l’indépendance judiciaire et le droit à un procès équitable et à l’accès à la justice pour tous en Tunisie», a déclaré Diego Garcia-Sayan, rapporteur spécial des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats, cité dans un communiqué, relayé par l’AFP. «Je suis extrêmement inquiet pour la santé des juges qui ont pris la décision très personnelle de lancer une grève de la faim pour protester contre ces mesures», a ajouté l’expert onusien. Le président tunisien a révoqué les 57 magistrats le 1er juin en les accusant de corruption et entrave à des enquêtes, après avoir renforcé sa tutelle sur le système judiciaire. Depuis le 25 juillet 2021, assurant agir dans l’intérêt du pays, K. Saïed concentre tous les pouvoirs et dirige la Tunisie par des décrets-lois.
R. I.