La poésie de guerre portée principalement par les femmes a été au cœur de la conférence animée, vendredi,
par l’auteur et anthropologue Ramdane Lasheb à Agouni-Fourrou, dans la région des Ouacifs.
Invité par l’association culturelle Tanekra dans le cadre de ses conférences thématiques et de la célébration de la Journée nationale du chahid, l’auteur et anthropologue Ramdane Lasheb a partagé avec un auditoire attentif un exposé sur ses travaux en matière de poésie de la glorieuse guerre de Libération nationale portée par les femmes. Un aspect d’une importance ô combien avérée, malheureusement négligé.
Ce à quoi justement le fils de Tala Khellil, dans la région des At Douala a tenté de remédier en s’intéressant à ce que les femmes de son village ont pu produire comme œuvre poétique durant la guerre de Libération nationale. Une poésie de «circonstance» dictée par cette conjoncture de guerre avec ses lots de feu, de sang, de douleurs, de séparations et de privations face auxquels seul le mot bien ciselé et rimé peut faire face par ses multiples vertus avérées.
Pour le conférencier, la mission de la femme durant la guerre de Libération nationale ne s’est pas limitée à ses rôles «visibles» d’assurer le gîte, la restauration, le renseignement, comme souvent souligné, mais à une mission de «galvanisation» et de «soutien moral», missions insoupçonnées par son efficacité, à savoir la poésie face à laquelle la soldatesque coloniale a souvent craqué.
Un corpus de plus d’une centaine de poèmes
Il n’y a pratiquement pas un seul fait lié à cette guerre qui ne soit immortalisé dans une composition poétique souvent «instantanée» mais «anonyme» car répondant au besoin pressant de s’exprimer par la parole faute de pouvoir réagir autrement.
Et qu’est-ce qui a donné l’idée d’explorer ce genre littéraire à part ? «C’est la quantité et la qualité de ce genre de poésie qui m’a stimulé et m’a motivé à l’explorer, d’où mon premier ouvrage intitulé Chants de guerre des femmes kabyles consistant en une présentation d’un corpus de 81 poèmes exclusivement collectés dans l’espace du village de Tala Khellil. Il sera suivi d’un autre ouvrage, celui-là, totalement en tamazight, intitulé Lgirra n 1954-1962 deg tmedyazt n tilawin, édité en 2015.
Cet ouvrage est une étude portant sur un corpus de plus d’une centaine de poèmes, collectés à travers l’espace de toute la commune des At Douala». Et quid du travail de collecte proprement dit ? A ce sujet, Lasheb affirme avoir recueilli ces corpus de poèmes auprès des «véritables dépositaires, celles qui ont participé à leur production et à leur diffusion».
Une œuvre pas de tout repos puisque précise-t-il, il a fallu «plusieurs entrevues avec les dépositaires de ce type poétique pour constituer notre corpus même si la collecte en elle-même s’est faite sans difficultés majeures tant les femmes sollicitées ont toutes répondu positivement et ont montré une disponibilité, un intérêt et une envie de partager leur production poétique».
Mais à quel niveau, donc, se situe la difficulté majeure rencontrée ? Un écueil que l’invité de Tanekra affirme avoir rencontré quand il s’agissait «d’aborder avec lesdites femmes, quelques thématiques comme la torture, le viol sur des femmes». «Mes interlocutrices avaient du mal à parler et peu de femmes parmi celles qui ont été torturées et ayant enduré des souffrances et des supplices ont accepté de témoigner.
Plus d’un demi-siècle après la fin de cette tragédie, les femmes torturées ont toujours du mal à s’extérioriser et à parler des souffrances et des supplices qu’elles ont subi pendant cette période. Elles sont encore brisées. Celles que nous avons approchées et qui ont accepté de parler s’autocensurent».
«Certains faits subis comme les viols sont passés sous silence, par pudeur. Une pudeur que l’on retrouve, d’ailleurs, dans les productions poétiques de ces mêmes femmes pour évoquer le viol en usant d’un code, d’un lexique judicieux ou en recourant à des figures rhétoriques», explique le conférencier, faisant entendre à l’assistance, des poèmes collectés auprès de femmes de son village.
«Logique de résistance»
Des viols à propos desquels certains anciens appelés de l’armée française ont osé rompre le silence, avouant, selon l’intervenant, que «les viols sur des femmes n’ont pas été, de simples «dépassements», mais ont eu un caractère massif particulièrement pendant l’opération Challe, en 1959 et 1960.
Concernant les objectifs de cette œuvre, son auteur affirme qu’elle répond à un travail de sauvegarde d’un pan du patrimoine culturel orale kabyle en voie de disparition, qui obéit à un processus de collecte, d’identification, de transcription, d’étude et de promotion. Se voulant plus explicite, Lasheb soutient qu’il ne s’agissait pas pour lui de «revitaliser cette poésie, c’est-à-dire de la sauvegarder dans le sens de la viabilité, puisque celle-ci est déjà en voie de disparition, mais de conserver la mémoire de ce qui a existé dont la connaissance est précieuse pour les générations futures».
Mais quelle est la fonction de ces poésies de guerre qui ? A cette interrogation, Lasheb réplique que les femmes kabyles «n’ont pas seulement apporté assistance et aide logistique aux combattants mais elles ont aussi, su inventer une arme redoutable, d’une valeur esthétique dont, seules, elles, connaissent le secret. Face aux armes des soldats, elles ont opposé la poésie. La résistance des femmes par la parole ne date pas de la guerre d’indépendance.
Elle apparait toujours lors des périodes de résistance face à l’envahisseur. A chaque fois que les valeurs et traditions du groupe sont menacées ou que la vie de la communauté est mise en danger par un ennemi, les femmes berbères gardiennes du temple renouent avec la tradition de résistance en produisant une littérature féminine conséquente».
Pour lui, la poésie de guerre est le «produit de cette logique de résistance face aux dangers externes», expliquant que la poésie de guerre apporte un soutien psychologique à la population, en général, et aux familles endeuillées par la mort d’un des leurs au maquis, en particulier. «Les femmes, en chantant ou en déclamant notamment les poèmes qui louent la bravoure des combattants et ceux qui dénoncent la traîtrise, apportaient un soutien moral aux résistants et faisaient mobiliser et galvaniser les troupes de l’ALN.
Pendant la guerre d’indépendance, cette poésie chantée offrait une fonction politique de résistance. Elle a permis non seulement à la population d’apaiser la douleur occasionnée par les affres de la guerre mais elle était aussi mobilisatrice car elle mobilisait et galvanisait les troupes de l’ALN.» Dans la foulée de cet exposé, une habituée de ces rencontres de Tanekra, Dahbia Kennane, a donné de la chair de poule aux présents en déclamant bien des poèmes liés à la guerre de Libération nationale lors de laquelle elle a perdu ses parents qui ont été «enterrés vivants» pas loin du lieu où se tenait la conférence. M. K.