Rachid Mokhtari présente son dernier ouvrage Photos de famille au Bastion 23, à Alger : «Un pays qu’on imagine est un pays vivant»

23/04/2024 mis à jour: 17:39
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A gauche, la responsables des éditions Chihab, Yasmina Belkacem, et à droite, l’écrivain Rachid Mokhtari

Le Bastion 23 a reçu l’auteur Rachid Mokhtari pour la présentation et la signature du premier tome de sa trilogie intitulée Photos de famille publié récemment aux éditions algériennes Chihab. 
 

Une  trilogie des origines, les clichés de l’enfance, un vécu dans l’instantanéité, une écriture du ressassement de la conscience.

 C’est un petit bout de ce qu’on retrouve dans la première partie de la trilogie Photos de famille, qui débute par une première photo du narrateur, enfant,  prise avec son grand-père. Les deux autres tomes de la trilogie seront publiés incessamment, c’est du moins ce qu’a souligné la modératrice et directrice littéraire aux éditions Chihab, Yasmina Belkacem. 

Prenant la parole, le romancier,  l’essayiste et le  critique littéraire Rachid Mokhtari - qui n’est plus à présenter tant ses publications  sont nombreuses - souligne que Photos de famille est constitué de deux éléments. Il y a dans un premier temps, les photos en argentique, qui sont soumises au temps, à l’humidité et à la détérioration, s’opposent aux photos digitales qui sont reproductibles à l’infini. 

Dans un deuxième temps, le terme «famille», qui, de l’avis de l’universitaire, il faut le saisir dans le sens de photos du pays. Deux constituants qui  occupent le même territoire en quête de la même mémoire. 

Dans cette trilogie de 388 pages, le narrateur cherche à constituer un album d’un pays perdu, voire oublié. Un album d’un pays qui n’a aucune photo. C’est ainsi que notre narrateur va tenter de constituer un album de ce pays. «Et la  meilleure manière de le reconstituer, c’est l’enfance, car l’enfance, c’est de naissance. Elle n’est pas corrompue. C’est l’apprentissage du  langage, de la parole et du territoire. Ces photos de famille, comme le dit le titre, sont énigmatiques. Quelle famille ? 

Peut-on reconstituer une famille à travers ces photos, à travers un album», souligne notre orateur. Rachid Mokhtari constate que depuis un peu plus d’un quart de siècle jusqu’à aujourd’hui, on remarque que la photo a déferlé dans la littérature algérienne. A commencer par les témoignages historiques. Il rappelle que des acteurs de la guerre de Libération nationale ont accompagné dans leur écrit d’innombrables photos de maquis. «Ces photos ont contribué à  désacraliser la guerre de  Libération nationale dans la mesure  où l’on voit des maquisards avec des tenues dépareillées, des chèches, des couvre-chefs, des képis, des chapeaux de brousse qui sont contraires au discours idéologique et officiels, montrant ou laissant croire à une  ALN mystifiée.» Toujours selon l’auteur, les photos commencent à pénétrer le roman où il y a un certain nombre d’écrivains algériens qui accompagnent leurs textes  de photos.  Il y a  une mise en contiguïté entre l’icône graphique et la graphie.


La photo a cultivé l’absence et la présence  

Revenant sur sa trilogie, Rachid Mokhtari confie que la photo qui obsède  le narrateur, c’est une photo qu’il n’a pas vue, mais qui est restée dans sa mémoire : c’est celle de cet enfant debout entre les jambes de son grand-père, derrière une maison à étage et énigmatique, construite par un père qu’il n’a pas connu. Ce dernier s’est engagé non pas par idéologie, mais parce qu’à l’époque, on s’engageait selon le poids du corps pour permettre aux parents de toucher une somme d’argent. Il s’est, certes,  engagé, mais par la suite,  il a déserté l’armée française pour rejoindre le maquis en qualité d’officier de l’ALN et mourir en martyr. Le paradoxe, c’est que la photo a cultivé à la fois l’absence et la présence.  

Rachid Mokhtari évoque l’une des «treize histoires» qui composent le recueil de nouvelles intitulée Tous les pilotes morts, de William Faulkner,  Gallimard en 1939, «oppose les soldats des photos de la Seconde Guerre mondiale, en l’occurrence les pilotes de l’aviation américaine qui crânent, posant debout près de leur avion dans lequel ils volaient sans parachutes,  pour ensuite, décrits des années plus tard la guerre «bedonnant dans leurs sévères complets d’hommes d’affaires». Il oppose  ainsi ce qu’il appelle l’époque symphonique de l’aviation de ces pilotes pris sur le vif des clichés, des instantanés, faisant la fierté même  et les hommes à grosse bedaine, qu’ils sont devenus des photographes».


Quête intime et de l’histoire

Dans Photos de famille, Rachid Mokhtari prévient que la quête du narrateur est à la fois une quête intime et une quête de l’histoire. Il est important de souligner que l’écriture de cette trilogie s’est faite  au même moment où Rachid Mokhtari finalisait son ouvrage intitulé Mohammed Dib le maître d’œuvres. D’où une question importante : jusqu’à quel point  Mohammed Dib  a irrigué la trilogie Photos de famille, de Rachid Mokhtari ? Notre interlocuteur reconnaît que les personnages dibiens étonnent par leur dynamisme. «Ce sont des personnages qui ne cessent pas de courir. A chaque fois qu’ils ouvrent une porte, il y a une autre porte qui se ferme. Tous les personnages dibiens sont des personnages qui sont difficilement cernables. Mon narrateur a un peu de cela. Mon personnage est multiple parce que d’abord, il se conjugue aux trois premières personnes du singulier. Les personnages de Dib sont multiformes. C’est peut-être cette influence dibienne qui fait que le narrateur n’pas de prénom, d’espace, d’autant plus que sa quête est énigmatique», précise-t-il.  Toujours selon l’auteur de Tahar Djaout, un écrivain pérenne,  la  photo est contre le souvenir, alors que  les  souvenirs sont déjà dans l’action.

 La photo, c’est de l’immobilité et de  la fixité. Mieux encore, la photo de la fixité appelle à la réminiscence et à la mémoire. Poursuivant son raisonnement, Rachid Mokhtari révèle que le narrateur ne regarde pas la photo avec nostalgie mais avec  l’imaginaire. «Nous sommes dans un pays où l’on se souvient, alors qu’on devrait être dans un pays qu’on imagine. Un pays, dont on se souvient est un pays mort. Un pays qu’on imagine est un pays vivant. La quête du narrateur c’est de  reconstituer ce fameux album de familles pour comprendre le pays», atteste-t-il. L’auteur avertit que son livre peut prêter à plusieurs pistes mais que «tous ces chemins mènent vers la compréhension du texte, d’autant plus qu’il n’y a pas de fil conducteur dans ce texte. Je parle d’un pays de légendes et de mythes». Dans sa trilogie, Rachid Mokhtari a campé des habitants d’ici-bas qui, rappelons-le,  ne sont pas des vivants. «La proximité entre les vivants et les morts permet au narrateur de  tenter de reconstituer cet album de famille. En vérité, tous les personnages reviennent d’outre-tombe», confie-t-il.
 

L’auteur et journaliste Rachid Mokhtari qualifie son livre de photos biographiques. Chez lui, le sentiment de nostalgie n’est pas lié à l’enfance, il se refuse de  reconstituer l’enfance. L’enfance n’est qu’un espace esthétique dans le texte. Il s’agit beaucoup plus d’une trilogie des origines, précisant que le narrateur scrute non pas l’enfance mais les clichés de l’enfance. «Il y a une certaine technicité. C’est la saisie d’un vécu dans l’instantanéité. C’est pour cela que j’ai opté pour cette écriture du ressassement. Ce livre est un cercueil  de mots», conclut-il.            

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