Au fil des siècles, le narratif de l’Histoire des Hommes semée d’alliances et de trahisons, de guerres, puis de réconciliations, de sang, beaucoup de sang et de paix brève dans un éternel retour comme des mers recommencées, s’affirme plus complexe qu’il n’y paraît.
Généralement, pendant que les hommes sont envoyés en chair à canon sur les lieux des combats, les femmes continuent de tisser la vie avec leurs progénitures. Certaines, telles des Pénélope(s), confectionnent des formes de résistance personnelle à l’adversité sous des tissages d’étoffes qui, de fil en chas d’aiguille, traverseront les mers et les époques, au mieux établiront des liens intimes entre les peuples, plus persistants que des traités officiels.
C’est ainsi qu’au cours des siècles, loin encore de l’uniformisation de la mondialisation, des vêtements hérités de la culture ancestrale de continents lointains, inspireront et séduiront des personnalités de renom dans les Cours d’Europe. Tout comme la cuisine ou la musique, l’archéologie du vêtement passe par des métissages et des adaptations libres et inattendues qui en font sa renommée et sa richesse.
L’exemple qui nous intéresse met à l’honneur l’Algérie et l’une des représentantes célèbres de l’Empire germanique en la personne d’Elisabeth de Wittelsbach Impératrice d’Autriche, personnalité légendaire sous le pseudonyme de Sissi, célèbre dans le paysage littéraire et cinématographique. Son goût marqué pour les vêtements traditionnels algériens réputés se manifesta par une garde-robe de pièces remarquables.
Mariée tôt, souvent seule, sous la tentative de prise en main de sa belle-mère, incomprise pour son tempérament réfractaire aux impératifs de la Cour austro-hongroise ou adulée pour sa beauté, la jeune impératrice-reine fuira souvent le maniérisme de son rang et la pesante étiquette des conventions sociales, par des balades à cheval au sein de la nature, ceinte de son célèbre burnous algérien à rayures noires et blanches.
Depuis des siècles, après notamment l’importation royale de grosses fournitures de blé pour sauver le peuple français de la famine, sans oublier les tentatives de Louis XIV d’envoyer un corps expéditionnaire du côté de Jijel, l’Algérie reste une source d’intérêt et d’inspiration aussi pour les artistes, les écrivains et les philosophes.
Inutile de les citer, nombreux furent ceux venus des capitales européennes pour se démarquer des modes de pensée de l’Occident. Ainsi de nombreux domaines dont la philosophie, l’architecture, le mobilier, jusqu’aux vêtements, susciteront ce goût pour l’Orient, et notamment certains costumes traditionnels dont le confort des coupes et des étoffes, la richesse des styles furent très appréciés et érigés en modèle.
Naturellement, comme dans toute civilisation, de nombreux héritages liés aux échanges, aux invasions et guerres ont marqué la culture algérienne. Certains costumes dont il est ici question, ont traversé les siècles et en reste l’exemple-type. Ainsi le caftan dont l’origine lointaine passée par les routes de la Chine impériale, puis de l’Asie Mineure, de la Perse, de l’Andalousie, a traversé les siècles et les continents pour arriver en Algérie au début du XVIe siècle, où il va encore s’enrichir.
Avant de plaire à certain(e)s représentant(e)s de l’aristocratie européenne, il subira quelques transformations par les couturiers de Constantine et de Tlemcen qui ajouteront des éléments culturels du patrimoine algérien et une féminisation du port du vêtement. Et c’est ainsi qu’il sera porté officiellement au sein de la Cour d’Autriche par l’Impératrice Sissi, dont la garde-robe en comptera jusqu’à douze.
Des photos prises dans les années 1868-1880 en attestent. A titre d’exemple, le fameux burnous confectionné en poils de chameau à Toggourt en 1863, sur commande impériale, est de nos jours exposé au Palais de Hofburg à Vienne avec la mention « le burnous algérien de Sissi ». Dans une autre exposition, celle du Palais de Schönbrunn, figure également un de ses caftans algériens en soie couleur crème de l’impératrice Sissi, Elisabeth d’Autriche, fabriqué à Tlemcen en 1872.
Il est mentionné «Collection caftans d’Algérie». Sans oublier la somptueuse gandoura en soie brodée de fil d’or, confectionnée à Constantine en 1880 spécifiquement pour l’Impératrice. A travers la conservation de ces costumes exposés à Vienne, nous est donné un aperçu de la riche collection des tenues algériennes de l’impératrice d’Autriche.
Elle se composerait de nombreux caftans, gandouras et burnous.° Le port de cette garde-robe s’accompagnera d’innovations dans sa coiffure en longue chevelure lâchée et ondulée, ornée de fleurs ou de bijoux aux motifs algériens traditionnels.
On est tenté de s’interroger sur les motivations qui incitèrent une impératrice, jugée anticonformiste, à céder aux charmes de toilettes larges et légères, à l’opposé de celles lourdes de superpositions, très codifiées, en vigueur au sein de la Cour impériale, si ce n’est un défi à l’arbitraire en place et une quête de culture différente. Indépendamment de l’esthétique évidente des vêtements, c’est, semble-t-il, aussi l’absence de rigidité en lien avec l’esprit lucide, fin et libre de la souveraine qui a été source de séduction.
A défaut de pouvoir se soustraire aux codes et diktats, l’Impératrice, sportive, lettrée et cultivée, avait choisi des vêtements élégants et pratiques importés d’un pays chargé de légendes lointaines.
L’aisance et la qualité des textiles des vêtements algériens ajoutèrent au charme. Bien sûr, il est nécessaire de rappeler les brefs et discrets séjours en Algérie de l’Impératrice, notamment à Oran et Ténès lors de son premier voyage en 1890 après la mort de son fils, puis du second en 1894-1895, à Alger, qui furent une réelle source d’inspiration et sans doute de réconfort.
En fait de tout temps, en dépit de certains monopoles de pensée qui cataloguent la création en art majeur ou mineur, la diversité des vêtements de chaque pays marque et s’inspire d’une époque. Comme dans tous les domaines des champs de la pensée et de l’action, l’individu y exprime sa singularité et sa quête de beauté dans un rapprochement culturel évident.
La fantaisie vestimentaire de cette Impératrice qui semble lui avoir apporté un espace de liberté, sobre et discret, n’était peut-être, que l’expression d’une quête de sens, de diversité culturelle et un lien plus ou moins affirmé avec l’Algérie dans le domaine mystique.
Des études sérieuses attestent de la valeur historique de l’habit et du lien intime qui se tisse souvent entre les individus et leur garde-robe. Ce sujet à peine ébauché suscitera peut-être d’autres recherches qui donneront plus encore de profondeur et d’attachement à cette personnalité éprise de savoir et de liberté. Somme toute, les atours algériens de l’Impératrice n’ont pas livré tous leurs secrets !
Jacqueline Brenot
«Rabnass Archives d’Algérie»
Bio-express
Jacqueline Brenot : Née à Alger. Professeur de lettres, conceptrice d’ateliers d’écriture et de théâtre, plasticienne avec le Groupe lettriste d’Isidore Isou. Auteure et chroniqueuse littéraire en
Algérie (Œuvres en partage : 4 ouvrages parus chez Les Presses du Chéliff.) Publications dans des revues et magazines littéraires en France et en Algérie.