Dans la plainte déposée par M. Latombe au PNF, ont été mis en cause Ali bin Fetais al-Marri, ancien procureur général du Qatar, Jean-Paul Soulié, puissant businessman et maillon fort de la relation franco-qatarie ainsi que des membres de la Cour de La Haye.
Il faut que la politique de la justice soit l’application du droit et non que l’application du droit résulte d’une justice politique. (...) ce n’est pas une judiciarisation de la vie politique qu’il faut redouter. C’est bien d’une politisation de la vie judiciaire qu’il faut se méfier, car elle serait dangereuse», disait si bien Jean Philippe Derosier, éminent professeur de droit public français dans un article académique sur rapport justice et politique. Son compatriote, le célèbre avocat international Philippe Feitussi en serait, semble-t-il, très peu convaincu.
Se croyant investi d’une mission «divine», Me Feitussi s’est soudainement découvert une nouvelle vocation autre que l’arbitrage et le conseil souverain dont il est spécialiste. Celle d’architecte d’entreprise de morale et de moralisation de la vie judiciaire internationale avec comme assise l’exhumation d’une décision de la Cour internationale de justice (CIJ) de 2001 portant sur un bien vieux contentieux de délimitation maritime et des questions territoriales opposant le Qatar au Bahreïn.
«Viciée», cette décision est au cœur des récents développements judiciaires en France où, à l’instigation de Me Feitussi et sur la base de signalements du député Philippe Latombe, une enquête préliminaire a été ouverte par le Parquet national financier (PNF), suite à des allégations de corruption portées à l’encontre de certains juges participant à l’arrêt de 2001 sur la base duquel auraient été attribué au Qatar des eaux territoriales autour des îles Hawar, au détriment du Bahreïn. Rebondissements illustrant, à bien des égards, comment le politique pouvait agir sur l’action judiciaire.
Outre le député Latombe, l’ancien Premier ministre, Manuel Valls, n’a pas tardé à s’y mêler à travers une importante et discrète mission de lobbying au Bahreïn. Dans le cadre d’une vaste opération diplomatique et judiciaire visant à influencer le traitement de cette affaire au bénéfice du Royaume bahreïni et de ses intérêts, un contrat sera conclu, à en croire les récentes révélations de Mediapart, par Me Feitussi, ancien avocat officiel de la famille régnante, pour le compte de Binidali Conseil MV, société de conseil propriété de M. Valls.
Les investigateurs de Mediapart s’étaient d’ailleurs interrogés sur le rôle exact de Queen Capital International Limited, une société offshore basée à Hong Kong, via laquelle auraient été versés des fonds ayant permis de financer la mission bahreïnie de M. Valls et qui serait également au cœur d’une série de paiements et d’activités en lien avec la défense des intérêts du Bahreïn, d’après Mediapart. Dans la plainte déposée par M. Latombe au PNF, ont été mis en cause Ali bin Fetais al-Marri, ancien procureur général du Qatar, Jean-Paul Soulié, puissant businessman et maillon fort de la relation franco-qatarie ainsi que des membres de la Cour de La Haye.
Mais, de tous juges, au nombre de 15 dont un français ayant pris part à l’arrêt de 2001 - «définitif, sans recours et obligatoire pour les Parties (Article 60 du statut de la CIJ)»-, accusés, plus de 20 ans plus tard par Me Feitussi et ses «amis» du monde politique, d’être des acteurs importants de la stratégie d’influence et des architectes du schéma corruptif mis en œuvre par le Qatar pour obtenir une décision en sa faveur, seul Mohamed Bedjaoui a été particulièrement nommément cité.
Pourtant, la Cour qui a rendu cet arrêt était composée de «M. Guillaume, président ; M. Shi, vice-président ; MM. Oda, Bedjaoui, Ranjeva, Herczegh, Fleischhauer, Koroma, Vereshchetin, Mme Higgins, MM. Parra-Aranguren, Kooijmans, Rezek, AI Khasawneh, Buergenthal, juges ; MM. Torres Bemârdez, Fortier, juges ad hoc; M. Couvreur, greffier», est-il indiqué dans un document officiel de la CIJ (n° 2001/9 du 16 mars 001). Aussi, les moralisateurs ou «lanceurs d’alerte» français sont loin d’ignorer que «les décisions de la Cour sont prises à la majorité des juges présents. (Article 55)».
Le président était français
En outre, les accusateurs, dans leur argumentaire, persistent à affirmer que «M. Bedjaoui a été président de la CIJ dans le cadre de ladite décision 2001», sachant pertinemment que «les décisions de la Cour sont prises à la majorité des juges présents» et qu’ «en cas de partage des voix, la voix du président ou de celui qui le remplace est prépondérante (Article 55). Or, le président était Gilbert Guillaume, un français !
La nationalité de M. Bedjaoui est également à chaque fois mise avant dans les allégations de corruption et le trafic d’influence le visant, manière de dire qu’il y représente l’Algérie. Alors que dans les Articles 4 et 2 dudit statut, il est stipulé que «les membres de la Cour sont élus par l’Assemblée générale et par le Conseil de sécurité sur une liste de personnes présentées par les groupes nationaux de la Cour permanente d’arbitrage...» et que «la Cour est un corps de magistrats indépendants, élus, sans égard à leur nationalité...» Mieux : Le Qatar, «en graissant la pâte à un certain nombre de personnes dont très probablement M. Bejaoui qui a été président de la CIJ dans le cadre de la décision et pour lequel son pays d’origine, l’Algérie, est aujourd’hui convaincu et a même envisagé un mandat d’arrêt international pour des faits de corruption (dixit Me Feitussi le 24 septembre 2023 à Opinion Internationale)» aurait réussi obtenir ce qu’il était venu chercher, un verdict en sa faveur, en l’occurrence.
Or, «l’arrêt du 16/03/2001 n’a pas été rendu en faveur du Qatar», tranche l’avocat pénaliste et publiciste, Me Abderrahmane Boutamine. Pas seulement. Dans le même document N° 2001/9, la Cour dit que «Qatar a souveraineté sur Zubarah et l’île de Janan et que le haut-fond découvrant de Fasht ad Dibal relève de la souveraineté de Qatar ; elle dit que Bahrein a souveraineté sur les îles Hawar et sur l’île de Oit’ at Jaradah ; et elle trace une limite maritime unique entre les deux Etats».
Délimitation et tracé territoriaux, visiblement, satisfaisants pour les deux parties en conflit car n’ayant, jusqu’à preuve du contraire, jamais été contestés ni par le Qatar ni par le Bahreïn, la principale «victime» aux yeux de Me Feitussi et M. Latombe. Les arrêts étant définitifs et sans recours, mais si l’une des parties en conteste le sens ou la portée, elle a la faculté de présenter une demande en interprétation, fait ressortir le statut de La Haye.
Par ailleurs, au cas où serait découvert un fait jusque-là ignoré de la Cour mais de nature à exercer une influence décisive, toute partie peut demander la révision. Toutefois, «la demande devra être formée au plus tard dans le délai de six mois après la découverte du fait nouveau». Et, «aucune demande de révision ne pourra être formée après l’expiration d’un délai de dix ans à dater de l’arrêt (Article 61)». Mieux encore : un passage du document N° 2001/9 de la CIJ indique la présence de réserves.
En témoignent «l’exposé de leur opinion dissidente commune», joint à l’arrêt par MM. Bedjaoui, Ranjeva et Koroma, «l’exposé de son opinion individuelle», joint par le juge Oda, «des déclarations» jointes par MM. Herczegh et Vereshchetin, et la juge Higgins. Les dispositions de l’Article 57 le leur permettant : «Si l’arrêt n’exprime pas en tout ou en partie l’opinion unanime des juges, tout juge aura le droit d’y joindre l’exposé de son opinion individuelle», est-il en effet prévu dans le statut de la CIJ.
Cet organe judiciaire principal des Nations unies qui, dans le règlement du différend bahreïno-qatari, qualifié par Me Feitussi (contacté à ce sujet, via son bureau et sa boîte privée mais sans succès) de «plus grand hold-up judiciaire de l’histoire de l’humanité», a, entre autres et surtout, appliqué «les conventions internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les Etats en litige (Article 38)».
Pourquoi se focalise-t-on sur M. Bedjaoui ?
La question que d’aucuns se posent ici comme de l’autre côté de la Méditerranée : dans la procédure judiciaire en cours en France, actionnée sur la base de «l’article 40 du code pénal» par le député Latombe, sous l’impulsion de Me Feitussi, pourquoi se focalise-t-on autour du juge Bedjaoui ? Pourquoi ne s’en prend-on pas aux 14 autres magistrats ayant eux aussi participé à cet arrêt ? «Une démarche pas anodine.
S’y cachent bien de desseins inavoués, aux relents politiques. C’est clair : pour les initiateurs de cette campagne, il est plus difficile de contester une collégialité, de dénoncer une fraude et une corruption collective à très haut niveau, que de s’attaquer à une seule personne, qui plus est algérienne !», s’offusquent certains observateurs avertis. D’autres estiment qu’«il est extrêmement grave, pour une grande démocratie comme la France, de contester une décision rendue par le plus important organe judicaire des Nations unies, où l’exigence de droit est de rigueur et maximale, en portant atteinte à la réputation de certains des magistrats qui l’ont prise et en leur demandant de rendre des comptes comme s’ils étaient des criminels».
Et quels seraient ces éléments de preuve en la possession de ceux qui continuent de diriger, de loin ou de près, cette opération judiciaire inédite contre la CIJ et ses juges ? «De différents éléments. Il y deux livres sur le sujet jamais démenti, dont les auteurs n’ont jamais été attaqués en diffamation. Mais il y a quelque chose de très intéressant à observer. Désormais, ce système de corruption est finalement dénoncé par les arbitres eux-mêmes. Ces arbitres sont d’éminents professeurs et des sommités en droit qui siègent dans ces instances internationales.
J’en veux pour preuve, Jean-Pierre Cot, éminent professeur français de droit international qui publie une leçon en 2018 où il parle de “dirty stories”, et explique ce qui se passait devant lui et s’en insurge», argumentait en septembre 2023 Me Feitussi (entretien/Opinion Internationale). «Et dans les exemples les plus baroques cités par cette sommité, la décision de 2001 dont il fait un exemple caricatural en matière de corruption. Encore une fois, je ne suis pas le seul à avoir lu un certain nombre d’éléments en open-source. Aujourd’hui, la certitude de ces pratiques est avérée et est reconnue par l’ensemble des acteurs», renchérira-t-il.
Un arrêt vieux de près de 24 ans, aujourd’hui mis en cause, pourquoi ? «Cette décision continue à produire des effets désastreux tant dans le Golfe qu’en France en termes de biens mal acquis et de corruption», juge-t-on en France. «Il a fallu mener de très longues et très difficiles investigations pour mettre à jour un vaste réseau de corruption et de trafic d’influence actif au niveau du droit international. Les accusations que nous portons sont très graves. Ce qui s’est passé entre Bahreïn et Qatar en 2001 risque de se reproduire concernant le différend maritime opposant le Kenya à la Somalie actuellement, la Somalie étant «sponsorisée» par le Qatar et par la Turquie», se soucie un autre avocat publiciste français, dans une déclaration au journal Le Point.
Ce clin d’œil à la famille régnante
Et la prescription des faits évoqués ? En droit français, le délai de prescription pour les crimes étant de 20 ans. «(...) ce qu’il faut bien envisager dans le cadre de cette décision, c’est qu’elle a des conséquences chaque jour qui passe. Si véritablement la spoliation arbitraire, injuste, illicite des territoires est avérée. Cela veut dire que tous les jours, on pompe du pétrole et du gaz de façon illicite en raison d’une décision qui continue à produire des effets encore aujourd’hui. Donc, la question de la prescription ne se pose pas.
Le délit se répète. Du point de vue de la corruption, il y a le délit de recel qui est un délit continu, le délit de blanchiment de produit de la corruption. Donc nous sommes encore dans une possibilité de poursuivre ces agissements», plaide Me Feitussi pour qui «le Bahreïn est un pays remarquable, la famille régnante est exemplaire ». Un clin d’œil séducteur des plus légitimes ; il est associé à DW, l’un des plus grands - 2000 avocats répartis dans 33 bureaux - et des rares cabinets d’avocats cotés à la bourse de Londres.
En réalité, qu’est ce qui aurait motivé les accusations judiciairo-politiques, en France, visant M Bedjaoui, qui a à son actif le 3e record mondial de longévité (20 ans) en tant que juge à la Haye et sur lequel pèsent, certes, des soupçons de corruption dans des affaires en Algérie? «On a vu que la France avait joué un rôle avec le président Chirac et les juges et hauts fonctionnaires siégeant pour la France à la CIJ dans le cadre de la décision de la CIJ.
Il faut savoir aussi qu’on a pu identifier assez de personnages ; des ressortissants français et des ressortissants étrangers notamment, M. Bedjaoui qui a été président de la CIJ à l’époque de ladite décision et est poursuivi par l’Algérie pour des faits de corruption», déclarait Me Feitussi. «Pourquoi en France ? parce que M. Bedjaoui a passé la majeure partie de son existence en France où il a des biens, probablement, mal acquis. Parce que la France est aussi un symbole de la justice internationale et des droits de l’homme. Elle ne peut rester sans réaction», justifie l’avocat.
A ses yeux, «le Qatar, dans le cadre de cette décision, a appris ce que pouvait être la face sombre du soft power et que tout était possiblement achetable». En Algérie, nombreux sont les juristes et observateurs à estimer que les motivations sont de nature autre que la recherche de la vérité et rien que la vérité et la stricte conformité au droit international : «Il n’est un secret pour personne que M. Bedjaoui est poursuivi en Algérie pour des soupçons de corruption.
Néanmoins, sa condamnation par contumaces à de lourdes peines par les juridictions algériennes ne doit pas influencer le traitement des faits dont il est accusé en France. Une condamnation antérieure ne doit pas fragiliser la présomption d’innocence des personnes poursuivies. La prise en compte des antécédents judiciaires n’intervient qu’après l’établissement des faits et la preuve de la culpabilité», insiste Me Nasr Eddine Lezzar, expert en arbitrage international. «Tout discrédit de la justice est ruine du droit», dit-on.
Comment se comporterait la Cour de la Haye à l’égard de cette affaire portant atteinte à sa crédibilité et à son autorité morale? «Nous vous signalons que toute nouvelle concernant les activités judiciaires de la Cour est diffusée par voie de communiqué de presse et que nous ne sommes pas en mesure de commenter cette question», se contentera de répondre Anna Bonini, la responsable du département de l’information.
En somme, «(...) Toutes ces allégations, non crédibles, interviennent dans un contexte particulier de rapprochement entre le Qatar et l’Algérie et de réconciliation entre le Qatar et Bahreïn ; reprise des relations diplomatiques le 12 avril 2023», résume Dr Boutamine, ténor du barreau algérien. Ainsi, «la justice politique est à la justice ce que la musique militaire est à la musique : d’un autre genre». L’avocat et professeur émérite de droit public français, Daniel Amson, qui en est l’auteur, n’avait, décidément, pas tort !!