Poursuite des 8es Journées du film européen d’Alger : The ordinaries ou la crainte du second rôle et de la coupure au montage

25/02/2024 mis à jour: 12:00
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l Le long métrage allemand The ordinaries (Les ordinaires) a été projeté vendredi 23 février, à la cinémathèque d’Alger, à l’occasion des 8es Journées du film européen.

Après deux courts métrages intelligents sur le sens de l’existence et sur l’écrasement des individus dans la société du paraître, Out of frame, (Hors cadre) en 2016, et Pix, en 2017, la jeune cinéaste allemande Sophie Linnenbaum réalise The ordinaries  (les ordinaires), un premier long métrage saisissant sur l’humain face à sa quête éperdue d’occuper l’avant-scène et de croire que c’est la bonne place. 

Avec son co-scénariste Michael Fetter Nathansky, Sophie Linnenbaum a puisé dans le langage et les codes crus du cinéma pour raconter une histoire non pas sur le septième art mais sur le rôle que peut avoir chaque être humain en société, voire sur terre. Paula Feinmann (Fine Sendel) fréquente l’Institut des personnages principaux et aspire à passer à l’avant-plan et même au plan large. Elle est comme un cliffhanger. Réussira-t-elle à remonter la falaise ? 

Elle doit être capable de tout, crier à haute voix, faire des ralentis, bref, tout ce qui peut être demandé à un acteur de cinéma. Sur scène, elle s’essaie à l’art du monologue pour maîtriser ses sentiments et convaincre son professeur. 

Sa mère, Elisa Feinmann (Jule Böwe) est en retrait, ses dialogues autant que son ambition sont limités. Elle est coincée dans des phrases répétitives qui soulignent un certain conditionnement. Elle est un personnage secondaire. Hannah Cooper (Sira-Anna Faal) est dans le même institut. 

Cette amie de Paula est la fille de Herr Cooper (Pasquale Aleardi) et de Dr Cooper (Denise M’Baye). Ce couple, qui vit dans un grand manoir, dans le luxe et l’opulence, dirige l’institut ou l’autorité suprême.
 

«Les erreurs de casting...»

Les Cooper, qui portent un nom américain, ont droit de vie et de mort surtout, décident qui doit être au second rôle, qui doit faire du bruitage, qui doit être affecté aux décors et aux accessoires, qui doit perdre la voix et qui doit être «classé» comme «une anomalie».... «Les anomalies» vivent dans une sorte de taverne, en sous-sol avec un plafond bas, cachées de la persécution policière et de la lumière du jour. 

Les Cooper ont tranché la question : «les anomalies», les outtakes, les erreurs de casting, doivent être effacées comme dans film au montage ou dans une partition musicale imparfaite. Mais, «les anomalies» résistent à leur manière en hors-champs. 

Devant Paula, les Cooper, avec leurs deux enfants, dansent comme dans une comédie musicale. Une scène de «vie familiale heureuse» qui rappelle les comédies romantiques américaines des années 1950. Le petit frère d’Hannah parle comme un adulte dont le crâne est déjà bourré d’idées noires de haine. «Il faut chasser les anomalies car ils cherchent à nous remplacer», crie-t-il. 

Au spectateur, qui est déjà envahi par l’histoire, de faire le lien avec le discours raciste du grand remplacement véhiculé par l’extrême droite européenne ces dernières années. Et si  les anomalies symbolisaient les migrants perçus comme «une menace», forcés à vivre cachés ou à retourner d’où ils sont venus ? 

A la recherche du père

Paula se lance à la recherche de son père, présenté par sa mère comme «un incroyable personnage principal». Dans les archives de l’institut, elle n’a pas trouvé le flashback de son père. A-t-il disparu ? Le père est-il réellement ce que la mère prétend être ? Paule va le découvrir au fil de ses recherches et de son désir de retrouver une tendresse paternelle qui lui manque. Elle est aidée par Hilde (Henning Peker), la domestique des Cooper, qui l’oriente vers une autre liste, car à l’institut on ne garde que les archives des personnages principaux, les seuls autorisés à entrer dans l’Histoire. 

Les autres ? Ils n’ont jamais existé ! La mère de Paula et les voisins partent chaque matin vers les studios pour jouer les figurants. Ils marchent, comme dans une caserne, embrigadés, en fil indienne, dans un immeuble gris et sans âme. Cela rappelle vaguement les années du socialisme froid de l’Allemagne de l’Est. 

Autant que l’intérieur de certaines maisons comme celle d’Elisa, la mère de Paula. Une maison sans attrait, terne et semi-obscure. Josefine Lindner, production designer du film, a évoqué, lors du débat qui a suivi la projection, à la cinémathèque d’Alger, que la référence à l’histoire de l’Allemagne est bien réelle dans le film. Les traces de l’ex-RDA n’ont pas totalement disparu dans l’Allemagne réunifiée.
 

«Des lecteurs de cœurs»

L’institut, qui contrôle tout comme dans Big boss is watching your, a fait placer «des lecteurs de cœurs» chez les étudiants, candidats aux premiers rôles, pour émettre de la musique, et donc, de l’émotion. L’émotion peut-elle être mécanique ? Produite sur commande ? The ordinaries, qui est un film multigenres, entre comédie, tragicomédie et fantastique, est une grande parabole pour dénuder les dérives des sociétés dites contemporaines où les disparités tendent à s’élargir. 

L’univers de Sophie Linnenbaum est grisonnant, impersonnel, sans géographie. On ne reconnaît aucun pays, aucun territoire, mais on sent que c’est partout et nulle part. C’est une histoire qui peut être partagée par tous. Le film imagine une société allégorique où les classes existent et où les meilleurs restent. Les autres, les insignifiants, selon un ordre hiérarchisé, sont «coupés au montage pour disparaître». 

Mais disparaissent-ils réellement ? Le long métrage est également un appel à se révolter contre les idées reçues, à exister, à vivre. On doit exister soi-même, pas dans le regard de l’autre. Le personnage principal n’est pas toujours celui que l’on pense et le personnage secondaire n’est pas dans l’insignifiance qu’on lui colle.   

The ordinaries, qui ne défend pas que les gens ordinaires, est porteur de beaucoup de clichés sur le cinéma, une autocritique fine sur cet univers, pas souvent idéal. Le long métrage, fait par des «cinéma lovers», est riche en référence à des citations et à des scènes cultes comme celles des films de de Fritz Lang, de Gary Ross, de Robert Zemeckis et autres. 

Dans l’écriture, Michael Fetter Nathansky et Sophie Linnenbaum se sont référés à des films pour recomposer les répliques et les dialogues. Une autre manière de rendre hommage au cinéma. «Je ne pense pas qu’on crée quelque chose de nouveau en faisant un film, nous faisons que prendre des pièces du monde réel et de les assembler pour avoir une nouvelle œuvre», a souligné Josefine Lindner. 

L’idée de collages à partir d’œuvres picturales est également présente avec un grand travail sur les costumes et les décors. Loin d’être élitiste, The ordinaries est un film accessible au public parce qu’il utilise le cinéma, un art populaire, comme un prétexte pour aborder les travers d’un monde où les médias ne braquent les lumières que sur les gens importants, les footballeurs, les stars, les hommes politiques, les créateurs de contenus, les top models... 

Pourtant, on peut être bien visible, il suffit de savoir comment et de dépasser le jugement des autres. 
 

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