Pierre Audin : «Pas d’excuses, pas de repentance, pas de pardon, juste la vérité»

31/05/2022 mis à jour: 04:13
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Photo : François Demerliac

Pierre Audin est de retour dans sa ville natale, Alger, et son pays, l’Algérie, depuis le 28 mai. Brillant mathématicien comme ses parents, Pierre est vif d’esprit, pétillant, attendrissant, généreux au possible et taquin aussi, plein d’humour. A Alger, il est heureux comme tout. Il répète à l’envi, avec une touchante «objectivité» : «Alger est la plus belle ville du monde», et nous ne pouvons que le croire. Pierre est venu accompagné d’une belle délégation de l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA). Lui et ses camarades mathématiciens, historiens, juristes, documentaristes… resteront en Algérie jusqu’au 6 juin, où ils animeront des rencontres, des conférences, à Alger, Oran et Constantine. Nous avons retrouvé le benjamin des trois enfants de Maurice Audin – et qui n’avait qu’un mois et demi lorsque le chahid Maurice Audin a été enlevé le 11 juin 1957 par les paras de Massu – en marge d’une rencontre citoyenne émouvante, qui a eu lieu ce dimanche à Alger, à quelques encablures de la place Audin. Dans cet entretien, il nous livre ses impressions algéroises, nous parle justement de la «place Audin», revient sur la portée symbolique de ce retour aux sources en cette année du 60e anniversaire de l’indépendance. Il nous parle également de ce que représente pour lui le fait de tenir enfin son passeport algérien, qu’il a obtenu le 14 avril dernier, ainsi que du Prix Maurice Audin de mathématiques attribué par l’AJMA. Pierre Audin s’exprime enfin sur la reconnaissance, par Macron, de la responsabilité de l’Etat français dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin, et la signification de cette déclaration qu’il qualifie de «très importante» en exhortant les deux Etats à travailler main dans la main pour retrouver le corps de Maurice Audin et faire la lumière sur tous les disparus de la «Guerre d’Algérie».

  • Quel est votre sentiment d’être ici, à Alger, et de voir tout cet engouement autour de vous, tout cet amour qu’on vous témoigne, M. Audin ?

Alger, c’est ma ville. C’est la ville où je suis né, et c’est la plus belle ville du monde. Je le dis de façon parfaitement objective. Je me sens très bien dès que j’arrive ici. Je me sens très bien dans l’ambiance de cette ville. Je me sens très bien avec la baie d’Alger, la mer, tout ça. Et je suis charmé par les Algériens et les Algériennes. Je suis vraiment toujours bien accueilli. Il suffit que je dise mon nom pour que le taxi refuse que je paie la course, par exemple. C’est quand même très très spécial.

  • Pour vous, c’était important d’être là pour le 60e anniversaire de l’indépendance ?

Oui, bien sûr. Ma famille a émigré à un moment donné, en 1966, parce qu’il y avait la reprise de la torture contre les communistes algériens par le pouvoir. Ma mère a trouvé que ça suffisait, qu’il fallait qu’on émigre. Donc on a émigré. Mais ma ville, mon pays, c’est Alger, c’est l’Algérie. Je suis bien ici.

  • Au moment où vous étiez devant la stèle de votre père, à la place Audin, le soir de votre arrivée (samedi 28 mai, ndlr), qu’avez-vous ressenti ?

La stèle, je la connais depuis qu’elle a été érigée en  2012. Mais la place a été nommée «Maurice Audin» depuis 1963, alors qu’elle s’appelait Lyautey avant. Ça me fait très plaisir personnellement qu’on ait remplacé un colon, un massacreur, par quelqu’un comme Maurice Audin, qui était un intellectuel et un militant pour l’indépendance de l’Algérie et pas pour le massacre des peuples. Je trouve que c’est une bonne chose.

Cela dit, la place n’a jamais été inaugurée. Je pense qu’en 1963, l’Algérie et les Algériens avaient autre chose à faire que d’inaugurer des places. Toujours est-il que la place n’a jamais été officiellement inaugurée. Elle s’appelle comme ça depuis le 4 juillet 1963. C’était pour marquer le premier anniversaire de l’indépendance.

  • Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin et de milliers de personnes, et vous avez dit tout à l’heure (dimanche, ndlr), lors de votre intervention, que les autorités algériennes auraient dû prendre acte de cette reconnaissance...

Oui, je pense qu’il aurait fallu que les autorités algériennes, mais les Algériens aussi, de manière générale, prennent le soin de lire les 4 pages de la déclaration. C’est une déclaration vraiment très importante, même si elle ne dit pas grand-chose à propos de Maurice Audin. Cela signifie que même le président de la République française ne réussit pas à établir la vérité sur cette affaire. Ça a été quelque chose d’un peu décourageant, en particulier pour ma mère.

C’était une vraie déception pour elle. Quand elle a lu la déclaration, elle a dit : «Donc on ne saura pas.» C’est-à-dire, on ne saura pas ce qui s’est passé pour Maurice, pour son amour. Mais en même temps, il est tout à fait clair que dans cette déclaration, il y a énormément de choses concernant l’utilisation de la torture, les arrestations arbitraires, les exécutions sommaires...

Tout ça, c’est un ensemble qui a été mis en place par le pouvoir français, par la République française à l’époque, ici, en Algérie. Et c’est quelque chose que le président de la République actuelle reconnaît. Il me semble qu’il est impératif que les Algériens le sachent, et que le pouvoir algérien aussi bien que les citoyens algériens ne disent pas : «C’est une affaire franco-française.» Ce n’est pas vrai.

C’est une affaire franco-algérienne ou algéro-française. C’est une affaire qui concerne et les Algériens, et les Français. Et il faut faire éclater la vérité, dire la vérité. Il n’y a pas lieu de demander pardon à ma mère. Ça serait trop simple de demander pardon à ma mère ou à la femme de Ali Boumendjel ou au peuple algérien...

On fait des atrocités, après, on dit : «Excusez-moi.» Non. C’est quelque chose qui est parfaitement inexcusable. Par contre, ce qui est fondamental, c’est de dire la vérité. C’est de dire : voilà ce qui s’est passé, laissons la place aux historiens pour faire des commentaires, pour dire les choses au grand public… Mais voilà ce qui s’est passé. Il ne s’agit pas de pardon, il ne s’agit pas d’excuses.

La seule chose pour laquelle il (Emmanuel Macron, ndlr) a demandé pardon à ma mère, c’est le fait que cette reconnaissance ait pris autant de temps. Il a fallu plus de 61 ans pour que la France reconnaisse ce qu’elle avait fait. Quand on regarde l’affaire Dreyfus, ça a pris une douzaine d’années. Dreyfus a été condamné, ensuite, il a été envoyé à l’île du Diable. Il n’a pas été assassiné. Finalement, il est sorti et il a été réhabilité. Ça a pris 12 ans. Et ça a été une affaire qui a divisé la France en deux.

Là, ça a duré plus de 61 ans. Pour qu’enfin on arrive à la réponse. Pas la réponse que ma mère espérait avoir, mais d’une certaine façon oui, parce que c’était bien de reconnaître que c’était un symbole. Que c’est un système qui avait été mis en place et pas une bavure concernant Maurice Audin. Il n’y a pas une bavure qui concerne Larbi Ben M’hidi, et une bavure qui concerne Ali Boumendjel, et une bavure qui concerne tel ou tel autre militant... Non. Il y a tellement de gens qui sont concernés que ça ne peut pas être une bavure.

C’est donc oui, un système. Et c’est ce que reconnaît le président de la République française. Il aurait fallu que les Algériens en prennent conscience. Parce que si le pouvoir français fait un effort et que cet effort n’est pas reconnu, il arrête d’en faire ou alors consentira des gestes en faveur de la droite et de l’extrême droite. Il se dira que, finalement, ça ne sert à rien, alors autant faire des compromissions avec d’autres secteurs de la population française, qui représentent peut-être un bassin électoral plus large.

  • Vous allez donc continuer à réclamer la vérité sur votre père, sur l’endroit où sa dépouille a été enfouie et sur les autres disparus, ainsi que pour la reconnaissance des crimes coloniaux de manière générale ?

Bien sûr ! Et dans ce sens, l’ouverture des archives, l’accès aux témoignages, l’accès aux archives privées, c’est fondamental, de façon à ce qu’on réussisse à tout savoir sur ce qui s’est passé.

Pas d’excuses, pas de repentance, pas de pardon, pas de choses comme ça. Juste savoir la vérité. Quand j’étais petit, j’ai été bercé par un certain nombre de slogans que répétait ma mère. L’un d’eux disait : «Seule la vérité est révolutionnaire.» Je pense que c’est un slogan que tout le monde devrait connaître, assimiler. La vérité, c’est ça qui fait avancer les choses.

  • Le fait d’obtenir le passeport algérien, qu’est-ce que cela représente pour vous ?

C’est important pour moi d’avoir ce passeport dans la mesure où c’est un acte de reconnaissance que je suis Algérien. A un moment donné, je me suis adressé au pouvoir français en tant que Français, je me suis adressé au président de la République française.

Maintenant, en tant qu’Algérien, je peux m’adresser aux autorités algériennes pour leur dire : «Il y a des choses à faire à propos de Maurice Audin. Il y a des restes de son corps quelque part sur le territoire algérien.»

Et ce sont les Algériens, qui sont maîtres chez eux, qui peuvent chercher, ce ne sont pas les Français qui viendront faire les fouilles en Algérie. Donc, maintenant, je peux m’adresser à mon Président, à mon ministre des Moudjahidine, aux responsables actuels, en leur disant que j’aimerais bien qu’on vérifie quelques témoignages qui disent où le corps de Maurice Audin a été jeté ou enterré.

  • Il y a des pistes fiables ?

Il y a des pistes, mais qui ne sont vraisemblablement pas bonnes. Seulement, à partir du moment où il y a une piste, ça vaut la peine d’aller voir quand même si effectivement il y a quelque chose, et si le quelque chose en question correspond à Maurice Audin.

J’estime qu’il faut examiner ces pistes en tenant compte des renseignements donnés par la France ou par des témoins concernant la façon dont on s’est débarrassé du corps et comment on l’a escamoté. Et ceux qui peuvent fouiller, ce sont les autorités algériennes. Donc je suis très fier d’être Algérien, d’avoir mon passeport et de pouvoir venir ici et dire : «J’aimerais bien rencontrer le ministre des Moudjahidine pour discuter avec lui de ce qu’on pourrait faire pour retrouver les restes du corps de Maurice Audin.»

Je vais vous faire une confidence : quelques jours avant que ma mère décède, je lui ai promis que je continuerai à chercher le corps. Ce n’est pas l’ensemble de ce qu’elle souhaitait parce que ce qu’elle aurait souhaité, c’est savoir exactement ce qui s’est passé à partir du moment où mon père a été arrêté. En tout cas, je lui ai fait la promesse que je continuerai à chercher. Cette affaire concerne les deux Etats.

Celui qui sait où il faut chercher, a priori, c’est l’Etat français. Celui qui peut chercher, a priori, c’est l’Etat algérien. Par conséquent, c’est une affaire typiquement franco-algérienne sur laquelle il faudrait qu’il y ait une entente entre les deux pouvoirs, entre le gouvernement français et le gouvernement algérien, pour décider où est-ce qu’on cherche et comment on cherche. Si on trouve quelque chose, maintenant, on a des techniques, il y a l’identification par ADN.

Je suis encore vivant, vous n’avez qu’à comparer avec mon ADN ! Ce n’est pas compliqué. Si on trouve des traces, on analyse leur ADN et on le compare avec le mien. On pourra alors dire si c’est lui ou ce n’est pas lui. C’est quelque chose qu’on peut faire.

  • Un mot sur le Prix Audin de mathématiques, attribué par l’Association Josette et Maurice Audin...

Le Prix Maurice Audin, c’est quelque chose qui a existé il y a longtemps, entre 1958 et 1963. Le Comité Audin à l’époque avait décidé de remettre un prix pour insister sur l’affaire Audin et pour continuer à faire de la publicité sur cette affaire. Mais il s’est arrêté en 1963 parce qu’il y avait les lois d’amnistie qui ne permettaient plus d’entreprendre quoi que ce soit en justice à propos de l’affaire Maurice Audin.

En 2003, il y a un mathématicien qui s’appelle Gérard Tronel, qui était au Comité Audin déjà à l’époque, et qui a eu l’idée, absolument géniale, selon moi, de créer un prix qui sera remis à deux mathématiciens, plutôt en début de carrière, un du côté français, un du côté algérien.

Le prix consiste à traverser la Méditerranée et aller expliquer ses travaux à ses collègues de l’autre rive. On s’appuie ainsi sur l’histoire, sur l’histoire de Maurice Audin qui était un mathématicien, qui était un militant pour l’indépendance de l’Algérie, et on va vers l’avenir, dans un esprit de coopération et de collaboration entre mathématiciens français et algériens. C’est un petit coin de la société, les mathématiques.

Mais que les mathématiciens algériens et les mathématiciens français coopèrent, travaillent ensemble, aillent vers l’avenir ensemble, ça fait sens. Et puis, on se dit peut-être, à force qu’il y ait des initiatives comme ça qui se font, pas seulement en maths mais également dans d’autres sciences, dans d’autres secteurs, dans la culture, le sport, la vie associative, les professions…

Il y a plein de secteurs dans lesquels il pourrait y avoir le même genre d’actions, autrement dit un travail en commun entre les Français et les Algériens. On se dit donc qu’à un moment donné, ce tissage sera tellement étendu que les gouvernements seront amenés à faire pareil. Quand les deux peuples seront en train de travailler partout, de tous les côtés, ensemble, les deux gouvernements seront obligés eux aussi de faire des choses ensemble.

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