Des hydrogéologues algériens commencent, depuis ces dernières années, à s’inquiéter sérieusement du contrôle total qu’exerce Tunis sur le fleuve Medjerda, qui prend sa source en Algérie, mais s’écoule sur plus de 460 km, dont 350 en Tunisie. Aussi, l’Institut national de recherche agronomique (INRA) s’était ému des pompages massifs de la détérioration de la nappe albienne du fait des pompages massifs opérés par les Libyens.
- Tout récemment, le ministre de l’Hydraulique, Taha Derbal, a officiellement dénoncé, depuis la Slovénie, les pratiques destructrices du Maroc visant les eaux de surface transfrontalières dans l’Ouest algérien. Ces pratiques seraient-elles une raison pouvant conduire à une «guerre» de l’eau et à la mise en branle des instruments internationaux relatifs aux eaux et aquifères transfrontaliers ?
Je dois d’abord préciser que trois disciplines du droit international sont interpellées : le droit international public qui régit les relations entre Etats puisque la nappe albienne, que je cite en particulier, car les enjeux et menaces sont de taille, est située sur trois territoires de trois Etats. Le droit international des espaces communs, car la nappe est située sur des espaces souterrains qui ne sont, certes, pas communs, mais contigus, dont la délimitation est problématique puisqu’il s’agit d'une question d’espaces souterrains.
Le droit international de l’eau, car c’est de cela qu’il est question, en plus d’être un espace, la nappe est, aussi et surtout, une ressource hydrique commune difficilement partageable. Revenant à votre question, les raisons sont différentes en fonction de la nature des eaux litigieuses. Pour les fleuves qui traversent plusieurs pays, par exemple, la tension naît lorsque le pays origine du fleuve veut bloquer, ralentir, réduire ou détourner le flux des eaux. Il arrive aussi qu’un des pays contigus exerce une activité polluante nuisible à l’ensemble du fleuve. A ce moment-là, le recours au droit international se justifie.
- Doit-on craindre une «guerre» de l’eau dans la région à l’avenir ?
A mon avis, il y aurait probablement des tensions, des différends, mais pas de guerres ! Les facteurs politico-historiques, plutôt positifs, entre les trois pays, sont un bon paravent contre une dégénérescence vers cette extrémité. Il n’y a pas entre l’Algérie et les deux pays en présence de conflits historiques, à l’image de notre voisin de l’Ouest.
Il n’y a pas non plus en Libye et Tunisie d’antécédents guerriers ou de conflits notables. Il est toutefois à craindre du côté libyen une prise de pouvoir par un groupe qui sera installé, au gré des influences étrangères, par une puissance hostile à l’Algérie. Pour cela, c’est à juste titre que l’Algérie veut peser de tout son poids dans le dénouement de la crise libyenne.
En fait, les problèmes et les tensions liés à l’eau n’arrivent au stade belliqueux que si elles s’additionnent à de tensions politiques pré existantes entre les parties prenantes. Tel est le cas de la guerre des six jours entre Israël et des pays du monde arabe qui a été présentée par des spécialistes comme la première guerre de l’eau dans l’histoire contemporaine. Il y a, aussi, d’autres exemples où des solutions politiques ont évité des guerres plus que probables.
Dans le cas de la nappe albienne, en particulier, quels seraient les facteurs qui risquent de pousser les trois pays à l’affrontement ?
La nappe n’est pas de la même nature que les fleuves qui ont un pays d’origine et des pays riverains ou de transit. Dans le cas des fleuves, le pays source, où le fleuve naît, s’arroge parfois le droit de gestes unilatéraux qui portent atteinte aux droits et aux intérêts des autres pays traversés par le fleuve.
Les facteurs de conflits sont dus aux inégalités en présence : inégalité des surfaces, des espaces couverts par la nappe et l’inégalité des quantités d’eau pour chaque pays. Pour notre cas, les facteurs possibles de tensions, mais pas forcément d’affrontements ou de guerres, trouveraient leur origine dans une répartition géographique inégale de la surface de la nappe (Algérie 70%, Libye 20%, et Tunisie 10%) mais les proportions géographiques ne sont pas forcément transposables au plan des quantités d’eau, et ce, en raison des différentielles des profondeurs dans les différentes régions de la nappe.
Ce n’est pas parce que X% de la nappe se trouve dans un pays donné que celui peut disposer du même taux de ressources hydriques parce que la quantité d’eau n’est pas forcement proportionnelle à la surface de la nappe : inégalités du développement des pays en présence et donc de capacités d’exploitation de chaque pays.
Ce facteur induira une situation où le pays le mieux nanti en possibilités financières, en moyens matériels, aura tendance à exploiter le maximum de ressources au détriment des pays riverains de la nappe. En outre, il faut signaler l’impossible évaluation ou contrôle des quantités pompées. Inégalités des besoins : chaque pays aura tendance à exploiter les eaux de la nappe en fonction de ses besoins qui sont tributaires de sa démographie et aussi de ses choix politico-économiques.
- A votre avis, le nouveau mécanisme instauré par les trois pays serait-il approprié pour aplanir les difficultés et réduire au minimum possible tout risque de conflit ?
Ce mécanisme a, au moins, le mérite d’exister. Sur le plan officiel, il n’y a pas eu de communication sur les détails, probablement, en raison du caractère stratégique et sensible. L’idée de mettre en place un mécanisme de gestion concertée de cette ressource entre les trois pays remonte à 2005, et ce, dans le cadre d’un projet de l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS).
Un accord fut conclu pour une gestion équitable et raisonnable de cette nappe, dont le suivi est confié à l’OSS. J’ignore qu’il y a eu un bilan sur ces 20 ans d’existence, mais l’absence d’un litige pourrait être un signe d’efficacité de ce mécanisme tout comme cette sérénité pourrait s’expliquer par le fait que cette ressource est très abondante par rapport aux besoins actuels.
- Nous comprenons que vous ne pouvez pas l’évaluer. De manière plus générale, sur quoi devrait, selon vous, reposer un mécanisme pour atteindre l’objectif ?
Ce mécanisme devrait pivoter autour d’un organe technique composé de spécialistes, ingénieurs scientifiques, outillés pour connaître, maîtriser et contrôler l’exploitation de la nappe et les moyens de sa protection. Le deuxième pivot est la mise au point de normes techniques et réglementaires de nature à assurer une gestion équitable et, pas forcement, égale des ressources hydriques de cette nappe.
- Equitable et pas égale, que voulez-vous dire au juste ?
Je m’explique : cette eau est un bien collectif et commun et est condamnée à le rester puisqu’on ne peut pas diviser ou partager ce bien. Quand un pays pompe l’eau, il touche inévitablement à la quote part de son voisin. On ne peut calculer avec précision la quotepart de chacun. Il faut donc instaurer la règle de répartition de cette ressource selon la règle inégale mais équitable «à chacun selon ses besoins» et non selon la règle égalitaire mais inéquitable «à chacun selon ses possibilités».