Nacer Djabi. Sociologue : «Le pays a besoin de syndicats forts pour résoudre pacifiquement les conflits»

31/01/2022 mis à jour: 05:42
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Photo : El Watan/Archives

Auteur d’une étude sur les syndicats autonomes en Algérie et ayant dirigé une autre enquête sur le privé algérien qui sera bientôt publiée, le sociologue Nacer Djabi analyse ici la situation du syndicalisme algérien. Rebondissant sur le chantier de la révision de la loi sur l’exercice syndical en Algérie, lancé par le gouvernement, il met l’accent «sur la faiblesse de la carte syndical du pays». Selon lui, la connexion entre la politique et le syndicalisme remonte à l’époque coloniale et il a été fortement «encouragé et exploité par le pouvoir après l’indépendance».

  • Récemment, le gouvernement a engagé le chantier de la révision de la loi sur l’exercice syndical pour «l’éloigner de la politique». Cet argument, largement médiatisé, tient-il selon vous ?

Si l’on revisite l’expérience syndicale algérienne, on trouvera qu’elle était, à l’instar de nombreuses autres pratiques dans le monde à l’époque, proche des courants et pensées politiques bien précis : généralement de gauche ou nationaliste moderniste. Les travailleurs algériens ont choisi d’adhérer en masse, dès 1956, à l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) pour des considérations politiques en premier lieu.

Et cela malgré l’existence, durant les années 1950, d’autres syndicats rivaux. Les travailleurs, en fait, ont choisi le syndicat qui prônait la lutte armée et l’indépendance. La politisation et l’adhésion au parti FLN s’est poursuivie après l’indépendance et c’était la politique du régime qui l’a encouragée et appliquée.

Il ne faut pas oublier, dans ce sens, le fameux article 120 qui était à l’origine de l’exclusion de plusieurs cardes syndicalistes qui n’ont pas adhéré au parti du pouvoir à l’époque, en l’occurrence le FLN. Cette disposition avait été utilisée pour écarter plusieurs éléments de la gauche algérienne des rangs de l’UGTA, dans un contexte marqué par l’esprit du maccarthysme affreux, surtout sous l’ère du président Chadli Bendjedid, lorsque le FLN a tenté de revenir comme le parti-pouvoir.

Tout cela pour dire que la politisation du syndicalisme et même l’esprit partisan faisaient partie du patrimoine syndical national en Algérie. Cela ne veut pas dire que la situation doit perdurer et qu’il faut l’accepter. Au contraire, il faut le bannir.

Car l’Algérie, dans le contexte actuel, a besoin de syndicats forts et pluralistes qui s’occupent de leurs missions essentielles, à savoir la défense des intérêts des adhérents et des travailleurs, quelles que soient leurs appartenances politiques et idéologiques, peu importe leurs nationalités. Par exemple, il est interdit aujourd’hui pour un travailleur étranger en Algérie d’adhérer à un syndicat.

Peut-on imaginer la même chose pour un Algérien qui travaille en France et qui soit interdit de défendre ses intérêts au prétexte qu’il n’est pas français où qu’il est africain ou subsaharien, comme c’est le cas en Algérie ?

Le régime politique et les forces politiques algériennes doivent se conformer aux lois et aux normes reconnues internationalement, surtout dans le cadre de cette démarche de renouveau lancée ces derniers jours.

Il faut chercher la légitimité politique loin des syndicats et de la pratique syndicale, en exploitant seulement les mécanismes politiques connus, comme les élections, la force de convaincre et l’ancrage populaire. Toutefois, c’est un droit pour les partis et les courants politiques de défendre leurs idéaux et leurs orientations à l’intérieur du mouvement syndical.

Et cela à travers leurs militants syndicalistes, dans le respect du pluralisme démocratique transparent et grâce à l’édification d’institutions syndicales fortes et qui ne sont pas menacées d’émiettement à l’image de ce que connaît l’expérience des syndicats autonomes. Les syndicats doivent jouir d’une indépendance totale par rapport aux partis, au pouvoir politique, aux forces de l’argent et aux différents lobbies existants sur les scènes économique et sociale.

  • Vous avez réalisé plusieurs travaux sur le syndicalisme en Algérie. Pouvez-vous nous décrire l’état des lieux de l’exercice syndical en Algérie ?

L’Algérie dispose, ces dernières années, d’une carte syndicale faible, à l’instar de plusieurs pays au monde. Vivant toujours selon la logique des années 50 et 60’, elle n’a pas connu un renouveau sur les plans intellectuel et doctrinal, socles nécessaires pour le renouveau du mouvement syndical national.

Elle n’a pas accompagné l’évolution du fonctionnement et d’organisation du monde de travail et des syndicats dans les usines et les différents lieux de travail.

Les syndicats n’ont pas développé leurs organisations et leurs structures et ne disposent pas de programmes de formation de leurs adhérents et de leurs dirigeants, alors que les catégories des travailleurs ont connu un profond changement avec l’arrivée des femmes et de la classe moyenne qualifiée devenue une force essentielle dans le monde de travail. Ils n’ont pas su comment communiquer avec les citoyens pour les mettre de leur côté en période de conflits.

Par conséquent, ils restent faible en matière de négociations et de constitution des alliances en dehors et à l’intérieur du monde de travail, avec notamment les médias et les mouvements socio-populaires qui peuvent être mobilisés de leur côté afin d’éviter d’être neutralisés en cas de recours à la grève dans des secteurs sensibles, comme ce fut le cas chez nous dans les secteurs de l’éducation et de la santé.

Pour revenir à votre question, en Algérie, en plus des défis que les syndicats doivent relever, nous sommes devant une carte syndicale à trois vitesses.

La première est au niveau du secteur industriel public jouissant toujours d’une bonne santé financière, tels que les hydrocarbures, l’électricité, le transport aérien, les banques et le secteur financier.

Historiquement, dans ce domaine bureaucratique et rentier contrôlé par l’Etat, il y a une protection juridique et une expérience syndicale traditionnelles. C’est l’UGTA qui monopolise toujours ce secteur et refuse toute concurrence, profitant du soutien du régime politique.

La deuxième vitesse concerne les secteurs de la Fonction publique gérés par les syndicats autonomes. Cette expérience reste faible. Car l’instituteur, l’enseignant ou l’administrateur peine à gagner une expérience syndicale, lui qui était habitué, historiquement, à être «un militant politique» non seulement à l’époque du parti unique, mais aussi après l’avènement du pluralisme.

Il était un faire-valoir politique sous le parti unique ; il se portait candidat aux élections, il faisait la propagande électorale et il organisait les scrutins.

Pour lui, c’était une sorte d’ascenseur social pour améliorer sa situation socio-économique dégradée à cette époque. Il avait ensuite investi massivement, après 1989, tous les courants politiques et non seulement le courant islamiste comme on avait tenté de le faire croire à travers la presse.

On peut citer ici l’exemple des partis du pouvoir. Donc, il est dans l’intérêt de tous que cette expérience ne se reproduise pas pour éviter la production de plusieurs FLN et de plusieurs RND.

En dernier lieu, il y a la troisième vitesse, qui concerne la situation des syndicats dans le secteur privé monopolisé aussi par l’UGTA qui refuse aussi la présence des syndicats autonomes.

L’expérience syndicale qui avait existé jusqu’au début des années 1980 est presqu’inexistante dans ce secteur privé aujourd’hui malgré le fait qu’il emploie plus de 60% de la main-d’œuvre dans le pays.

Et cela pour plusieurs raisons, dont la position hostile du patron à l’exercice syndical, car il garde toujours la mentalité du parton du XIXe siècle selon laquelle il est le seul responsable de l’atelier. Il refuse alors l’application des décisions de justice lorsqu’elles sont favorables aux travailleurs, comme il s’oppose à la création des syndicats dans son entreprise, au prétexte qu’elle lui appartient.

A cela, il faut ajouter le caractère minuscule des entreprises qui emploient peu de gens et la faiblesse de l’expérience des cadres syndicaux qui ne sont pas habitués à la pratique syndicale dans le secteur privé, ainsi que la précarité de la législation du travail.

En résumé, il y a plusieurs facteurs qui ont compliqué l’émergence d’une expérience syndicale forte dans le secteur privé national et international, même s’il existe des sections syndicales plus ou moins fortes.

Cette situation est aussi le résultat de l’absence de la protection juridique de l’Etat et la disparition des institutions de l’Etat qui soutiennent la pratique syndicale, comme l’Inspection du travail qui a besoin, elle-même, de syndicat qui va défendre les intérêts de ses employés, dont les conditions sont devenues beaucoup plus fragiles.

Les nouvelles lois proposées doivent ainsi prendre en considération la diversité de la carte syndicale, car le pays a besoin d’un mouvement syndical fort, pluraliste et représentatif qui défend les travailleurs, particulièrement les femmes, qui ont toujours une vision négative du syndicat selon laquelle ce dernier défend le patron et non pas les intérêts des syndiqués.

  • Comment doit évoluer l’exercice syndical dans le pays ?

En tant que pays ayant une expérience historique reconnue, l’Algérie doit s’intéresser au renouvellement de l’exercice syndical pour le relancer, car c’est lui qui va définir l’avenir des relations de travail et de la paix sociale. Cette idée est très importante. Le pays a besoin de syndicats forts pour préserver la société et résoudre pacifiquement ses conflits internes.

Chaque société connaît une lutte des classes qui a pris de l’ampleur ces dernières années. Il est nécessaire de préserver le pacifisme pour pouvoir régler, dans le calme, nos problèmes et défendre les intérêts de nos enfants et nos filles qui arrivent sur le marché du travail pour la première fois. Même la préservation du caractère social de l’Etat en dépend.

Cet effort consistant à permettre l’émergence d’une nouvelle expérience syndicale doit commencer par la reconnaissance du projet de la nouvelle Confédération des syndicats et la démocratisation de l’UGTA, ainsi que le respect de la loi concernant la création des syndicats et la protection de l’exercice syndical.

  • Quel est le rapport syndicats-pouvoir, selon vous ?

Le problème du système politique algérien est qu’il tente toujours d’obtenir une légitimité qu’il n’a pas pu avoir par les urnes et les élections en instrumentalisant les syndicats.

Et c’est à partir de là que commence l’exploitation politique des syndicats. C’est pourquoi, il faut faire participer les acteurs syndicaux dans la préparation des textes de loi garantissant les fondamentaux de l’exercice syndical, dont la transparence et la liberté. Il est évident qu’il y a une demande sociale à l’origine de ce dérapage qui est exprimée par cette tendance habituelle des cadres syndicaux qui font du syndicat un ascenseur social.

La connexion entre cette habitude et la volonté du système politique d’obtenir une légitimité à travers les syndicats ont conduit à la déviation de la pratique syndicale.

Pendant ce temps, nous observons une régression politique et dogmatique des élites qui se «droitisent» pour devenir plus conservatistes, une faiblesse de la gauche communiste et une domination du courant nationaliste qui a réussi historiquement à prendre le contrôle du mouvement syndical.

Ce dernier a même concurrencé la gauche communiste lors de la création de l’UGTA durant les années 1950. De ce fait, la crise syndicale en Algérie est l’une des expressions de la crise du nationalisme qui s’est orienté vers des positions conservatistes, voire réactionnaires parfois.

  • Aujourd’hui, l’Algérie compte une multitude de syndicats dans différents secteurs, notamment dans la Fonction publique. Mais l’adhésion des Algériens à ces syndicats reste minime, compte tenu de la masse des travailleurs. Pourquoi, selon vous ?

Il est nécessaire de redonner de l’importance à l’exercice syndical et aux syndicalistes en les mettant à l’abri de l’exploitation politicienne pour leur donner une nouvelle légitimité auprès des travailleurs et des travailleuses.

Notamment les nouveaux d’entre eux qui n’ont pas d’expérience syndicale effective, mais juste une image négative basée sur ce qu’ils ont entendu ou vu de loin dans leur milieu social ou leur lieu de travail.

Ces nouvelles générations ont besoin de syndicats, de syndicalistes et de doctrines syndicales capables de les mobiliser pour défendre leurs droits en s’investissant en force dans les anciennes structures ou dans celles qu’ils devront créer à l’avenir.

Il faut les aider par la formation dans le domaine syndical pour produire, à l’avenir, des dirigeants jeunes et compétents, notamment les femmes qui ont besoin de cet encadrement pour pouvoir défendre leurs droits, en particulier dans les secteurs où elles sont présentes en force, comme la santé et l’éducation. Car, jusqu’à présent, les syndicats n’ont pas produit ce genre de dirigeantes syndicalistes. 

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