Mostefa Zerouali. Expert-consultant en banques et finances : «La stratégie de transformation dépend des objectifs des acteurs concernés»

24/10/2023 mis à jour: 22:43
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Photo : D. R.

Mostefa Zerouali, expert en banques et en finances, analyse dans cet entretien le processus de digitalisation du secteur des finances. Il estime que certaines solutions ne sont pas suffisamment adaptées, au vu de la volatilité des outils technologiques et des solutions digitales émergentes dans le monde et notamment en Afrique et dans le monde arabe.

  • Quel bilan faire de la numérisation du secteur des finances à la lumière des principaux indicateurs contenus dans la Déclaration de politique générale du gouvernement ?

Tout d’abord, je tiens à préciser trois concepts importants à la compréhension des enjeux numériques dans le secteur des finances :

1- Le secteur des finances est plus large que le système bancaire. Il englobe également des secteurs tout aussi stratégiques et essentiels au développement de l’économie nationale pour dire l’importance que revêt ce secteur pour la réussite des politiques économiques nationales.

2- La digitalisation est beaucoup plus globale que la numérisation. Elle est devenue un écosystème dynamique à part entière dont la numérisation de l’ensemble des concepts de l’économie réelle est le principal input. Elle englobe des aspects software, une partie hardware, une partie réseaux et une partie réglementaire et institutionnelle.

3- La vision est beaucoup plus large et globale que les missions et elle est, à son tour, plus stable et générale que les objectifs assignés à court et moyen terme :

- La première est résolument bien définie, clairement formulée et ne souffre d’aucune ambiguïté, car Monsieur le Président de la République a donné une instruction on ne peut plus claire.

- Les missions souffrent encore de beaucoup d’incohérences et d’inconsistances.

- Le dernier élément de ce bilan concerne l’exécution des plans d’action. Je pense que beaucoup d’efforts sont déployés et d’actions positives sont en cours et ont une portée systémique dans la transformation digitale du système financier national comme la prise en charge du domaine des paiements et de changes, l’amélioration de la qualité du réseau, le déploiement de services financiers digitaux dans de nombreuses institutions et organisations appartenant au système financier.

Ensuite, pour faire un comparatif entre la situation en 2019 et celle d’aujourd’hui, je peux dire que nous sommes sur la bonne voie, mais le rythme est insuffisant et certaines solutions ne sont pas suffisamment adaptées, au vu de la volatilité des outils technologiques et des solutions digitales émergentes dans le monde et notamment en Afrique et dans le monde arabe.

  • Quels sont les points à prendre en charge pour avancer dans ce processus ?

A mon avis, pour déterminer efficacement les points structurants à prendre en charge, il est nécessaire d’instaurer les «Cercles de réflexion et de qualité» ou «Brainstorming» dans l’ensemble des niveaux susmentionnés (vision, missions et actions).

Ensuite, il y a lieu de s’inspirer des expériences les plus réussies et des modèles les plus efficaces et plus proches du modèle économique algérien, tout en veillant à la préservation et à la sauvegarde de l’essentiel des constantes socioéconomiques de la nation.

Enfin, comprendre que la stratégie de transformation dépend fondamentalement des objectifs des acteurs concernés.

Cependant, à mon avis, il existe des points communs à toutes les stratégies de transformation digitales dans le système financier :

1- Data : c’est l’Alpha, l’Oméga et l’Epsilon de l’écosystème digital. C’est ce que les généralistes appellent «numérisation».

Collecter les données réelles de l’économie nationale, en général et celle du système financier, en particulier est le cœur même de tout ce qui suivra après comme plans, mesures et démarches.

Dans ce sens, il est important de préciser que simultanément, il est question d’assainir le passif antérieur avec des solutions intelligentes et facilement exploitables en parallèle à la mise en place des solutions digitales acquises et déployées dans les organisations et institutions privées et publiques.

Cette tâche incombe, à mon avis, en priorité à l’Etat, pour toutes les raisons du monde, dont la principale : «la gouvernance».

2- La plateforme technologique nationale doit faire l’objet de suivi collectif et intersectoriel dans ses trois composantes détaillées ci-haut (hardware, software et réseaux). Il me paraît judicieux et plus pertinent d’aller directement vers les solutions et les choix à succès internationaux les plus récents, même si l’investissement risque d’être exorbitant, les risques élevés et la maîtrise plus difficile.

L’ambition dans ce monde paie vite et généreusement, surtout en matière de produits et services digitaux internationaux à forte valeur ajoutée. Je m’explique :

Au moment où l’intelligence artificielle générative s’impose dans la collecte, le tri, l’analyse et la restitution des données, il serait plus coûteux d’investir dans des solutions de type «bases de données relationnelles classiques».

La même remarque pourrait être faite concernant les solutions de paiement digitaux, de rating crédit, de compliance, de GTB, de Trade ou même de gestion des comptes courants ou de la relation client retail. L’e-banking et le site Web sont vraiment devenus kitch pour la génération «Z» par rapport aux mobile-banking et aux paiements via les réseaux sociaux (Wechat, Apple, par exemple). Le QR code et les Wallets ont pris le dessus sur les virements, versements et chèques.

3- Le cadre fiscal national est le troisième grand chantier qui pourrait faire avancer la transformation digitale globalement et dans le secteur financier en particulier. Nous savons combien les impôts et les taxes impactent les choix et décisions des agents économiques.

Je pense qu’il est temps de mettre en place un dispositif fiscal différencié et spécifique aux activités, opérations, flux et assujettis de l’écosystème financier digital dont les dividendes directs et indirects se feront ressentir peu dans une décennie voire plus.

4- Le cadre académique et la formation sont le point suivant en termes d’importance pour accompagner cette stratégie de transformation digitale ainsi fixée. Comme je le mentionnais ci-dessus, la génération «Z» a définitivement changé de mode de consommation, de communication, de paiement et même d’ambitions. 

Elle est fortement influencée par des habitudes et des attitudes internationalisées notamment dans le domaine du paiement, de la gestion et de l’investissement des revenus qui échappent fortement à la balance de paiement et aux circuits financiers nationaux au motif de décalage flagrant entre leurs ambitions et objectifs et celles que les circuits financiers actuels leur proposent.

Former dès l’école primaire une génération digitale est un choix vital et systémique si nous voulons vraiment profiter pleinement de notre démographie et de nos génies au niveau local et leur permettre d’atteindre leurs ambitions internationales à partir d’ici, d’Algérie, via des solutions digitales.

5- Le cadre juridique national est, à mon sens, le dernier rempart de cette transformation. Changer de paradigme en matière de régulation et de législation de l’innovation et du digital est un impératif et un préalable à l’attractivité, à la profusion et à la prospérité de l’innovation dans un écosystème.

La règle doit absolument changer, notamment dans les rouages de l’appareil administratif, dans les institutions et dans les organisations concernées par l’entrepreneuriat innovant et passer d’une condition préalable et de cadre a priori pour l’autoriser, lui délivrer le RC et tolérer son existence et ses activités financièrement, fiscalement et socialement à un accessoire et à une condition de régulation, de précision et de protection juridique a posteriori.

Ce changement de paradigme mettra fin à des situations fortement préjudiciables en freinant l’innovation pour motif d’«inexistence de textes juridiques, de textes d’application, de nomenclature, etc.» et donnera aux porteurs de projets et de solutions innovantes l’opportunité de protéger leur innovation, de la faire fructifier et mettre des barrières à l’entrée pour des concurrents indiscrets.

  • Qu’en est-il de la place de la formation dans la mise en œuvre de cette transition ?

Nous voilà donc arrivés à l’un des points fondamentaux et structurants de l’accompagnement de la stratégie de transformation digitale du secteur financier, comme je l’ai évoqué dans ma réponse précédente. Nous avons un avantage relatif, et non absolu, en matière de ressources humaines (RH) par rapport à l’Europe, l’Amérique du Nord et certains pays arabes.

Mais, ces RH ne peuvent être pleinement mises à contribution si leur niveau de maîtrise n’est pas adapté ni suffisant ou bien si le système de formation n’est pas adéquat pour le déploiement et l’exécution des différentes étapes de cette stratégie de transformation digitale. Elles seront également inutiles si d’autres pays ou d’autres régions du monde peuvent proposer des RH mieux formées.

Plusieurs pays ont réussi à transformer leurs sociétés, économies et systèmes financiers, monétaires et bancaires grâce à une stratégie de formation intelligente et courageuse, notamment la Corée du Sud, la Turquie (industrie et gouvernance), l’Inde, les EAU. Mais la formation a, à mon avis, deux volets stratégiques qui se déploient simultanément et dans le temps :

- Formation diplômante et qualifiante dans les différents cursus du système éducatif, de formation professionnelle et universitaire national pour préparer des générations de talents, de diplômés et profils professionnels qualifiés bien imprégnés des concepts et notions nécessaires à la stratégie nationale de digitalisation.

- Formations continues et spécifiques des RH des institutions et organisations existantes avec passif contraire ou à blocage potentiel pour faciliter et rendre plus efficace, ou du moins alléger les frottements de ces entités avec les objectifs déclinés de la stratégie de transformation. Ces programmes sont de courtes durées et ciblent des domaines spécifiques et des problématiques circonstancielles précises en lien avec un objectif ou une étape intermédiaire.

  • Comment évaluez-vous l’évolution des paiements électroniques en Algérie ?

Les paiements en Algérie constituent la partie visible d’un immense iceberg auquel il faut s’attaquer un jour ou l’autre : inclusion financière et économie parallèle.

En matière de paiement, il convient de distinguer d’une part les paiements domestiques et les paiements en cross-borders (internationaux) et d’autre part les paiements institutionnels et les paiements marchands.

- Pour les paiements internationaux, l’Algérie a adhéré au système arabe de paiements BUNA. Elle guette toute opportunité de diversification de ses solutions de paiement autres que Swift et en monnaie autre que le dollar américain pour des raisons essentiellement de sécurité nationale.

- Les paiements domestiques, quant à eux, il y a matière à réflexion et de quoi alimenter le débat national sur l’importance de la défiscalisation pour l’améliorer significativement. Il y a lieu de noter l’intégration de cette notion dans la nouvelle loi monétaire et bancaire et la création d’un conseil national des paiements qu’il faut saluer au passage si ces missions et ses prérogatives sont définies de façon pertinente. Il y a également une ouverture dans ce domaine pour les opérateurs du digital, les «fintechs PSP ou PSSP».

- Les paiements institutionnels sont plutôt bien pilotés, faciles à modeler au vu de l’efficacité de la Banque d’Algérie en la matière. D’ailleurs, le système RTGS fonctionne depuis longtemps entre les intervenants concernés. Il sera question donc d’en faire une plateforme et en améliorer les délais pour passer à des paiements instantanés et en améliorer les formes. Je pense que le dinar digital sera élaboré et paramétré dans ce sens.

- Les paiements marchands sont le canard boiteux et la problématique majeure du système de paiement pour des raisons beaucoup plus complexes.

  • Quid de l’aspect lié à la sécurité des transactions ?

La digitalisation souffre, bien évidemment, de mauvaise réputation provenant essentiellement de la sécurité des transactions avec les risques y afférents, ainsi que de l’absence d’anonymat avec les risques de débordement sur la vie privée des citoyens.

En plus des solutions de plus en plus efficaces de cybersécurité que le monde digital développe depuis longtemps, il est possible de parer aux objections provenant de ces risques en mettant en place une régulation favorable aux victimes éventuelles.

Ceci n’élimine bien évidemment pas totalement les risques systémiques ni spécifiques qui pèsent sur tout le système financier, comme celui du risque d’un black-out total.

Quant à la sécurité et à la confidentialité des données personnelles et privées des citoyens, en plus du cadre juridique de leur protection déjà en vigueur, il est recommandé de constitutionnaliser l’accès à ces données de façon à respecter la séparation des pouvoirs conformément aux dispositions de notre constitution pour rassurer les utilisateurs et les investisseurs.

Enfin, au vu des précédents internationaux en matière de sécurité financière et globalement de sécurité nationale, je recommande vivement de modérer la généralisation de l’usage des technologies jusqu’à ce que notre politique de souveraineté numérique soit clairement définie et mise en place.

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