Lors de nos nombreuses rencontres, je lui avais demandé un jour quelle sensation il éprouvait à la fin d’un match accompli. «Une prestation sur le terrain, pour être pleine, attrayante et captivante devant des milliers de spectateurs, est une rude tâche, qui se travaille pendant des semaines et des mois dans la souffrance et le sacrifice.
C’est loin d’être une sinécure.» C’est avec cette formule et cette conviction que Mekhloufi définissait le métier qu’il s’était choisi. J’ai dit métier ? il n’aimait pas cette formulation. Il penchait plutôt pour une bonne tranche de plaisir que l’on se donne à soi-même et aux autres avec ce sentiment ô combien heureux et revigorant d’avoir donné de la joie à tant de gens.
A chaque fois que je le croisait, Rachid laissait entrevoir une fierté d’avoir toujours eu de l’avance sur ses concurrents, dès l’entame de sa carrière au début des années 1950 au club doyen des Hauts-Plateaux, l’Union sportive franco-musulmane de Sétif (USFMS), si chère à mon ami le regretté gardien volant Malik Belkadi, que Dieu ait son âme, avec ses amis Kermali, Guettaf, Hafsi.
Rachid avait de l’avance sur son époque, de l’avance sur lui-même. «En croyant résolument à la force de la gagne, à l’envie d’arriver, toujours faisant la course en tête», se plaît-il à affirmer. En agissant ainsi, il a contaminé toute une génération qui se reconnaissait dans ce champion qui s’était construit presque seul, à la force des bras et de convictions bien ancrées.
Il a porté avec honneur et bonheur le flambeau stéphanois, faisant exploser jusqu’à l’extase son président de l’époque, Pierre Fauran, et son coach jean Snella, dans le repaire appelé chaudron de Geoffroy Guichard, devenu un repère toujours plein comme un œuf, qui ont cru en lui dès le premier contact, un jour d’automne de 1956.
A 20 ans, en cette année de grâce, Rachid, mis en confiance, avait démontré l’étendue de son talent. Il finira rapidement par gagner en 1957 le premier titre du club, auquel il a grandement contribué. Rachid va écrire les premières belles pages footballistiques des Verts stéphanois, participant à d’autres consécrations : 3 autres titres de Division une en 1964, 67 et 68. Avec 152 réalisations en 339 matchs, Rachid Mekhloufi est le deuxième meilleur buteur de l’histoire des Verts, derrière Hervé Revelli et ses 212 buts, ainsi qu’une Coupe de France en 1968.
Quand Rachid métamorphose Saint-Étienne
L’Association sportive de Saint-Etienne (ASSE) venait de gagner aussi le cœur des Français grâce à son football léché et beau à voir avec une pléiade d’artistes dans une équipe fétiche qui séduit la France tout entière, qui gagne même quand elle perd. Un bel ensemble qui sait que souvent l’infortune révèle la vertu, mieux que la victoire.
Rachid aurait pu s’asseoir dans le confort de cette agréable contrée qui l’avait adopté, dans le luxe d’une vie que lui envieraient bon nombre de ses pairs dans le bonheur discret. Mais il a choisi une autre trajectoire, en compagnie d’autres camarades, en répondant à l’appel de la patrie blessée, avec sincérité et enthousiasme, pour en faire entendre la voix, et la cause juste, de s’affranchir d’un colonialisme immonde et abject.
Aussi, Rachid était un ardent défenseur de l’Algérie combattante et d’une cause qui lui était chère et pour lesquelles il n’hésita pas, un soir d’avril 1958, à fuir, caché dans une Aronde, via la Suisse, afin de rejoindre la Tunisie, à l’instar d’une poignée de ses camarades, professionnels de football mués en ambassadeurs de leur pays dont ils ont fait connaître la cause et flotter l’étendard aux quatre coins du monde. Tous ont privilégié un noble idéal à des carrières éphémères. Certains d’entre eux, notamment Mekhloufi et Mustapha Zitouni, auraient pu fouler les pelouses suédoises de la Coupe du monde de 1958. Mais ils ont choisi la voie de l’honneur et de la dignité, au lieu des caquètements illusoires des coqs gaulois.
Après l’indépendance, Mekhloufi avait repris sa carrière, d’abord au Servette de Genève, puis à nouveau à Saint-Etienne, avant de devenir capitaine de la première équipe nationale algérienne, qu’il dirigera en tant que sélectionneur. Il a entraîné Bastia et la Marsa en Tunisie où il a toujours vécu. Il a remporté deux médailles d’or avec l’Algérie, une aux Jeux méditerranéens d’Alger de 1975 et l’autre aux Jeux africains de 1978 à Alger. Sa carrière sera couronnée par sa participation, aux côtés de Khalef, au Mondial de 1982 en Espagne, où l’Algérie a fait sensation en battant l’Allemagne à Gigon. Il sera président de la FAF pendant une période (janvier 1988, février 1989).
L’hommage de Jean-Michel larqué
Parmi les hommages les plus marquants qui lui ont été rendus, celui de Jean-Michel Larqué, ancien joueur des Verts, qui a exprimé toute sa tristesse et sa reconnaissance à son glorieux aîné. «Rachid faisait tout ce que j’avais envie de faire avec un ballon, c’était mon idole. Je le regardais et l’admirais au plus haut point.
Je n’ai jamais réussi à réaliser ce qu’il était capable de faire, il était fabuleux», a indiqué l’ancien capitaine des Stéphanois, qui a évolué pendant deux saisons, 1966-68, aux côtés de son prestigieux compère. «C’était mon maître en tant que professionnel, c’était un modèle inégalé et une source d’inspiration durant mes jeunes années, car il incarnait la technique et l’élégance sur le terrain.»
Pour l’Algérie, Rachid ne fut pas seulement un joueur de talent, mais également un symbole de détermination et d’orgueil national, ayant choisi, en pleine carrière, de quitter l’équipe de France, qui lui ouvrait les bras, pour intégrer celle du FLN. Ce geste historique marqua l’un des épisodes les plus puissants de sa vie, solidifiant son statut de légende, au-delà des performances sportives en France.
«Ma discrétion est ma force»
Je me souviens qu’il y a 42 ans à Farges, petit village près de Genève, où notre équipe nationale avait pris ses quartiers en mai 1982, à quelques encablures du Mondial espagnol, l’encadrement des Verts, renforcé par les envoyés spéciaux de la presse, avait concocté un match amical contre une équipe de Farges, j’ai eu le plaisir de disputer cette rencontre aux côtés de Mekhloufi, Soukhane, Khalef, le regretté Lacarne, Semghouni, Fellane, etc., à l’issue de laquelle j’avais demandé à Mekhloufi pourquoi se distingue-t-il par ce trop plein de réserve qui le confine à l’effacement. Sa réponse a fusé sans refléchir : «Si c’est au prix de l’effacement que je puis le mieux faire aboutir les choses, alors je choisis l’ombre.» Modeste et pudique, Rachid l’était aussi. Allah yerhmou.
BIO EXPRESS
- Champion du monde militaire 1957
- Champion de France 1957, 64, 67, 68 à Saint-Etienne
- Champion de Suisse 1962 Servette de Genève
- Coupe de France Saint-Etienne 1968
- Champion de France D2 Saint-Etienne
- Vainqueur du Challenge des champions 1967
- Médaille d’or aux JM d’Alger 1975
- Médaille d’or aux Jeux africains d’Alger 1978
- Mekhloufi a été enterré dimanche au cimetière El Alia.