Dans l’entretien accordé à El Watan, l’avocat d'affaires, Maître Nasr-Eddine Lezzar, développe une analyse strictement juridique de la nationalisation des hydrocarbures.
C’est un «aspect cardinal qui, en Algérie, n’a pas bénéficié d’une attention suffisante, notamment dans les travaux de recherche universitaires», regrette-t-il.
Entretien réalisé par M-F.Gaidi
L’Algérie célèbre le 54e anniversaire de la nationalisation des hydrocarbures. On évoque souvent cette question du point de vue historique, économique et politique, mais on a rarement présenté une analyse du point de vue juridique. Pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur la part du droit dans ce dossier ?
En effet, il s’agit d’un aspect cardinal qui, en Algérie, n’a pas bénéficié d’une attention suffisante, notamment dans les travaux de recherche universitaires. La plupart des ressources juridiques que j’ai trouvées sur ce dossier sont des travaux universitaires d’outre-mer. Jusqu’à la reconnaissance de l’indépendance, l’activité pétrolière au Sahara fut régie par le droit minier français, puis par le code pétrolier saharien qui comportait quelques avantages fiscaux particuliers en faveur des compagnies engagées dans le désert, mais, pour l’essentiel, s’inspirait des dispositions en vigueur au Moyen-Orient.
Le partage des fruits de l’exploitation était, en particulier, réalisé approximativement par moitié entre concédants et concessionnaires. Le code s’appliquait à plusieurs dizaines de compagnies de toutes sortes : françaises et étrangères, ces dernières toujours associées à des intérêts français.
A l’indépendance, les dispositions des accords d’Evian sur le pétrole algérien sont libellées comme suit : dans les départements actuels des Oasis et de la Saoura (la zone des puits de pétrole), la mise en valeur des richesses du sous-sol aura lieu selon les principes suivants :
1)- La coopération franco-algérienne sera assurée par un organisme technique de coopération saharienne. Cet organisme aura un caractère paritaire. Son rôle sera notamment de développer l’infrastructure nécessaire à l’exploitation du sous-sol, de donner un avis sur les projets de loi et de règlements à caractère minier, d’instruire les demandes relatives à l’octroi des titres miniers ; l’Etat algérien délivrera les titres miniers et édictera la législation minière en toute souveraineté.
2)- Les intérêts français seront assurés notamment par : l’exercice, suivant les règles du code pétrolier saharien, tel qu'il existe actuellement, des droits attachés aux titres miniers délivrés par la France ; la préférence, à égalité d’offres, aux sociétés françaises dans l’octroi de nouveaux permis miniers, selon les modalités prévues par la législation minière algérienne et le paiement en francs français des hydrocarbures sahariens à concurrence des besoins d’approvisionnement de la France et des autres pays de la zone franc.
Les dispositions sus-citées laissent transparaître une sorte de régime de copropriété sur le pétrole algérien entre l’Algérie et la France. Le nouvel Etat algérien ne dispose pas des attributs de la propriété et de la souveraineté sur son pétrole, qui est géré par «une coopération franco-algérienne». «L’organisme technique de coopération saharienne assurera la gestion qui sera paritaire», c’est-à-dire composé, à parts égales, entre l’Etat (ancien et, partiellement, actuel colonisateur) et l’Etat propriétaire des lieux, du sol et du sous-sol.
Cet organe technique dispose d’un droit d’ingérence en émettant un avis sur les lois et règlements à caractère minier et du droit d’instruire les demandes de titres miniers. Une dernière disposition vient, comme une sorte de trompe-l’œil ou un miroir aux alouettes, pondérer l’effet des dispositions sus-citées en affirmant que «l'Etat algérien délivrera les titres miniers et édictera la législation minière en toute souveraineté». Il est difficile de comprendre comment un Etat peut exercer sa totale souveraineté — ou ce qu’il en reste — face à un organe technique (où il y a une représentation à parts égales) qui gère le pétrole, dispose des informations, instruit les dossiers pour délivrer les titres miniers et émet des avis sur les projets de lois et règlements. L’autre partie de l’article conforte le caractère étriqué de la souveraineté algérienne sur le pétrole en maintenant la protection des intérêts français selon «le code pétrolier saharien tel qu’il existe actuellement». Il ressort de cela que le texte colonial est non modifiable. Le paiement, en la matière, sera fait aussi en monnaie française.
En parlant des accords d’Evian, vous avez précisé qu’il s’agissait de la version française. C’est un peu flou. Que doit-on comprendre ? Doit-on déduire qu’il y a une autre version ? Pouvez-vous être plus explicite ?
Je ne suis ni historien ni spécialiste des accords d’Evian, qui, pour reprendre l’expression d’un historien, sont «un bien étrange document». Il n’existe pas — ou plutôt, on n’a pas trouvé — une copie signée conjointement par les deux parties. Les accords d’Evian ont été publiés en date du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu. Du côté français, ils ont été publiés au Journal Officiel du 20 mars 1962 sous le titre
«Déclarations gouvernementales» (au pluriel), ce qui permet de supposer qu’il s’agit de deux déclarations différentes et non d’une déclaration conjointe. Du côté algérien, ils n’ont jamais été publiés au Journal Officiel, même après la création de l’Etat algérien. Ils ont été publiés uniquement dans le journal El Moudjahid, qui n’est pas un document juridique. C’est peut-être le signe d’une réserve implicite sur leur reconnaissance ou même leur validité. Ces accords ont aussi été édités dans un livre par Redha Malek, négociateur des accords. En fait, il ne s’agit pas d’un texte conjointement adopté ou signé, mais de déclarations gouvernementales émanant du gouvernement français et du GPRA. Pour les besoins de cet entretien, j’ai travaillé sur la version du Journal Officiel français ; je n’ai pas pu trouver la version du journal El Moudjahid ni celle de Redha Malek. Il semble que les délégations négociatrices ont présenté chacune sa version à la partie qui l’a mandatée. En parlant de ces accords, un historien a utilisé la formule «un bien étrange document». Je ne peux pas être affirmatif, mais il me semble que les deux versions ne se recoupent pas sur cette question explosive. La délégation algérienne a été intransigeante, depuis le début et même après la signature, sur l’entière souveraineté sur la totalité du pays. Il est donc très peu probable qu’elle ait validé cette clause, à moins qu’elle ait pris cet engagement tout en se préparant à l’écarter à la prochaine opportunité. Au lendemain de la signature de ces accords, le GPRA avait averti en déclarant : «La révolution algérienne n’est pas terminée ; l’indépendance n’est qu’une étape.» Si la nationalisation des richesses énergétiques et minières par l’Etat algérien n’était pas mentionnée dans les accords d’Evian, elle figurait en toutes lettres comme objectif dans le programme de Tripoli, adopté par le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA, instance suprême du FLN), à la veille de l’indépendance algérienne en juin 1962, ainsi que dans la Charte d’Alger adoptée par le 1er congrès du FLN, en avril 1964.
On évoque souvent des clauses secrètes dans les accords d’Evian, notamment sur les essais nucléaires et probablement sur le pétrole. Qu’en pensez-vous ?
Encore une fois, je ne suis pas spécialiste des accords d’Evian, et ce que je dis ne fait pas autorité, et je le dis avec beaucoup de prudence. Je ne crois pas aux «clauses secrètes» ; je crois plutôt qu’il y a eu des sujets qui ont été laissés à la postérité. En effet, les dispositions des accords sur le pétrole sont manifestement insuffisantes pour une matière aussi virale et aussi complexe. Elles sont aussi en porte-à-faux avec le programme de Tripoli de juin 1962 et la Charte d’Alger de 1964.
Les accords franco–algériens sur les hydrocarbures :
Le 18 mars 1962, la veille de l’indépendance, la question de l’exploitation des richesses en hydrocarbures du sous-sol saharien a fait l’objet d’un accord entre l’Etat algérien (non encore né) et l’Etat français sous forme d’une des déclarations gouvernementales, intitulée «La déclaration de principes sur la coopération pour la mise en valeur des richesses du sous-sol du Sahara». Dans cette déclaration, l’Algérie reconnaissait l’intégralité des droits attachés aux titres miniers et de transport accordés par la République française en application du code pétrolier saharien. Le 29 juillet 1965 fut signé un autre accord à Alger, «concernant le règlement des questions touchant les hydrocarbures et le développement industriel de l’Algérie». Cet accord, comme le souligne le préambule, ne visait pas à bouleverser le régime établi jusque-là, mais à tenir compte «du développement en cours de l’Algérie».
Cet accord a été salué comme un grand succès et comme ouvrant «des perspectives fécondes non seulement sur les rapports algéro-français, mais sur les rapports entre pays développés et pays en voie de développement dans le domaine de l’exploitation des ressources naturelles de ces derniers» et «définissait d’un commun accord une conception originale de l’exploitation des hydrocarbures». Le 24 novembre 1969, des négociations ont été engagées, sur la base de l’article 27 de l’accord de 1965, visant une révision du prix de référence du pétrole. L’échec de ces négociations aboutit à l’ordonnance du 24 février 1971 portant nationalisation des hydrocarbures.
Ainsi, la nationalisation des hydrocarbures de 1971 est-elle finalement une remise en cause des accords d’Evian ?
C’est la position du gouvernement français qui, dans un mémorandum du 9 mars 1971, a «observé» que la mise en jeu de ce droit (de nationaliser) par des mesures prises unilatéralement n’était conforme ni aux conventions de concessions ni aux conventions franco–algériennes de 1962 et 1965.Dans sa réponse au mémorandum, le gouvernement algérien a fait savoir, quant à lui, que la décision de nationaliser avait été prise par l’Algérie dans le cadre de ses prérogatives de puissance souveraine.
La préparation progressive et méthodique de récupération de la souveraineté :
L’ordonnance portant nationalisation des hydrocarbures est le parachèvement d’un processus engagé bien plus tôt, dès l’accès à l’indépendance, et qui se prolongera au-delà. En fait, la remise en cause de ces accords a été entamée bien plus tôt, aussi bien par la promulgation d’une législature préparatoire que par la prise de certaines décisions stratégiques annonciatrices de ruptures avec l’ancien colon. Nous allons citer :
- Le 5 juillet 1962 : l'Algérie devient le propriétaire des ressources en hydrocarbures, mais la France continue de posséder le réel pouvoir de gestion de ces richesses, à travers la Société française de recherche et d'exploitation de pétrole en Algérie (SN REPAL). La législation française (le code pétrolier saharien de 1958) est ainsi maintenue, en application des accords d’Evian.
– Le 19 octobre 1963, le gouvernement algérien demande une réouverture des négociations d’Etat à Etat avec la France sur la question des hydrocarbures, affirmant qu’ils ne sont pas des marchandises ordinaires mais des «produits stratégiques».
- Le 31 décembre 1963 : création de la Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation, et la commercialisation des hydrocarbures «Sonatrach», qui sera ultérieurement l'outil de la politique nationale des hydrocarbures. Créée initialement pour prendre en charge le transport et la commercialisation des hydrocarbures, Sonatrach s'est déployée progressivement dans les autres segments de l'activité pétrolière.
- Dans la continuité du «Programme de Tripoli» de juillet 1962, le gouvernement du premier président Ahmed Ben Bella lance une série de mesures afin de s’émanciper de la tutelle française. Le gouvernement algérien s’oppose d’abord à la construction d’un troisième oléoduc par une entreprise française.
Il pose comme condition sa participation à hauteur de 51% du capital et à la direction de l’entreprise Trapal, et menace de conclure un accord sur ces conditions avec un groupe germano-américain pour la réalisation de l’ouvrage.
- La nécessité de se doter d’un apport technologique moderne pousse l’Algérie à attirer des entreprises américaines indépendantes comme El Paso Natural Gas Company, qui participe alors à l’essor du transport du pétrole et du gaz naturel aux Etats-Unis. Ainsi, la signature du contrat d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) en octobre 1969, entre Sonatrach et El Paso, devient un symbole de la diplomatie économique algérienne face à la France.
– Le 29 juillet 1965 : signature de l'Accord d'Alger qui maintient le régime des concessions mais stipule que les sociétés françaises (Total et Elf) doivent reverser à l'Etat algérien une partie de leurs bénéfices.
– Le 24 août 1967 : l'Algérie prend la décision de nationaliser les activités américaines de raffinage-distribution de Mobil et Esso.
– Le 19 octobre 1968 : Sonatrach signe un accord avec le groupe pétrolier américain «Getty Oil» qui restitue à la compagnie nationale 51% de ses intérêts en Algérie. Cet accord a permis de renforcer la position algérienne face à la partie française.
– Le 24 février 1971 : l'Algérie recouvre sa souveraineté totale sur ces ressources en hydrocarbures. A la faveur de cette nationalisation, il est imposé aux entreprises étrangères de s'associer avec Sonatrach pour pouvoir investir dans des activités de recherche et de production. Elles doivent également créer une société de droit algérien afin de bénéficier de ces avantages.
– Le 12 avril 1971 : promulgation de l’ordonnance 71-22, définissant le cadre dans lequel les compagnies internationales peuvent exercer des activités de recherche et de production des hydrocarbures en Algérie.
– Le 27 février 1975 : promulgation de l'ordonnance 75-13, qui augmente les redevances et les impôts à 20% sur les hydrocarbures liquides, 5% pour les hydrocarbures gazeux et 85% pour le taux d'impôt direct pétrolier sur les bénéfices de Sonatrach.
A votre avis, si on vous demandait d’être objectif, en votre qualité d’expert en litiges économiques, de quel côté est le droit international ?
La France se base sur le droit international conventionnel ; les Etats, comme les personnes, sont tenus par les engagements qu’ils prennent. L’Algérie a, de son côté, une autre branche du droit international, plus actuelle, plus moderne, plus progressiste et plus juste : le droit des peuples de disposer de leurs ressources naturelles.
Il semble que le processus de nationalisation a été beaucoup plus ardu et long qu’on ne le pense. Qu’en dites-vous ?
En effet, ce processus s’est déroulé avec beaucoup de détermination, de conviction et de méthode, par ceux qui l’ont mené, dans un contexte hostile et délétère. Il ne faut pas oublier le rôle joué par les services de sécurité qui ont protégé les installations pétrolières, tenues par des Français, et ce, avant l’annonce des nationalisations. Il ne faut pas oublier non plus le rôle joué par notre diplomatie parallèle qui a assuré le placement de nos ressources pétrolières pour contrer la propagande française. La nationalisation des hydrocarbures est une glorieuse page de notre histoire. Rendons hommage à ceux qui l’ont écrite.