Louisa Hanoune. Secrétaire générale du Parti des travailleurs : «Il faut prémunir le pays contre les chantages extérieurs»

23/06/2022 mis à jour: 07:53
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Photo : B. Souhil

Dans l’entretien accordé à El Watan, la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoune, revient sur l’initiative de «rassemblement» lancée par le président Tebboune et estime que ce projet n’est pas clair, ni dans ses contours ni dans son contenu : «Nous avons entendu le Président annoncer à partir de la Turquie qu’il allait organiser une conférence inclusive : mais inclusive, cela veut dire quoi ? Avec qui ? Inclure qui ? Certains parlent d’une conférence pour le changement. Mais un changement dans quel sens ?» Le pays, selon Mme Hanoune, vit une crise profonde et sans précédent. Le système en place est en crise de décomposition et il aurait dû partir en octobre 1988.

- Le président de la République a lancé une initiative de «rassemblement» et il a déjà rencontré plusieurs chefs de parti, dont ceux de l’opposition, comme le FFS. Comment analysez-vous cette nouvelle démarche politique ?

Parler de rassemblement, c’est faire un aveu qu’il existe des fractures et une crise multiforme. Préserver notre pays des dangers extérieurs que personne ne peut nier est une exigence, car nous sommes quasiment encerclés par le terrorisme, la contrebande et le crime organisé, sans oublier la présence du danger sioniste à nos frontières ouest. Et il y a l’exacerbation de la crise mondiale du système capitaliste dont la guerre en Ukraine est une expression très violente.

Les impacts de cette crise sont mondiaux et notre pays ne saurait être épargné, sans oublier les pressions notamment américaines pour que l’Etat algérien s’aligne derrière l’OTAN. Mais il reste que ce projet n’est pas clair, ni dans ses contours ni dans son contenu. Nous avons entendu le Président annoncer à partir de la Turquie qu’il allait organiser une conférence inclusive : mais inclusive cela veut dire quoi ? Avec qui ? Inclure qui ? Certains parlent d’une conférence pour le changement.

Mais un changement dans quel sens ? Nous attendons de comprendre de quoi il s’agit. Il faut rappeler que le peuple algérien voulait un changement de système en février 2019 ; d’ailleurs, il le veut toujours, la révolution n’est pas morte, elle est juste contrariée, déviée, détournée, mais elle finira par reprendre son cours et lorsqu’elle resurgira, les questions sociales qui étaient en 2019 latentes seront au centre car maintenant elles ont explosé au grand jour.

Oui, la situation sociale s’est aggravée à une allure terrifiante. Même pendant le terrorisme nous n’avons pas vécu une telle descente aux enfers sur le plan social alors que l’Algérie était à l’époque endettée et en cessation de paiement et que le FMI et la Banque mondiale dictaient leurs injonctions et interféraient dans nos affaires internes. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, les revenus pétroliers sont considérables ; or la situation est insoutenable. La question que l’on se pose est de savoir quelles sont les conditions qu’il faut réunir pour préserver le pays ?

- Mais si vous êtes invités à ces consultations, comptez-vous participer ?

Le comité central élu par le 8e congrès du parti a débattu de la question du dialogue et de la «conférence inclusive». Au PT, nous recherchons des solutions algériennes pour sortir le pays de cette impasse dangereuse, et nous exprimons notre avis sur la situation générale du pays bien que les champs politique et médiatique soient rétrécis à un point inégalé depuis 1989.

A notre avis, il y a un minimum de décisions à prendre pour rétablir les conditions normales d’exercice de la politique, notamment l’ouverture des champs médiatique et politique, la libération des détenus politiques et d’opinion, le rétablissement des libertés...

En somme, lever la chape de plomb qui étouffe la société algérienne et qui met en danger le pays. Aujourd’hui, les dangers qui nous guettent appellent certes au renforcement du front interne, mais nous sommes en train de lire et d’entendre des aberrations à ce sujet.

Le front interne ne saurait être synonyme d’alignement derrière des choix régressifs sur le terrain socio-économique ou celui des libertés. Non, le renforcement du front interne veut dire au contraire le renforcement de l’immunité du pays, la réactivation des ressorts de la nation endommagés par les privations et la «hogra» pour qu’ils redeviennent fonctionnels. Il s’agit de permettre au peuple de défendre son pays en cas de menaces, c’est-à-dire de pouvoir se mobiliser, de pouvoir manifester, de s’exprimer, de prendre des initiatives.

Il s’agit donc, d’un côté, de la reconquête de toutes les libertés démocratiques qui sont confisquées et de l’autre, de prendre en charge en urgence les questions sociales qui sont vitales pour assécher le vivier de la détresse et la décomposition sociale. Nous avons des franges de la population de plus en plus larges qui sont dans le dénuement le plus total, qui vivent sous le seuil de pauvreté.

On ne peut pas parler du renforcement du front interne et en même temps supprimer, par exemple, les transferts sociaux, permettre l’effondrement du pouvoir d’achat et la déréglementation, laisser le désespoir s’emparer des larges couches de la société.

Comme on ne peut pas parler du renforcement du front interne et maintenir en prison plus de 300 Algériennes et Algériens parce qu’ils ont exprimé un point de vue différent de celui du pouvoir en place et même de celui de son prédécesseur. On ne peut pas parler de renforcer le front interne lorsque la presse est complètement muselée et fait l’objet d’un chantage à la publicité, que des journalistes sont emprisonnés.

On ne peut pas parler de renforcement du front interne avec la marche au totalitarisme et à la caporalisation de la vie politique, associative, syndicale et médiatique par l’administration. Nous n’avons pas vécu une telle situation depuis 1989, depuis l’avènement du multipartisme. Renforcer le pays c’est, en somme, respecter les Algériennes et les Algériens.

- Quelle est justement votre appréciation de la situation générale du pays ?

La crise est profonde et sans précédent. Le système en place est en crise de décomposition et il aurait dû partir en octobre 88. Le fait qu’il ait été maintenu artificiellement a fait payer le prix fort au peuple et au pays. Après le soulèvement révolutionnaire de 2019 et au lieu que le peuple exerce sa souveraineté, le maintien du statu quo a été imposé.

C’est le même système politique, le même régime présidentialiste aggravé par la répression tous azimuts, c’est un système de parti et de pensée uniques qui ne dit pas son nom. Et c’est là le problème central. Oui, la situation est très grave sur le plan socioéconomique et la colère gronde. Nous sommes un pays riche, or la majorité de la population est plongée dans la pauvreté, les couches moyennes ont disparu.

On ne peut pas parler de front interne lorsque des franges entières de la population sont transformées en parias, qu’en matière de développement, les populations des wilayas frontalières, notamment de l’extrême-sud, sont dans une précarité extrêmement dangereuse qui accentue les vulnérabilités de notre pays. Le tissu social est en train de se déliter, de se déchirer.

Nous avons l’impression que ceux qui gouvernent le pays ne descendent jamais dans la rue. Ils ne vont pas au marché, ils ne côtoient pas les gens, ils ne ressentent pas la détresse, les cris de douleur de la population, ils pensent qu’en interdisant à la presse de parler de la «harga» (émigration clandestine) cette derrière va disparaître. Bien au contraire, elle est en train d’exploser. Nous avons vraiment l’impression qu’ils ne savent pas ce qui se passe dans le pays.

Préserver et immuniser le pays exige des institutions crédibles, une transparence dans la gestion, un contrôle démocratique, un pouvoir d’achat qui permet à tout le monde de vivre dans la dignité, une université sauvée, c’est-à-dire que soit stoppé le saccage en cours, un système de santé sauvé de la déliquescence et de la barbarie dans lesquelles il est plongé, avec une école sauvée de la débâcle et la déroute actuelles. Tant qu’on n’aura pas amorcé un tournant positif sur la situation sociale et arrêté cette descente aux enfers, ce rouleau compresseur sur le plan social et cette régression sur le terrain des libertés notre pays restera en danger et restera exposé aux pressions et chantages extérieurs.

- Certaines forces politiques attendent de la part des hautes autorités du pays des mesures d’apaisement pour un nouveau départ à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du pays. Qu’en pensez-vous ?

Pourquoi attendre le 60e anniversaire ? Cela fait presque deux mois et demi que l’on nous parle de cela ; pourquoi faire durer la souffrance ? Certes, c’est important de célébrer les anniversaires de l’indépendance, et le 60e a une charge symbolique très forte.

A notre avis, célébrer l’indépendance nationale, c’est préserver et renforcer les acquis de la Révolution algérienne, parachever ses objectifs émancipateurs en restituant la parole au peuple pour qu’il définisse lui-même la forme et le contenu des institutions dont il a besoin pour exercer la plénitude de sa souveraineté, rompant effectivement avec le système de parti unique source de toutes les dérives et maux qui rongent le pays.

Et dans l’immédiat, qu’est-ce qui empêche le Président, par exemple, d’ordonner la libération de tous les prisonniers politiques et les détenus d’opinion ? Pourquoi n’ordonne-t-il pas que l’on mette fin au recours abusif à la détention préventive devenue un arbitraire érigé en système ?

Pourquoi des citoyens et cadres qui n’ont commis aucun crime ni même un délit sont victimes d’une injustice insupportable tels que Khalida Toumi qui est l’intégrité morale même, de l’aveu de tous les juges qui l’ont interrogée et qui n’ont porté contre elle aucune accusation de corruption ou d’enrichissement illicite. Pourquoi la dépénalisation de l’acte de gestion traîne-t-elle ?

Pourquoi permettre la poursuite de la même orientation régressive, perpétuer et aggraver l’oppression impulsée par le pouvoir de fait qui s’est installé aux commandes du pays après la démission de Bouteflika en avril 2019 ? Que fait Ali Ghediri en prison, lui qui n’a fait qu’exprimer un point de vue ? A l’extérieur, l’image de notre pays est hideuse, c’est celle d’un Etat gangrené de la tête aux pieds par la corruption, dans lequel les droits socioéconomiques et politiques sont écrasés.

- Votre parti a annoncé sa participation à la commission nationale de révision du système des subventions pour défendre le maintien du caractère social de l’Etat. Craignez-vous une remise en cause des acquis sociaux à travers cette opération de révision du système des subventions ?

Tous les pays qui ont appliqué ce système ont échoué à protéger les populations vulnérables. Pour nous, les transferts sociaux sont sacrés, ils matérialisent le fondement de l’unité et la continuité de la République. Ce sont des acquis de la Révolution, le produit des très lourds sacrifices consentis par le peuple algérien dans sa lutte émancipatrice. Le droit à l’instruction et à la santé était au cœur de la Révolution algérienne.

Lorsqu’on parle des transferts sociaux, ce ne sont pas seulement les subventions des produits de première nécessité, ce sont aussi les allocations familiales, les cantines et le transport scolaire, c’est l’aide à différents secteurs : logement, santé, etc.

C’est aussi le soutien de l’Etat aux prix des carburants, de l’eau, de l’électricité…ce qui signifie que la suppression des transferts sociaux impacterait mortellement l’ensemble de la production nationale, l’industrie, l’agriculture et les services, car à leur tour ils seront contraints d’augmenter les prix, ce qui fera reculer violemment la consommation en aggravant la récession déjà en cours.

Les autorités prétendent établir un fichier des familles devant bénéficier d’une aide directe alors qu’elles sont dans l’incapacité avérée de dresser les statistiques en matière de chômage, comme en témoigne le nombre de demandeurs d’indemnités, environ deux (2) millions, qui dément les chiffres initiaux avancés par le gouvernement de 620 000, d’élaborer un fichier sérieux des familles démunies, tout comme elles ont été incapables de maîtriser le nombre des victimes de la Covid-19. Plus fondamentalement, désormais, pour la grande majorité du peuple, les transferts sociaux sont vitaux à cause de la régression socioéconomique.

C’est donc la destruction du caractère social de l’Etat qui est programmée alors que c’est l’inverse qui devrait se produire, à savoir le renforcement des services publics, des missions sociales de l’Etat et du pouvoir d’achat. Nous devons tirer les leçons de ce qui se passe dans le monde. Les implications de la guerre en Ukraine n’épargnent aucun pays. Seuls les Etats qui ont su s’immuniser sur les plans économique, social et politique peuvent résister.

Nous sommes en face d’une guerre quasi totale et l’administration américaine veut contraindre tout le monde à soutenir sa politique et à contribuer dans l’effort de guerre pour vendre leurs armes, alors que la crise du système capitaliste s’exacerbe depuis 2007, puis la Covid-19 a mis a nu le caractère barbare de la politique des gouvernements qui sont soumis à ce système. Il y a donc une précipitation de tous les processus et la guerre en Ukraine est un tournant qualitatif.

Notre pays est concerné, car nous ne vivons pas en autarcie, les impacts de la guerre russo-ukrainienne provoquant un chamboulement à l’échelle internationale. S’il y a une réelle volonté de sortir le pays de l’ornière, de l’immuniser, cela doit se traduire par l’ouverture d’un débat large pour dresser un diagnostic sérieux par la prise de mesures urgentes sur les plans politique et socioéconomique. Pour nous, c’est une question de sauvegarde et de sauvetage de notre pays. 

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