Longs metrages / Le cinéma et le réel, rencontre du troisième type

30/07/2023 mis à jour: 03:13
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C’est bien du réel incendie de cet été à Tighremt. Image que l’on croirait tout droit sortie d’Apocalypse now. Un ressort pour cinéastes ?

Avec les tabous, la morale et la censure collective, on pourrait croire que les cinéastes aimeraient en finir avec le réalisme et passer directement au fantastique et à la science-fiction. C’est pourtant 

Pour la guerre du feu version DZ, il faut aller chercher loin dans les archives, à l’époque des feuilletons hors ramadhan où il ne fallait pas attendre le sponsoring de Coca-cola pour produire une série. El Harik (L’incendie) de Mustapha Badie, adapté de la trilogie de Mohamed Dib, avait ému les téléspectateurs dans un cinéma en interne sans paillettes, en 10 épisodes, précurseur des miniséries d’aujourd’hui. 

Sorti en 1974 et qui a entre autres propulsé l’actrice Chafia Boudraa, il se joue dans les montagnes où un incendie éclate au milieu d’ouvriers agricoles en ébullition face à leur misérable condition, de suite arrêtés par les colons français. Qui a allumé le feu ? Qui brûle qui et qui brûle quoi ? 

C’est la grande question à laquelle personne ne répondra, tout comme La maison brûle, autant se réchauffer, du jeune Mouloud Aït Lotna, sélectionné au dernier Festival de Cannes 2023, court métrage qui se déroule dans les montagnes de Kabylie, mais n’évoque pas les incendies meurtriers qui se succèdent chaque été depuis trois ans. Pourtant, le réel est bien présent dans le cinéma algérien, de la guerre d’indépendance à la période du terrorisme en passant par les drames sociaux. Alors ?

Harik est l’anagramme de Hirak

Le cinéma réaliste n’est pas forcément réel, La dernière reine ayant montré qu’on peut faire de la fiction sur le réel sans s’attacher aux réels détails de l’histoire. D’une manière générale, le succès d’un film ou d’une série réside dans son réalisme en dehors de la science-fiction ou du fantastique, et le fait qu’il n’y ait pas de cinéma fantastique ou de science-fiction en Algérie pourrait montrer que les cinéastes s’attachent au réel. Pourtant, avec tous les tabous, la censure, morale collective et sujets sensibles, on pourrait croire qu’au contraire, il y aurait plus de films qui sortent du réel pour éviter les problèmes. 

Mais le film réaliste fonctionne encore avec ses conséquences sur le trop-plein de réalisme. Sara Beretima, enfant de Touggourt, scénariste prodige déjà présente dans Rayeh djay de Mahmoud Zemmouri,  Said 0015, de Nassim Boumaiza, El Khawa, de Madih Belaïd, révèle tout son talent dans le grand succès 2023, El Dama de Yahia Mouzahem qui explore trafics de drogue, psychotropes et guerres de gangs, témoigne : «L’écriture m’a demandé plusieurs mois d’investigation, de recherches sociologiques et anthropologiques sur la vie de quartier.» 

Résultat, un succès mais un réel trop réel et de la protestation, des familles qui ont juré que tout ça n’existe pas jusqu’à un député qui a expliqué qu’en montrant des scènes de trafic de drogue à la télévision, on encourage les enfants à s’y adonner. Infantilisation du spectateur citoyen ? C’est comme si filmer des coiffeurs ou des voleurs allait faire des spectateurs des coiffeurs ou des voleurs. 
 

A quelle minute le réel doit-il s’arrêter ? 

Finalement, c’est peut-être la littérature qui rend plus compte du réel que le cinéma, même si celle-ci n’a pas saisi les terribles incendies qui reprennent chaque année. Mais dans les universités de littérature, les professeurs poussent les étudiants à faire des thèses sur des auteurs contemporains algériens, avec probablement à terme, beaucoup plus d’adaptations comme pour Yasmina Khadra Morituri, L’Attentat, Les Hirondelles de Kaboul ou Ce que le jour doit à la nuit, Mouloud Mammeri et L’opium et le bâton ou Ali Ghalem qui a adapté son propre roma Une femme pour mon fils. En 2015, il y a même eu un colloque à Oran «Cinéma et roman», organisé dans le cadre de la 8e édition du Festival international d’Oran du film arabe (FIOFA), dont celle de cette année n’est toujours pas programmée.

A l’époque, le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, lui-même auteur, notamment d’un roman de science-fiction Confessions de Tam City 2039 avait appelé les cinéastes à se pencher sur les romans algériens pour les adapter à l’écran (les siens aussi). Même discours pour Rachid Kouard, professeur à l’université d’Alger, qui rappelait que «même si les relations entre roman et cinéma sont très étroites, l’adaptation d’œuvres littéraires dans le cinéma algérien reste très limitée en comparaison avec le nombre extraordinaire de romans algériens édités». 

Mais en dehors d’exceptions, ces romans sont généralement réalistes ou touchent au réel, Karim Moussaoui, qui va adapter L’effacement, roman de Samir Toumi, flirtant avec le fantastique, explique le problème : «Je pourrais produire un film de science-fiction, mais il y a un problème de modèle économique, quelles salles, quels distributeurs et quels festivals à l’international pourraient le diffuser, alors qu’ils cherchent des films d’auteurs, donc plus ou moins réalistes ?» 

Questions de budgets aussi et d’effets spéciaux, c’est déjà un autre cinéma. En attendant donc une sortie du réalisme pur et dur, il faut continuer à se demander pourquoi les incendies de cet été et ceux d’avant, avec leur lot de pauvres victimes, de familles endeuillées et de zones détruites, n’ont pas donné lieu à des films. 

Un cinéaste qui a tenu à garder l’anonymat tant le sujet est sensible, explique qu’il est «difficile de tourner des films de fiction sur les incendies car il faut du feu, et le risque de provoquer de réels incendies est grand.»

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