Lettres de prison de la moudjahida Zoulikha Benzine : De l’espoir à faire pleurer de rage

02/11/2023 mis à jour: 06:01
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C’est l’histoire de destins individuels et d’un idéal commun : celui de la libération nationale. Les écrits d’acteurs de la Guerre de Libération foisonnent. Des personnalités, souvent connues mais parfois de parfaits anonymes, publient leurs mémoires. 

Reste que le genre épistolaire n’est que très rarement privilégié par ces auteurs. Si des appelés de l’armée française ont publié quantité de textes, dès la fin de la Révolution, les Algériens, plus discrets, n’ont point privilégié ce canal, à de très rares exceptions : Ahmed Taleb-Ibrahimi a publié un recueil de ses lettres de prison (1957-1961), Samia Ziriat Bouharati a rassemblé ceux de Bouharati Derradji, mais globalement les missives envoyées des différents lieux d’incarcération (maisons d’arrêt, camps d’internement, etc.) sont dispersées dans plusieurs ouvrages historiques (Lettres d’Ahmed Zabana, de Hassiba Ben Bouali et de certains condamnés à mort, ANEP). 

L’édition algérienne vient de s’enrichir d’un formidable recueil de lettres de la moudjahida Zoulikha Benzine, épouse Inal et sœur de Abdelhamid Benzine, décédée en 2012 à l’âge de 71 ans. La décision de publier l’ouvrage intervient une décennie après la mort de la grande militante, issue d’une famille de lettrés, de martyrs, de journalistes et amie de Kateb Yacine et de M’hamed Issiakhem. Ce travail méritoire est à mettre à l’actif de sa fille, Souâd Inal. Dans l’avant-propos, elle évoque le parcours de la grande militante. «Zoulikha Benzine, née quatre ans avant la bombe atomique qui dévasta Hiroshima, a très tôt été imprégnée du sentiment national grâce à ses deux aînés, Hamoud et Abderrahmane, et ce qu’elle entendait dire du combat de l’aîné Hamid – qu’elle ne connaîtra réellement qu’à l’indépendance», souligne-t-elle d’emblée. Native d’El Kseur (Béjaïa), où son père exerçait le métier d’oukil judiciaire (Khodja de cadi), la petite Zoulikha fréquente l’école coranique et l’école primaire française de Aïn El Arous ; distante de 8 km du domicile familial. 
 

Réseau de fidayine

«Arrivée au certificat d’études  primaires, Brevet sportif acquis, l’accès au collège passe par un examen d’entrée en cinquième… mais aussi par la fourniture d’un trousseau, ce que financièrement ne peut assurer son père Abdelkrim qui subvient déjà aux besoins de trois collégiens à Sétif et Constantine», note Inal, qui souligne que fin 1955, Abdelkrim, le père, décide de quitter la campagne pour la capitale. La fratrie Benzine, très engagée, a répondu à l’appel de la patrie. Abdelhamid Benzine, incarcéré, Abderrahmane, de 8 ans l’aîné de Zoulikha et journaliste à Alger républicain, est arrêté par les paras menés par le traître Hassan Guendriche. Libéré au cinquième jour, il décide d’entrer en clandestinité avant de rejoindre le maquis. Zoulikha décide avec son frère Hamoud et un cousin, Fodil, de prendre le même chemin. 

A Souk El Had, le responsable local de l’ALN enjoint à la jeune fille, contrariée, de rejoindre une école paramédicale. Elle y souscrit en rejoignant l’Ecole paramédicale d’Alger tout en intégrant un groupe de fidayine. «Le casier qui lui est réservé à l’école lui sert d’entrepôt d’armes et de grenades», précise Inal. Le 11 novembre 1959, Zoulikha est arrêtée au domicile familial. Elle subira avec ses compagnons quatre long mois de torture. Le 8 mars, c’est la «délivrance… en prison de Barberousse (Serkadji)», écrit sa fille. 

Le 20 juillet 1961, elle bénéficie de la liberté provisoire mais décide de reprendre contact avec une ancienne détenue, Wahiba Chabane, avec qui elle rejoint un groupe de maquisards dans le Sahel algérois. Le 4 octobre 1961, les combattants sont encerclés par un impressionnant dispositif militaire. Incarcérée durant trois semaines à la caserne d’Ouled Fayet (villa Jaillisse, selon une autre source), elle se retrouve à la prison de Serkadji.

 «Un échange épistolaire intense s’enclenche avec l’extérieur, entre autres, avec son frère Hamid incarcéré à Lambèse, Halim Mokdad, instituteur dévoué aux prisonnières et leur famille, les avocats, etc. Malheureusement, il n’y a que trois lettres émanant de la prisonnière ; ses correspondances à Si Hamid et à ses parents ont été hélas perdues ; est-ce lors des divers ‘‘déménagements’’ carcéraux de son frère aîné ou détruits chez ses parents lors des violentes perquisitions ? Que sont devenues celles adressées à Halim Mokdad ?» s’interroge la fille. La lecture des lettres permet à celle qui les a rassemblées de percer le secret des échanges que l’administration pénitentiaire contrôlait de bout en bout : «A travers les réponses à ses correspondants, nous saisissons les questionnements, espérances, mélancolies, mais aussi les certitudes d’une jeune fille de 18 ans.

 Outre les fenêtres vers l’extérieur, via les lettres et les parloirs, un extraordinaire réseau intra se tisse, d’une salle à une autre, d’un étage à l’autre. L’information circule du quartier des femmes à celui des hommes, des droits communs aux politiques… parfois avec la complicité d’un gardien», précise celle qui a interrogé une partie des codétenues de la maman disparue. Et de relever que cette dernière a «gardé précieusement lettres, billets, messages, dessins et jusqu’aux mèches de cheveux [page 263, ndlr] que les prisonnières s’échangeaient lorsque l’une d’entre elles était libérée ou transférée dans une autre prison ou dans un ‘‘centre d’hébergement’’». 

Mais que faire de ce précieux héritage ? Malika El Korso, historienne reconnue, s’est chargée de faire une formidable étude historique détaillée des 175 lettres confiées par la fille de la militante. Dans le préambule, la chercheuse évoque une «lourde tâche» d’autant qu’elle n’a pas connu d’«assez près» la première concernée, Zoulikha, une «femme discrète» qu’elle a rencontrée à l’occasion d’un colloque de l’Association Les Amis de Abdelhamid Benzine. 

 

 

 

«La clef s’appelle Zoulikha»

L’auteure s’est interrogée sur la valeur archivistique et historique d’un corpus regroupant des lettres envoyées à différentes périodes (1955 et du 16 octobre 1957 à avril 1962) par des individus conscient de la censure de l’administration (voir différents spécimens reproduits). Elle confie son désarroi : «Nous n’arrivons pas à trouver un angle d’attaque qui soit à la fois pertinent et historique. En tournant et retrouvant la question dans tous les sens, en compulsant plusieurs fois les lettres, en les lisant une énième fois et en les mettant de côté autant de fois à force d’approches non abouties, nous finîmes par trouver la clef du problème. 

Cette clef s’appelle Zoulikha. Elle est au centre pratiquement de toutes les correspondances, même si ses écrits à elle se comptent sur les doigts d’une seule main.» El Korso conclut son préambule par un constat : «De la lecture des lettres reçues, on déduit que Zoulikha est attachante, attentionnée, lucide, une battante, d’un tempérament rassembleur (…).» Pour l’historienne, les lettres sont des «documents spécifiques par les liens qu’elles révèlent, leur ton, leur contenu, leur émotion, l’espoir qu’elles véhiculent, les informations sur le vécu individuel et collectif des détenues, sur leur famille, sur le ressenti en prison, dans les camps. La plupart des lettres témoignent d’une telle richesse de sentiments qui en constituent l’essence (…) A la valeur historique variable d’une lettre à une autre, d’un auteur à un autre, s’ajoute la valeur humaine qui s’inscrit en creux à chaque ligne qu’il faudrait mettre un jour en valeur». 

L’ouvrage est l’occasion de parler de la répression coloniale (torture, représailles collectives, achèvement des blessés, «corvées de bois», etc.) et de l’univers concentrationnaire en Algérie, où des statistiques ont montré, selon El Korso, que «presque quatre millions de personnes (…) ont connu l’univers carcéral, pensé, organisé, mis systématiquement et méthodiquement en place par les autorités coloniales, soit presque 40% de la population, de l’époque, déplacés, internés, enfermés». 

L’étude minutieuse menée par El Korso permet aussi d’évoquer le rôle des avocats de Zoulikha et de tous les détenus politiques algériens. Un chapitre ne laisse pas indifférent, celui où est fait mention de l’«histoire de la Révolution construite sans les femmes». L’historienne parle à raison d’une mémoire «sélective, voire ingrate (qui) ne retient de l’histoire d’un pays que de grands noms qui se sont illustrés par leur savoir, leur sacrifice au service d’un idéal ou d’une cause». Autre partie fort intéressante du recueil, l’étude sur les images émouvantes de prison menée par Nadira Laggoune-Aklouche, critique d’art.

 «Ces travaux méritent d’être rassemblés, inventoriés et archivés pour leur permettre non seulement d’échapper à l’oubli, mais aussi d’être présentés et reconnus comme les éléments indispensable à l’écriture sincère de l’histoire telle que vécue par les femmes moudjahidate», soutient l’auteure.
 

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