Le cheveu de Mu’awiya
«Mu’awiya Ier est le fondateur du puissant empire des Omeyyades et son premier calife au VIIe siècle. C’était un dirigeant très intelligent, prêt à faire beaucoup pour ne pas arriver à la rupture. C’est mon état d’esprit pour ne pas tomber dans une séparation qui deviendrait irréparable. Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le président Macron. Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel.
C’est pour cela que nous avons créé, à mon initiative, une commission mixte pour écrire cette histoire qui nous fait encore mal. Et pour dépolitiser ce dossier. J’ai même reçu deux fois l’historien Benjamin Stora. Il a toute mon estime et réalise un travail sérieux avec ses collègues français et algériens sur la base des différentes archives bien que j’aie déploré que l’on n’aille pas assez au fonds des choses.
Nous avions aussi établi une feuille de route ambitieuse après la visite en août 2022 de mon homologue français, suivie de celle Elisabeth Borne, alors Première ministre, une femme compétente connaissant ses dossiers. Mais, plus rien n’avance si ce n’est les relations commerciales. Le dialogue politique est quasiment interrompu. Il y a des déclarations hostiles tous les jours de politiques français comme celles du député de Nice, Eric Ciotti, qui qualifie l’Algérie d’«Etat voyou» ou du petit jeune du Rassemblement national [Jordan Bardella] qui parle de «régime hostile et provocateur». Et ces personnes aspirent un jour à diriger la France…
Personnellement, je distingue la majorité des Français de la minorité de ses forces rétrogrades et je n’insulterai jamais votre pays. Nous avons parlé avec le président Macron plus de 2 heures 30 en marge du sommet du G7 à Bari, le 13 juin dernier. Il venait de perdre les élections européennes et avait annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale.
Il pensait – de bonne foi – qu’il pouvait compter sur les voix des Français originaires du Maroc et de l’Algérie pour, à l’issue du scrutin législatif, former une alliance centriste lui permettant de poursuivre sa politique. Il m’a alors annoncé qu’il allait faire un geste pour reconnaître la «marocanité» du Sahara occidental, ce que nous savions déjà.
Je l’ai alors prévenu : «Vous faites une grave erreur ! Vous n’allez rien gagner et vous allez nous perdre. Et vous oubliez que vous êtes un membre permanent du Conseil de sécurité, donc protecteur de la légalité internationale, alors que le Sahara occidental est un dossier de décolonisation pour l’ONU qui n’a toujours pas été réglé.»
Colonisation et la question mémorielle
«Quelle rente mémorielle ? Honorer ses ancêtres, laisser en paix les âmes de nos martyrs… Jusqu’à aujourd’hui, la France commémore encore ses soldats et résistants tombés dans la guerre contre l’Allemagne, ses cinéastes font des films. Il y a encore des contentieux non déclarés avec Berlin bien qu’il n’y ait eu que quatre ans d’occupation et encore, pas sur tout le territoire. Et vous voudriez nous interdire d’effectuer notre propre travail de mémoire ?
Ce qui s’est passé chez nous est unique en Afrique. C’est le seul cas de colonisation de peuplement où l’on a amené des Européens par bateau sur un sol étranger pour en faire une terre française, découpée par ordre numérique dans la suite chronologique des départements français. Nos résistants ont été massacrés par centaine de milliers. Cette colonisation fut bien plus sanglante que la conquête des pays d’Afrique subsaharienne et la période des protectorats en Tunisie et au Maroc.
Marine Le Pen
«Ce sont des «analphabétises». Les responsables du RN ne connaissent que l’utilisation de la force. Il y a encore dans l’ADN de ce parti des restes de l’OAS pour laquelle il fallait tout régler par la grenade et les attentats. Et comparaison n’est pas raison : les relations entre les Etats-Unis et la Colombie n’ont rien à voir avec les nôtres. Les Américains n’ont pas colonisé l’Amérique latine.
Et Donald Trump cherche à régler une question migratoire. Moi, je m’interroge sur la manière dont Madame Le Pen va s’y prendre si elle parvient au pouvoir : veut-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ? L’Algérie est la troisième économie et la deuxième puissance militaire africaine. Nous sommes conciliants, nous allons doucement, nous sommes prêts à dialoguer mais le recours à la force est un non-sens absolu.»
Accords de 1968
«Pour moi, c’est une question de principe. Je ne peux pas marcher avec toutes les lubies. Pourquoi annuler ce texte qui a été révisé en 1985, 1994 et 2001 ? Ces accords étaient historiquement favorables à la France qui avait besoin de main-d’œuvre. Depuis 1986, les Algériens ont besoin de visas, ce qui annule de fait la libre circulation des personnes telle qu’elle est prévue dans les accords d’Evian.
Ils sont donc soumis au règlement de l’espace Schengen. Certains politiciens prennent le prétexte de la remise en cause des accords pour s’attaquer à ces accords d’Evian qui ont régi nos relations à la fin de la guerre. Ces accords de 1968 sont une coquille vide qui permet le ralliement de tous les extrémistes comme du temps de Pierre Poujade.»
Boualem Sansal
«Boualem Sansal n’est pas un problème algérien. C’est un problème pour ceux qui l’ont créé. Jusqu’à présent, il n’a pas livré tous ses secrets. C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie. Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, l’ancien ambassadeur de France à Alger, juste avant son départ à Alger.
Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau qu’il devait revoir à son retour. D’autres cas de binationaux n’ont pas soulevé autant de solidarité. Et enfin, Sansal n’est français que depuis cinq mois…
Il est sous mandat de dépôt. C’est la loi algérienne. Il a eu un check-up complet à l’hôpital, il est pris en charge par des médecins et sera jugé dans le temps judiciaire imparti. Il peut téléphoner régulièrement à sa femme et à sa fille.»
Italie
«Contrairement à l’extrême droite française, nous avons d’excellentes relations avec la droite radicale italienne, d’autant que nous n’avons aucun contentieux, ni mémoriel, ni autre. L’Italie a toujours été un partenaire très fiable. Et l’homme politique Enrico Mattei, fondateur d’ENI [le géant italien du pétrole et du gaz], a été longtemps un précieux conseiller pour développer notre potentiel en hydrocarbures. Il a d’ailleurs été tué pour ses raisons.
Pendant la décennie noire [1992-2002], seul Alitalia continuait à se poser à Alger quand François Mitterrand avait demandé à son pays et à ses partenaires européens de suspendre leurs vols. Neuf matelots italiens ont été égorgés durant cette période et, malgré tout, Rome nous a ouvert une ligne de crédit de 13milliards de dollars.
Donc, nos amis italiens sont de bonne foi. On s’aide réciproquement et l’Italie renforce ses positions économiques chaque année. Ce fut le cas sous Mario Draghi ; ça l’est aujourd’hui avec Giorgia Meloni. La présidente du Conseil est très sympathique, connaît ses dossiers et défend son pays, toutes griffes dehors. Elle a créé le fonds Mattei pour l’Afrique dont nous sommes le principal contributeur sur le continent. Son siège est à Alger.»
Dialogue
«Tout à fait. Ce n’est pas à moi de les faire. Pour moi, la République française, c’est d’abord son président. Il y a des intellectuels et des hommes politiques que nous respectons en France comme Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal et Dominique de Villepin, qui a bonne presse dans tout le monde arabe, parce qu’il représente une certaine France qui avait son poids.
Il faut aussi qu’ils puissent s’exprimer. Et ne pas laisser ceux qui se disent journalistes leur couper la parole et les humilier, particulièrement dans les médias de Vincent Bolloré dont la mission quotidienne est de détruire l’image de l’Algérie. Nous n’avons aucun problème avec les autres médias, qu’ils soient du secteur public ou privé.»
Maroc
«Je l’ai expliqué à tous les présidents à qui j’ai eu l’occasion d’en parler. Nous sommes malheureusement dans la réaction avec notre voisin. C’est presque un jeu d’échecs où nous sommes contraints de répondre à des actes que nous jugeons hostiles. Le Maroc a été le premier à vouloir porter atteinte à l’intégrité de l’Algérie avec son agression en 1963, neuf mois après notre indépendance, une agression qui a fait 850 martyrs. Il a toujours eu des visées expansionnistes, pour preuve, il n’a reconnu la Mauritanie qu’en 1972, soit douze ans après son indépendance.
C’est encore les autorités Marocains qui ont imposé le visa aux ressortissants algériens en 1994 après les attentats de Marrakech. Nous leur avons récemment interdit le survol de notre espace aérien parce qu’ils réalisent des exercices militaires conjoints avec l’armée israélienne à notre frontière, ce qui est contraire à la politique de bon voisinage que nous avons toujours essayé de maintenir. Nous devrons mettre un terme à cette situation un jour. Le peuple marocain est un peuple frère pour lequel nous ne souhaitons que le meilleur.»
Etats-Unis
«De notre indépendance à ce jour, nous avons toujours eu deux axes fondamentaux en politique étrangère. D’abord le non-alignement. Ces derniers jours, nous avons accueilli à Alger des membres du gouvernement russe dans le cadre de notre commission mixte, eu des échanges sécuritaires et diplomatiques au plus haut niveau avec les Etats-Unis, reçu une délégation de l’Otan. Nous avons d’excellentes relations avec tous les pays méditerranéens qui investissent et commercent avec nous, et vice versa. Nous sommes une force stabilisatrice en Afrique.
Alors, quand certains politiques français disent que l’Algérie est isolée, cela nous fait bien rire. Le deuxième axe est celui de la non-ingérence dans affaires intérieures des autres pays. Ce qui explique que nous rejetons aussi toutes les tentatives de vassalisation de notre pays. Et je n’ai pas de complexe à le dire aux grandes puissances. Nos relations sont restées bonnes avec tous les différents présidents américains, qu’ils soient démocrates ou républicains.
C’était déjà le cas lors du premier mandat de Donald Trump. Lorsque j’ai été élu en 2019, il m’a envoyé une lettre pour me féliciter quelques heures après les résultats, quand le président Macron a mis quatre jours pour «prendre acte» de mon élection.
Nous n’oublierons jamais, non plus, que les Etats-Unis ont introduit la question algérienne à l’ONU. Ils accueillent aussi nos meilleurs chercheurs. C’est le seul pays qui a une ville du nom de notre héros national, l’émir Abdel Kader. Nos plus grands projets sous les présidents Boumediene, Chadli et Bouteflika ont été réalisés avec les Américains, dans les hydrocarbures et ailleurs.»
Israël
«Bien sûr, le jour même où il y aura un Etat palestinien. Ça va dans le sens de l’histoire. Mes prédécesseurs, les présidents Chadli et Bouteflika, que Dieu ait leurs âmes, avaient déjà expliqué qu’ils n’avaient aucun problème avec Israël. Notre seule préoccupation, c’est la création de l’Etat palestinien.»