Les implications géostratégiques et économiques de la guerre à Ghaza

20/03/2024 mis à jour: 03:42
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En plus de l’immense coût humain inacceptable subi par la population et la destruction aveugle des infrastructures, la guerre à Ghaza est également en train de bouleverser l’ordre géostratégique et la stabilité économique du Moyen-Orient et du reste du monde. 

Cette guerre criminelle intervient dans un contexte de fracturation géopolitique mondiale et de ralentissement de l’activité économique mondiale et de la région. Sur le plan humain, le bilan des pertes en cinq mois est considérable (31 000 victimes) et rivalise avec celui de la guerre en Ukraine qui, elle, dure depuis 25 mois.

 Sur le plan économique, Ghaza est dévastée en totalité et les impacts macroéconomiques négatifs s’étendent bien au-delà de la zone des combats. Sur le plan stratégique, tous les équilibres antérieurs sont remis en cause plongeant ainsi la région dans un vide dangereux et un éventuel chaos. 

A ce stade, l’évolution de cette guerre est incertaine quant à sa durée et son intensité et les risques d’une escalade au niveau régional restent élevés et les plans de paix lointains. Discutons de ces questions importantes pour la sécurité et l’économie mondiales. 

Ghaza, un territoire sous blocus faisant face à une catastrophe humanitaire. Depuis la guerre des six jours en juin 1967, Israël occupe Ghaza et la Cisjordanie (Jérusalem Est compris). Nonobstant un retrait en 2005, Israël a conservé le contrôle des frontières aériennes, terrestres et maritimes de Ghaza, à l’exception de la frontière avec l’Egypte (12 km). 

Plus grave, depuis le début des années 1990, Ghaza est soumis à un blocus durci après 2007 sur le mouvement des personnes et des marchandises ; la construction et l’exploitation d’aéroports ou de ports maritimes ; et l’importation de matières premières et de technologies. De plus, Ghaza a fait l’objet de nombreuses opérations militaires (2008, 2012, 2014, 2021, 2022, mai 2023). 

Depuis octobre 2023, ce sont des bombardements sans répit visant à raser Ghaza, chasser sa population (2,2 millions d’habitants) vers l’Egypte et la Jordanie (et détruire toute chance de paix à travers la solution à deux Etats) et affamer tous ceux encore sur place en bloquant l’acheminement de l’aide humanitaire internationale en violation du droit international humanitaire. La guerre se transforme en génocide. 

Analyse géopolitique de la guerre à Ghaza. Evènement de dimension mondiale très polarisant comme tout ce qui est lié au conflit du Moyen-Orient, elle ne manquera pas d’avoir des conséquences dangereusement déstabilisatrices pour le Moyen-Orient et le monde si la paix n’est pas construite le plus rapidement possible. 

Dans l’intervalle, elle a contribué à replacer le fait colonial palestinien de nouveau sur le devant de la scène mondiale en mettant en évidence/échec :  

Les postulats fallacieux à la base de la négation du fait colonial palestinien. (1) Le monde entier ne s’intéresse plus au fait colonial palestinien ; (2)  Les citoyens palestiniens sont trop opprimés et fracturés par leurs propres dirigeants pour reprendre le combat politique et militaire, recouvrer leurs droits et obtenir une paix juste et durable ; (3) Une région épuisée par un conflit qui dure depuis des décennies et faute d’une paix durable ne peut se consacrer à la désescalade, ce qui laissait à penser que le statu quo pouvait être maintenu durablement et à peu de frais ; (3) une normalisation et une alliance entre les pays du Golfe et Israël ouvrirait la voie à des échanges économiques denses, fournirait un contrepoids à l’Iran et mènerait à la paix en Palestine (sans impliquer les Palestiniens).
La stratégie de division d’Israël en Palestine. 

Cette stratégie repose sur trois socles : (1) Une érosion systématique des maigres pouvoirs de l’Autorité palestinienne couplée à la conclusion d’accords avec le Hamas pour faciliter le transfert de milliards de dollars ; (2) L’absence du côté palestinien (clamée de façon répétée par Israël) de partenaire pour négocier parce que le Hamas était le parti le plus fort et ne le souhaitait pas. 

Force est de constater que la reprise du conflit vient de Ghaza, qui semblait relativement calme, et non de la Cisjordanie, qui reste un volcan au bord de l’éruption ; et (3) le partage de ces postulats fallacieux par les politiciens et les Israéliens de tous bords qui pensaient pouvoir éviter la question palestinienne et une solution a deux états. Personne n’aurait dû être choqué que le plus long conflit non résolu de la région finisse par revenir sur le devant de la scène. 3

Le manque de substance des accords d’Abraham (sauf pour Israël qui a pu briser le gel diplomatique des pays arabes à moindre coût) : Sous le parrainage de l’administration Trump, Israël a signé en 2020 des accords avec Bahreïn, le Maroc, le Soudan et les Emirats arabes unis (EAU) pour normaliser leurs relations bilatérales et isoler l’Iran. 

La conclusion de ces accords se distingue par : (1) l’offre par les Etats-Unis de stimulants puissants aux quatre pays arabes dont : (i) la vente d’avions de combat F-35 ultramodernes aux EAU ; et (ii) la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur la RASD ; (2) l’absence de concessions de la part d’Israël pour renforcer la souveraineté palestinienne ; et (3) l’exclusion des Palestiniens ce qui fragilisait tout le processus lié à ces accords. In fine, les bénéficiaires sont : (1) Les Etats-Unis qui souhaitaient se désengager du Moyen-Orient, une zone à hauts risques et désormais sans intérêt stratégique ; et (2) Israël qui obtenait une reconnaissance diplomatique régionale tout en poursuivant l’occupation illégale de la Palestine. Dernier élément, le projet d’accord voulu par l’administration Biden entre Israël et l’Arabie Saoudite (qui souhaitait en échange avoir un pacte de défense mutuelle avec les Etats-Unis) est gelé pour l’heure vu l’impopularité de ce dernier auprès de l’électorat américain. 

Les risques d’extension de la guerre. Toutes les parties en présence (sauf Israël forte du parapluie américain qui focalise toutes ses forces militaires aveuglément sur la destruction de Ghaza et du Hamas) ont des raisons majeures d’éviter une extension de la guerre.

 (1) L’Iran veut éviter un éventuel affrontement avec les Etats-Unis ; (2) les Etats-Unis qui disposent de 45 000 soldats dans la région pour maintenir un certain ordre sans être impliqués dans un conflit régional déstabilisateur qui perturberait les marchés pétroliers, alimenterait l›extrémisme, détournerait l›attention de la guerre en Ukraine et nuirait à leurs intérêts stratégiques ; (3) Le Hezbollah, allié régional de l’Iran est, pour sa part, confronté à ses propres défis au Liban et une nouvelle guerre avec Israël accentuerait l’effondrement du pays du cèdre ; (4) L’Autorité palestinienne en Cisjordanie pour qui la guerre pose un risque majeur, y compris la colère des populations locales vis-à-vis de l’inaction de leurs leaders âgés et affaiblis ; (5) Les autres pays voisins au nord (Jordanie) et au sud (Egypte) sont déjà confrontés à de graves problèmes socio-économiques internes, qui seraient exacerbés par l’arrivée de réfugiés de Ghaza ; (6) Les pays du Golfe qui ne veulent pas faire face à une entrave de leurs ambitieux projets de développement économique et de leurs efforts visant à réparer les relations régionales distendues et mettre fin aux conflits en cours en Libye, en Syrie et au Yémen ; et (7) Ghaza qui est désormais plongée dans une grave crise humanitaire sans précédent. 
 

Le rôle des autres acteurs internationaux. (1) La Chine et la Russie sont pratiquement invisibles. La Chine est concentrée sur des défis internes (la relance de son économie à bout de souffle et la concentration du pouvoir aux mains de Xi Jinping) et internationaux (Taiwan et la mer de Chine). Sa diplomatie a toutefois facilité un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. La Russie est trop absorbée par la guerre en Ukraine et n’a plus les moyens d’imprimer une nouvelle dynamique au Moyen Orient ; et (2) L’Union européenne absente : absorbée par la guerre en Ukraine et qui, de toute évidence, n’a aucune influence sur la géopolitique mondiale, encore moins sur cette partie du monde. 
Les Etats-Unis sont les seuls à pouvoir forcer Israël à arrêter la guerre. 

La grande majorité des Américains considère que la campagne militaire israélienne est désormais allée trop loin et qu’elle dessert Israël et les Etats-Unis. Le soutien de Biden à Israël est en train de lui coûter une grande partie de sa base électorale (jeunes, progressistes, Arabes américains du Michigan, musulmans et militants des droits de l’homme) en pleine année électorale. De plus, agir contre Israël est politiquement coûteux et conduit à se mettre à dos de très puissants lobbies comme American Israël Public Affairs Committee. 

Pourtant, Biden dispose, selon son ancien conseiller Jonah Bank d’une variété de leviers pour obtenir du Premier ministre israélien un cessez-le-feu. Notons : (1) l’annonce d’une rupture du dialogue avec le gouvernement d’extrême droite actuel (et non Israël) dans le cadre d’une allocution télévisée en direct de la Maison Blanche à une heure de grande écoute ; (2) le vote d’une résolution du Conseil de sécurité appelant à un cessez-le-feu à Ghaza et à la libre circulation de l’aide humanitaire via le poste frontière de Rafah ; (3) Le retrait de stimulants qui ont décrédibilisé tout le processus d’Abraham ; (4) le blocage de l’aide financière américaine à Israël pour entrave à l’acheminement de l’aide internationale (conformément au Human Aid Corridor Act) ;  (5) le blocage de l’aide militaire (conformément à la Conventional Arms Transfer Policy et à l’amendement Leahy au Foreign Assistance Act) ; et (6) une reconnaissance de l’Etat palestinien. Précisons toutefois que Biden pourrait perdre l’élection présidentielle pour ces actions. En attendant, tout peut déraper vu la fluidité de la situation et mettre le feu aux poudres au Moyen-Orient. 

Les conséquences économiques néfastes de la Guerre à Ghaza sur l’ensemble de la région. Cette dernière est intervenue dans un contexte de ralentissement de l’activité et de défis macroéconomiques majeurs (montée de l’endettement public, inflation élevée) et a déjà marqué les économies de la région. 

Par ailleurs, le climat d’incertitude entourant l’évolution de cette guerre ne manquera de peser défavorablement sur les perspectives régionales à court et moyen terme. Ainsi le FMI a révisé sa projection de croissance pour 2024 à la baisse pour atteindre 2,9% uniquement (contre 2% en 2023), en raison des éléments d’analyse ci-dessous :   

L’affaiblissement en 2023 des économies de la région par les effets directs et indirects de la guerre : (i) Ghaza a enregistré un recul de la croissance de 24% du fait des déplacements de la population et des destructions massives des infrastructures du pays ; (ii) Israël a atteint une croissance de 2,3% uniquement en raison de l’effondrement de la consommation privée (27% de baisse) et des investissements immobiliers et de la mobilisation militaire de 750 000 travailleurs ; par ailleurs Moody’s a abaissé la note du pays pour la première fois ce qui pose la question de la capacité de ce pays à poursuivre la guerre ; (iii) l’Egypte a enregistré une faible croissance de 3% et une inflation de 32,2% du fait de la baisse des recettes du tourisme et des activités du canal de Suez ; et (iv) Le Liban est affaibli considérablement par l’effondrement du secteur bancaire, l’érosion des services publics, la détérioration des infrastructures, l’aggravation de la pauvreté et du chômage et le creusement des inégalités économiques et sociales. La croissance économique stagne (environ 0,2%) et l’inflation se situe à 231% (selon la Banque mondiale). La guerre peut accentuer l’effondrement économiques du pays. 

La détérioration de la situation sécuritaire en mer Rouge : En 2023, environ 22% du commerce maritime mondial de conteneurs a transité par le canal de Suez. Face au risque croissant d’attaques en mer Rouge, de nombreux navires optent pour une route plus longue autour de l’Afrique. 

Du fait de ces détours, l’Egypte a enregistré une baisse de 40% de ses recettes liées au transit des navires. Une détérioration de la situation en Egypte pourrait avoir des retombées négatives sur d’autres pays de la région, comme l’Ethiopie et le Soudan. Pour 2024, les données disponibles montrent que 586 porte-conteneurs avaient été déroutés, tandis que le tonnage des conteneurs traversant le canal a diminué de 82% et les coûts de transport ont augmenté de 30%, affectant ainsi les chaînes de valeur régionales et mondiales. En cas de pressions continues sur les échanges commerciaux, les économies de la région seraient confrontées à de nouvelles hausses des coûts d’importation et de production et à des baisses de recettes fiscales pour un certain nombre de pays de la région. 

La volatilité des marchés énergétiques. Pour l’heure, les prix du pétrole ($85/baril) et du gaz naturel ($1,79) restent globalement stables en raison des faiblesses de la baisse de la demande globale. Vu que la région compte pour 35% des exportations mondiales de pétrole et 14% des exportations de gaz, l’impact d’une éventuelle interruption de la production sera considérable. Toutefois, les producteurs de pétrole, disposent de marges de manœuvre pour augmenter rapidement leur production et maintenir une certaine stabilité des prix dans cette période de faible demande. 
 

Une escalade de la guerre serait préjudiciable à toute la région, y compris l’Irak, l’Iran, la Syrie et le Yémen. En cas de guerre durable, ses répercussions se feront sentir au niveau du tourisme, du commerce, des investissements et du secteur financier. Par ailleurs, les flux de réfugiés pourraient également augmenter fortement, exacerbant les pressions sociales et budgétaires des pays d’accueil. Une spirale incontrôlable dans un contexte déjà contraignant. 

 


 Par Abdelrahmi Bessaha , Expert international
 

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