L’élevage ovin victime de la sécheresse dans la steppe de Djelfa : L’arbre, l’abeille et la brebis

08/06/2023 mis à jour: 04:04
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Photo : D. R.

L’agropastoralisme a cédé peu à peu du terrain face à l’arboriculture. Les forages ont permis d’exploiter les grandes nappes phréatiques dont recèle le pays, changeant peu à peu la donne.  Aujourd’hui, l’arbre, l’abeille et la brebis sont les trois symboles de la vie dans les hautes steppes de Djelfa. Cette wilaya est devenue, ces dernières années, la plaque tournante d’une agriculture intensive et moderne.

Il pleut à torrents depuis le milieu de la nuit du mercredi à jeudi 25 mai. Beaucoup de routes autour d’Alger et de sa banlieue sont inondées quand elles ne sont pas carrément coupées à la circulation. De Blida à Boufarik, jusqu’aux fameuses gorges de la Chiffa traversées aujourd’hui par un tunnel qui est une véritable œuvre d’art, le trafic est rendu difficile par les cumuls des précipitations. Crachin et épais brouillard sur Médéa, mais à mesure que l’on s’enfonce en direction du sud, les nuages se dissipent et le soleil redevient bientôt le maître incontesté du ciel. L’hiver cède place à l’été. Preuve en est que l’Algérie est un continent où l’on change de paysage et de climat tous les 100 kilomètres.

C’est le milieu de la matinée, mais la ville de Boughezoul n’est pas encore sortie de sa torpeur. Comme pour beaucoup de villes algériennes, la route  qui irrigue de vie le commerce et l’économie locale. Cafés et restaurants sont sagement alignés les uns à côté des autres dans l’attente du camionneur et de l’automobiliste en quête d’un repas chaud, d’un café revigorant ou d’une pièce détachée.

La ville est traversée du nord au sud par la RN01, la fameuse transsaharienne longue de 2335 km et qui va d’Alger à In Guezzam, à la frontière algéro-malienne. Depuis peu, l’agglomération bénéficie d’une rocade d’évitement, un «trig ellourd», qui permet de contourner un centre-ville encombré. Petit café et discussion animée avec l’un des anciens responsables de la ville aujourd’hui à la retraite. Il témoigne volontiers que la région change peu à peu et se métamorphose.

Aux tout début, il n’y avait que la brebis. Elle donnait son lait, sa viande et sa laine et faisait vivre toute la tribu. Familles et communautés transhumaient au gré des saisons et des pluies pour faire paître leurs troupeaux de moutons. Pendant des siècles, les hautes steppes de Djelfa n’ont connu que ce mode de vie et cette économie agropastorale : l’hiver au sud et l’été plus au nord. «Cette culture de l’arbre que l’on voit de plus en plus chez nous est récente. Si vous offrez à une femme de choisir entre deux brebis et une centaine d’arbres, elle choisira toujours les brebis», dit cet ancien responsable qui préfère garder l’anonymat.

L’agropastoralisme a cédé peu à peu du terrain face à l’arboriculture. Les forages ont permis d’exploiter les grandes nappes phréatiques dont recèle le pays, changeant peu à peu la donne.

Aujourd’hui, l’arbre, l’abeille et la brebis sont les trois symboles de la vie dans les hautes steppes de Djelfa, mais si cette wilaya est devenue ces dernières années la plaque tournante d’une agriculture intensive et moderne, son territoire est constitué de parcours steppiques évalués à plus de deux millions d'hectares qui fait que le pastoralisme demeure toujours l’activité principale. Selon une étude universitaire effectuée en 2018, l'agriculture et l'élevage emploient près de 40% de la population occupée et le cheptel ovin s’élève  à 3 379 500 têtes d’ovins, alors que l'aviculture de chair et de ponte fait une percée remarquable.

«C’est la sécheresse. Il n’y a nulle part où aller»

Dans les vastes steppes, cependant, le problème majeur reste l’accès à l’électricité. «Nous sommes prêts à payer de nos poches pour être raccordés au réseau électrique», dit Mohamed, 43 ans, éleveur dans la commune de Benhar, daïra de Birine. Une partie de ses 400 moutons est sortie paître dans son exploitation jouxtant celles de voisins venus du nord, tous nouvellement installés.

Les brebis et leurs petits sont restés dans les baraquements qui tiennent lieu d’écuries. Le cheptel de Mohamed varie de 400 à 800 têtes selon que la pluviométrie de l’année est bonne ou mauvaise. Mohamed n’est pas un berger, mais un patron avec des ouvriers payés pour s’occuper de ses bêtes, jour et nuit, tout au long de l’année. «Avant, nous avions des tentes et nous étions nomades. En été, nous allions à Ain Defla, Chlef, Relizane et plus loin à la recherche de l’herbe fraîche. En hiver, on descendait au Sahara, du côté de Béchar, Aflou», dit-il.

Aujourd’hui, la transhumance ne se fait plus à pied. Les bêtes sont déplacées d’un point à un autre en camion. «Cette année, Il n’y a nulle part où aller. C’est la sécheresse partout, au nord, au sud, à l’est comme à l’ouest», se désole Mohamed. Au problème de la sécheresse s’est ajouté celui de la disponibilité des aliments du bétail. «Le son est à 5000 DA le quintal, l’orge à 7000 DA et l’aliment dépasse le million de centimes. Tout se vend au noir. Kulech b drahem, kulech b dourou», fulmine Mohamed.

Plaine du Sersou, le nouvel eldorado

En général, Mohamed vend ses moutons au souk, à l’unité. Pour la vente en gros, les maquignons et autres revendeurs viennent jusqu’à chez lui. «Les revendeurs s’en sortent mieux que nous. Ils prennent entre 10 000 et 15 000 DA de bénéfice sur un seul mouton, alors qu’il nous arrive de vendre à perte», dit-il, arguant que ce sont les grands revendeurs qui contrôlent et les prix et le souk.

Certains intermédiaires peuvent revendre jusqu’à 1000 ou 1500 moutons et plus. «Ils ne sont pas tous animés par l’appât du gain», nuance Mohamed qui a déjà vu de généreux donateurs acheter des dizaines de bêtes pour les offrir aux plus démunis. «J’ai vu un jour un homme acheter pour plus 3 milliards de centimes et les distribuer à ceux qui ne pouvaient pas s’offrir le mouton de l’Aïd», raconte Mohamed. Il y a encore des hommes….

Chaque région d’Algérie a ses propres préférences en matière de consommation de viande. Par exemple, les gens de Ghardaïa, Ouargla et Illizi préfèrent la vieille brebis «enna3dja echaref». Les Kabyles préfèrent «el fartsass», le mouton sans cornes, les Algérois, le «mougrane», le mouton aux grandes cornes, les gens des hautes steppes aiment plutôt l’agnelle, à l’ouest, c’est le bouc et la brebis.

Chaque région des steppes possède sa propre race de moutons. Issu du croisement de plusieurs races, comme le rambi et le Ouled Djellal, le mouton local est petit et rond. Dans les souks de Sidi Aïssa, Tiaret, Laghouat ou Tissemsilt, la fameuse brebis de Ouled Djellal se négocie à 30 millions de centimes, nous apprend Mohamed. «Il y a peu d’éleveurs qui peuvent s’offrir ça, le mâle reproducteur de Ouled Djellal à plus de 60 millions de centimes», dit-il. Ces dernières années, beaucoup de gens viennent s’installer dans la région en y achetant de la terre à cultiver.

Ils viennent de toutes les régions d’Algérie, mais pour Mohamed et les autochtones, tous ceux qui débarquent ici sont des «Dziri», des «Algérois». «Ils ont ramené la culture de l’arbre. Fiha rabh kebir», dit encore Mohamed. Les premiers arrivés ont acheté la terre au dinar symbolique, aux alentours de 1000 DA l’hectare, avant de se lancer dans l’arboriculture. L’eau est disponible en grandes quantités.

Mohamed l’a trouvée à seulement 12 mètres de profondeur. Ses voisins ont tous des forages à une cinquantaine de mètres. L’eau est un peu fade mais elle fait pousser les arbres, les fruits et les légumes. Pistaches, pommes, grenades, olives, nectarines, tout pousse à profusion. La plaine du Sersou est devenue le nouvel eldorado.  Un peu plus au sud, au milieu d’une vaste plaine à la terre rocailleuse et ocre, vit la famille Derbali.

A perte de vue, il ne pousse que le jujubier et quelques pistachiers de l’Atlas disséminés ça et là. La plupart de ces arbres sont imposants et semblent âgés de plusieurs siècles. La région est favorable pour l’apiculture. Les abeilles butinent le nectar de la fleur du jujubier et font un miel du désert réputé pour ses nombreuses vertus thérapeutiques.

El Hadj Yahia Derbali possède près de 400 ruches et beaucoup de ses amis apiculteurs viennent parfois de très loin pour déposer leurs ruches chez lui au moment de la floraison des jujubiers moyennant un pourcentage de la récolte. Les ruches sont regroupées autour d’un point d’eau. «Il suffit de leur procurer l’eau et elles font tout le reste. Sans eau, les abeilles ne survivraient pas ici», explique Djilali.

El Hadj Yahia est né dans ce bout de terre qui s’appelle Qriqer, il y a de cela 65 ans. Eleveur de moutons de père en fils, El Hadj a réalisé un forage et un bassin avec ses propres moyens. «Cela fait 23 ans que nous attendons que les autorités veuillent bien nous ramener l’électricité. De cette route jusqu’aux limites de la wilaya avec Médéa, personne n’est branché au réseau électrique», dit-il. «Je suis un enfant de cette terre, je n’ai nulle part ou aller. C’est à nous et à nos enfants de travailler cette terre», déclare-t-il. «Faire paître ses bêtes en période de sécheresse est pratiquement impossible. Elles ne font que courir à la recherche d’une touffe d’herbe à brouter», ajoute son fils.

Pour la famille Derbali, avec l’électricité, tout pourrait se cultiver ici : orge, blé, fruits et légumes, car l’eau est disponible à profusion sans creuser en profondeur. Le forage familial n’est profond que d’une centaine de mètres. «En 2000, ils sont venus faire une piste agricole en tuf et nous ont promis l’électricité. Depuis, ils ne sont jamais revenus», se désole encore El Hadj. Pourtant, de nombreux «haouch» sont disséminés dans cette steppe qui s’étend à perte de vue. De temps à autre, le calme est déchiré par le grondement d’un avion, un Mig de l’armée qui possède une base aérienne non loin de là.

«Un pays de blé et de moutons»

A proximité du forage qui marche à l’aide d’un groupe électrogène et du bassin qui sert de réserve d’eau pour abreuver les brebis et les abeilles, est installée une famille nombreuse dans des tentes. Ses membres  s’occupent des troupeaux. «C’est un pays de blé et d’élevage de moutons. Il nous manque juste l’électricité. Pour tout le reste, on peut se débrouiller seuls. Regarde toute cette eau qui monte du ventre de la terre.

En plus, elle est douce. Khir rebbi ! Tout le monde peut tirer profit de cette terre. Il n’y a même pas d’école pour ces enfants. Comment peut-on abandonner une terre pareille et partir ailleurs ?» fulmine El Hadj Yahia. Le grand problème avec la sécheresse est la disponibilité des aliments du bétail. «Hier, il y a eu une distribution à Djelfa, mais il y avait plus d’éleveurs que de marchandises. C’était la pagaille. Nous sommes revenus bredouilles», dit son cousin.

El Hadj est obligé d’acheter en deuxième ou en troisième main. 6000 DA le quintal d’orge et le son à 4800 DA le quintal. Pour compliquer encore plus la situation des éleveurs, il est devenu quasiment impossible de trouver un ouvrier. «Ils touchent tous l’allocation chômage et sont payés 15 000 DA à ne rien faire, toute la journée ils se tournent les pouces, une jambe sur l’autre. Il faut faire travailler les Africains quand on arrive à en trouver», regrette encore El Hadj.

Le prix du mouton de l’Aïd, notre éleveur n’ose même pas en parler. «L’agneau de 4 mois, c'est-à-dire le mouton de l’Aïd prochain, se négocie aujourd’hui à 5 millions de centimes. Combien tu vas le vendre après l’avoir engraissé une année ?» s’interroge El Hadj. À ce prix là, autant investir dans les arbres et les abeilles qui peuvent survivre pour peu qu’il y ait de l’eau puisée du ventre de la terre.   

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