«Ce sont les âmes des ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, - l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace... » Kateb Yacine
Par Arezki Hatem
Les âmes des ancêtres reviennent à chaque cri qui jaillit de la poitrine en souffrance de leur descendance. Elles reviennent pour insuffler dans l’esprit de la lutte le souffle de leur résistance face à toutes les adversités en irriguant les blessures de leur progéniture avec un sang neuf : un sang bleu, symbole de leur noblesse héritée d’une longe tradition de lutte et une inépuisable passion pour la terre des ancêtres.
Oui, ce sont les aïeux qui nous occupent. Ils nous occupent comme une toile qui se tisse sur le métier à tisser qu’ils nous ont légué le jour de leur départ pour un autre monde, un monde d’où ils veillent sur la parole donnée, celle de perpétuer le tissage d’une toile inachevée : la toile de la liberté confisquée, par un colonisateur sans merci, qui substituera aux haillons de l’oppression, la tunique la dignité.
Ils, les ancêtres, substituent leur drame éternisé à notre juvénile attente. L’attente de jours meilleurs, loin des brides et des jougs, loin des chaînes de la soumission qui blessent jusqu’à l’os nos attentes, mais t’atteignant guère la moelle de notre patience qui se renouvelle d’un sang pourtant pâle, de veines pourtant ligotées mais qui continuent inexorablement à verser dans nos corps la sève de la résistance.
Une ombre impossible à boire ou à déraciner, comme l’est Nedjma du grand écrivain et résistant algérien, Kateb Yacine. Aux regards aiguisés des Algériens, cette ombre pâle n’est qu’une étoile voilée par les nuages plantureux de l’injustice, mais dans son pré elle brille avec fierté et témérité dans l’attente de ses noces avec un ciel renouvelé par la constellation de la liberté.
Et cette ombre étoilée n’est en réalité que l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace jusqu’à atteindre la racine de l’invincible arbre de notre histoire, de l’élaguer de ses branchages envahissants pour le draper d’un juvénile et éternel verdi.
La Terre et le sang
Comme un enfant sacré, le fils dans l’œuvre de Mouloud Feraoun, est intimement lié à la divinité de la terre comme un messie qui vient au monde pour perpétuer le labour de la terre, cette terre à foulon qui absorbe les pas de ses fouleurs mais qui régénère celle de ses enfants, leur rendant ainsi leur sol spolié par ses ennemis.
Cette terre soit-elle réduite à de minuscules surfaces, elle continue contre vents et marées à féconder les esprits les plus réfractaires à la lutte. Cependant, la symbolique de la terre dans cette œuvre phare de la bibliographie de Feraoun est greffée sur la grandeur de tout un pays spolié, et ce petit lopin de sol n’est qu’un tissu sur le corps meurtri de tout un pays. Et cultiver ce fragile domaine participe au renouveau des tissus sur tout le corps en souffrance.
Et comme une terre qui a besoin de sarclage, de saines semences, de labour pour renouveler sa fécondité, le corps a besoin de la terre pour se nourrir de sa moisson, et de surcroît, résister à l’extinction et construire une ossature résistante face aux bâts de la colonisation. La terre perpétue aussi la race, cette mamelle nourricière des combattants de la liberté. Mais comme dans une tragédie grecque, parfois les destins sont pathétiques.
Le destin du fils, Amar dans La Terre et le sang, est tragique dans la trame romanesque de l’auteur. Amar prend le chemin de l’exil, un exil atypique pour le protagoniste principal du roman de Feraoun : comme veut la tradition migratoire en Kabylie, celui qui quitte sa terre natale n’est qu’un élu pour un exil économique et dont la mission est minutieusement tracée : «Ahiwel –ayiwel !» (Vite et bien !), incantation que l’on adresse à l’endroit du candidat à l’exil économique, une sorte d’oracle pour que son absence soit de courte durée et porteuse de richesse pour sa famille.
Mais Amar décida de partir et ne plus revenir. Et c’est ainsi que commença la tragédie de l’enfant unique de la famille. La vie en France était loin de tout repos pour le jeune Amar : le travail dans les mines était des plus durs et travailler pour se préserver du dénuement s’avéra un enjeu perdu. Ajouter à cela la souffrance intérieure liée au rompement du lien ombilical, et cela nous renvoie à la double perte dans l’existence de Amar : la perte de la terre qui se décline dans l’exil, la perte du sang de par l’abandon des siens.
À la perte des deux repères charniers dans l‘articulation de la vie des hommes, Amar erre sur des chemins improbables, avec leur lot d’errements : la mort accidentelle d’un cousin dont il était responsable précipite son retour au pays, un retour forcé et amer. Le père, le guide n’est plus de ce monde, mais son âme ligotée à son ombre rappelle au fils le reniement de son principe de sang : veiller sur les ancêtres pour que leur spectre ne soit pas un mauvais augure sur le chemin de son existence.
La mère est toujours vivante, malade mais digne. Elle n’a pas abandonné la terre, elle continue à la cultiver en priant Dieu et les Saints pour un prompt retour de son fils. Entre autres, la vengeance réclamée pour son cousin accidentellement tué, le regret d’avoir quitté l’exil, l’amour perdu (Amar marié à une Française), la fraternité fragile comme les ceps de blé et la solidarité ciment de la vie villageoise, sont les thèmes traités par l’auteur dans son roman phare.
La Terre et le sang de Mouloud Feraoun est de très grande actualité en ces temps de soulèvement populaire en Algérie. D’actualité de par la psychologie de ces deux protagonistes principaux : le père qui tient à la terre et ne l’abandonne jamais, malgré la pauvreté de sa moisson, et le fils qui, malgré l’exil, revient pour fonder un foyer et faire perpétuer la race.
La terre, c’est notre pays ; Le sang, c’est ce sang de cordon qui préserve les cellules souches de notre pays de l’extinction, une Algérie qui aura trop souffert de la colonisation mais qui a su recouvrir sa liberté avec le sang de ses enfants, jaloux de la terre de leurs aïeux. A. H.