Le ralentissement de la mondialisation et l’émergence d’une fragmentation géoéconomique : Comment l’Algérie pourrait y faire face ?

29/01/2023 mis à jour: 05:19
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L’intégration de l’économie mondiale (mondialisation) est en phase de ralentissement mais loin d’être totalement remise en cause. Parallèlement, se dessine un trend que les experts appellent fragmentation géoéconomique (FGE), résultant essentiellement de politiques publiques prises par de nombreux pays avec pour but une inversion délibérée du processus d’intégration à l’économie mondiale. Cette FGE s’inscrit dans un mouvement de remise en cause du multilatéralisme qui a commencé à prendre corps au cours de la crise financière de 2008 avant de s’intensifier à l’occasion du Brexit (2016) et plus récemment à la faveur de la montée des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, l’éclatement de conflits militaires, la pandémie de la Covid-19 et la guerre en Ukraine. Les coûts de cette FGE sont substantiels en termes, entre autres, de réduction des échanges commerciaux, de perte d’emplois et d’accès au capital et à la technologie, notamment pour les pays en voie de développement. Dans ce contexte et pour ce qui est de l’Algérie, pays en voie de refondation de son modèle économique et social, ces nouvelles réalités internationales la placent devant des choix stratégiques importants qui doivent être assis sur des politiques publiques bien conçues et pragmatiques qui allient développement interne et intégration intelligente à l’économie mondiale. Discutons de tous ces points.

Evolution historique et caractéristiques-clés de la mondialisation. La mondialisation est le processus de circulation de plus en plus libre des idées, des personnes, des biens, des services et des capitaux à travers les frontières nationales, conduisant de ce fait à une plus grande intégration économique mesurée par un indicateur-clé qui rapporte la somme des exportations et des importations de tous les pays par rapport au PIB mondial.

Après avoir pris son essor au XIXe siècle à l’ère de l’industrialisation, la mondialisation va marquer une pause au cours de l’entre-deux-guerres, rebondir pendant l’après-guerre (alimentée par la libéralisation du commerce, l’expansion rapide de l’Europe, du Japon et des économies en développement et l’assouplissement du contrôle des capitaux) et reprendre un autre souffle au cours des années 1980s et 1990s à la faveur de l’intégration de pays émergents de premier plan (Brésil, Russie, Inde et Chine) et également de l’explosion des flux de capitaux transfrontaliers. L’intégration économique mondiale a favorisé une baisse des coûts de transaction et des prix à la consommation pour des millions de consommateurs à travers le monde, poussé vers une plus grande efficacité économique grâce à la spécialisation et une diffusion plus rapide de la technologie et facilité une convergence plus rapide des revenus entre les pays et une forte baisse de l’extrême pauvreté. Toutefois, depuis la crise financière internationale de 2008-2010 et davantage à partir de 2020, la mondialisation semble avoir atteint un pic.

Outre l’intégration de presque tous les pays dans l’économie mondiale, la configuration présente se distingue par : (1) des liens interpays très denses (tissés à travers le commerce des marchandises et de services et des mouvements transfrontaliers de ressources financières, de personnes et d’informations) facilités par des technologies de l’information et de la communication très performantes ; (2) une forte internationalisation des chaînes d’approvisionnement en raison d’une délocalisation de la production de certains biens et services des pays avancés vers des pays émergents et en voie de développement disposant d’une main-d’œuvre qualifiée moins coûteuse ; (3) la concentration de la production de nombreux produits de base en forte demande ; et (4) le rôle important des économies émergentes dans le système économique mondial.

Leur poids dans le PIB mondial est passé de 50% en 2012 à 67% en 2022. Pour ce qui est de la production manufacturière, notons que la part de la Chine est désormais de 30%. Enfin, les grands marchés émergents sont devenus une source croissante d’IDE sortants. Notons cependant la domination des pays avancés dans les domaines financiers et militaire et de la haute technologie.

La fragmentation géoéconomique est née de la remise en cause de la mondialisation. La remise en cause de la mondialisation est née des excès de la financiarisation qui ont conduit à la crise financière de 2008-2010. La reprise inégale qui a suivi a ouvert un débat sur la valeur du multilatéralisme, débat qui a pris plus d’ampleur au vu de : (1) la baisse graduelle de la part du travail dans les revenus nationaux; (2) la concentration des richesses et les inégalités de revenus au sein des pays et entre pays ; (3) l’absence d’équité devant l’impôt mondial du fait de l’optimisation fiscale au profit des grandes multinationales ; et (4) les concessions exorbitantes accordées par de nombreux pays pauvres aux investisseurs étrangers (non-respect des normes du travail et recours actif aux aides industrielles de l’État).

Le débat a ensuite ouvert la voie au populisme et au nationalisme, déclenché des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, alimenté une forte vague de protectionnisme et paralysé le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce. Cet environnement anti mondialisation a : (1) débouché sur la  fragmentation géoéconomique (FGE) dans le sillage de la pandémie de la Covid-19 (marquée par des restrictions sur les exportations de médicaments) et de la guerre en Ukraine (qui a donné lieu à des sanctions internationales massives imposées par l’Europe et les Etats-Unis sur la Russie et à des chocs énergétique et alimentaire qui ont  restreint les mouvements de ces deux produits) ; (2) fait monter les tensions géopolitiques ; (3) fragilisé les chaînes de valeur mondiales (CVM) ; et (4) favorisé l’adoption de politiques industrielles au niveau de certains grands pays. Ces dernières témoignent du ralentissement de la mondialisation et ont été adoptées pour des considérations stratégiques (sécurité, réduction de dépendance ou domination) ou économiques (booster la croissance économique et l’emploi).

A terme, la FGE ne manquera pas de conduire à des prix à l’importation plus élevés, des marchés segmentés, un accès réduit à la technologie, une chute de la productivité et une baisse du niveau de vie. Le FMI estime que le coût à long terme serait, en fonction de l’ampleur du repli, perte de croissance d’environ 1-12 points de croissance.


 

Le dollar restera dominant en dépit de la fragmentation géoéconomique. Le dollar américain est actuellement la monnaie de réserve dominante et la part du dollar dans les réserves de change mondiales se situe à 55,2% en 2022. La question se pose alors de savoir si la part du dollar va décliner en raison : (1) du gel par les États-Unis et l’Europe des $300 milliards de réserves de change de la Banque centrale russe à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ; (2) des décisions de gestion des réserves des pays qui n’entretiennent pas de relations amicales avec les États-Unis et l’Europe ; et (3) de la future demande transactionnelle et de facturation en dollar dans ce contexte de fragmentation géoéconomique.

Les monnaies sur le rang ne sont pas encore prêtes : (1) l’euro souffre de l’absence d’un Trésor commun et d’un marché obligataire européen unifié, ce qui limite son attractivité en tant que monnaie de réserve ; (2) le renminbi présente l’inconvénient de contrôles stricts par la Chine sur les flux d’argent au niveau de son économie. De plus, le renminbi numérique chinois occupe une place négligeable et n’est pas prêt pour une utilisation internationale à grande échelle ; (3) Les droits de tirage spéciaux, monnaie de compte du FMI, est stable mais ne fonctionne pas comme une monnaie réelle, n’est pas acceptée dans les transactions privées et il n’existe pas un marché de la dette libellée en DTS ; et (4) les monnaies numériques banques centrales ou cryptomonnaies publiques ne sont pas encore opérationnelles vu un certain nombre de défis contraignant leur matérialisation (traçabilité des transactions, sécurité, limites de transaction, intérêts gagnés, rôle des dépôts en espèces et des dépôts bancaires commerciaux dans les paiements matière, etc.).

Algérie : feuille de route pour une intégration incontournable mais pragmatique et bien ciblée.

Enjeu stratégique : tirer le meilleur avantage d’une économie mondiale en pleine transformation structurelle avec un certain nombre de risques liés à la FGE (qui pourrait pénaliser le pays pour ce qui est des échanges commerciaux, la technologie, la main-d’œuvre, le capital, et les opportunités économiques) et le besoin d’assurer le développement économique et social du pays, mettre en place une dynamique de la diversification autour de secteurs non pétroliers profitables dans un horizon temporel proche et favoriser la prospérité des citoyens.

Feuille de route :

Axe 1 : Le cadre général macroéconomique de référence. Les politiques macroéconomiques doivent créer les conditions d’une activité saine, soutenir la compétitivité extérieure et contenir les fluctuations des taux de change réels et la surévaluation réelle. Dans ce contexte, il est important de : (1) se doter d’une règle budgétaire destinée à prendre en charge les risques des politiques budgétaires procycliques et orienter l’épargne budgétaire dans le sens d’une gestion soutenable de la demande ; (2) une politique active de ciblage effectif (de la part de la banque centrale) du taux de change effectif réel en ligne avec son niveau d’équilibre ; (3) le cloisonnement entre la liquidité intérieure et celle générée par les hydrocarbures ; et (4) la liaison des hausses des salaires publics aux améliorations de la productivité afin de contenir le niveau des coûts salariaux unitaires et préserver la compétitivité.

Axe 2 : L’ouverture économique comme vecteur : (1) de connexion avec le monde extérieur pour devenir compétitif et efficient ; (2) d’accompagnement d’un nouveau modèle de production et d’exportation  viable et diversifié de production ; (3) de renforcement de la compétitivité du secteur privé ; (4) de prise en charge du processus de décarbonisation irréversiblement enclenché au niveau mondial pour faire face au changement climatique et à la dégradation de l’environnement ; et (5) de tissage de liens avec le secteur financier international afin de mobiliser l’épargne étrangère nécessaire pour couvrir les énormes besoins de développement et de réformes (IDE, portefeuille, prêts-projets, prêts à la balance des paiements). Un autre avantage est d’offrir des canaux de financement substantiels pour les startups aux projets viables.

Axe 3 : Favoriser l’appartenance à des chaines de valeur internationales. Ce qui ne demande pas au pays de disposer d’une base industrielle. En filigrane de cet objectif, le renforcement des échanges extérieurs et la diversification des exportations au niveau des produits et des destinations impliquera : (1) de renforcer la qualité du capital humain par le biais d’une amélioration de la qualité des enseignements primaire, secondaire et supérieur pour rehausser la qualité du marché du travail, favoriser la création et in fine soutenir la croissance et les exportations; (2) d’améliorer la gestion institutionnelle des investissements publics et aligner les projets d’investissement sur les priorités stratégiques du gouvernement ; (3) favoriser l’ouverture commerciale qui permet de s’exposer à la concurrence et d’acquérir un savoir-faire ; (4) améliorer la qualité des institutions, mesurée par la qualité de la gouvernance (respect des contrats, arbitrage etc.) et le niveau de corruption pour inspirer confiance dans le label Algérie; (5) disposer d’infrastructures de qualité, notamment en matière de transports, téléphonie et pénétration internet incontournable pour s’insérer dans le circuit du commerce international électronique ; (6) œuvrer à l’ouverture du compte de capital à terme pour mobiliser l’épargne étrangère, notamment sous la forme d’investissements directs étrangers (IDE) même si ils tendent à se diriger vers des secteurs où les pays ont un avantage comparatif, notamment le secteur minier ; et (7) développer le secteur financier pour améliorer à la fois l’accès financier et l’allocation du crédit entre les secteurs (et entre les entreprises au sein des secteurs).

Axe 4 : La conception d’une politique industrielle et la création de champions nationaux. Ceci impliquera de renforcer la compétitivité des entreprises à l’exportation, améliorer la spécialisation de l’économie nationale sur le marché mondial et guider les investissements vers les secteurs ciblés par le pays, notamment les infrastructures, les énergies renouvelables, les services financiers, les services liés aux technologies de l’information et de la communication (où les valeurs ajoutées sont très élevées) et le transport aérien. 

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