«L’histoire de la chasse aux lions glorifie le chasseur, jusqu’à ce que les Lions aient leurs historiens». Chinua Achebe. Nigeria
Je ne juge ni ne condamne le mythe du soldat inconnu incarnant, par métonymie, le sacrifice des morts pour la patrie ; c’est un lieu symbole à fonction protocolaire. Le déjà dit n’est pas pertinent. L’intention est de rappeler des martyrs et moudjahidine inconnus de leur ville de naissance : Laqwat qui a subi, le 4/12/1851, l’une des agressions les plus criminelles de l’histoire humaine(1).
A Paris, le 4/12/2024, à l’entrée de la rue Laghouat au XVIIIe siècle, baptisée en 1864, une plaque explique ce baptême par le massacre de Laqwatis, punis pour leur résistance héroïque. L’histoire officielle omet des noms de chouhada, moudjahidine et hommes de science des lieux de mémoire, places, boulevards et institutions de Laqwat, qui portent des noms sans égaler les siens. Son aéroport est baptisé Ahmed Medeghri(2), suicidé en 1974(3), honoré par plusieurs villes(4) ; un baptême énigmatique car le défunt fut secrétaire du Chahid Cdt Bachir Taouti, né à Laqwat et à l’héroïsme incomparable, mais oublié.
Avant le génocide, la communauté laqwatie vivait en harmonie culturelle, économique et en quasi-autonomie politique(5). Entourée de murailles avec portails, de palmeraies et jardins. Le défi était la précarité écologique (désertification, assauts périodiques de sauterelles) ; la source de disputes que les cadis jugeaient si l’assemblée des sages échouait sur le consensus, était la distribution de l’eau d’irrigation des jardins et forêts de palmiers donnant feuilles (fabrication de nattes, chapeaux, couffins, etc.), bois de constructions ; dattes donnant miel, lagmi (eau de palmier).
L’harmonie disparut après la prise de la ville, le 22 juillet 1853(6), suite à l’instruction du général Camou, adressée en janvier 1853 au capitaine Du Barail au sujet de sa population : «Qui a survécu au désastre (…) Les règles les plus évidentes de la prudence ne nous permettent pas de faire à l’avenir aucun fond sur les dispositions de cette population indigène qui ne peut nourrir contre nous que la haine la plus ardente (...). On ne devra garder dans la place que le plus petit nombre possible des anciens habitants (On doit) reformer la population avec des éléments nouveaux et choisis dans les ksours qui entretenaient les moins bonnes relations avec Laghouat à la place des anciens ils constitueront une population peu homogène, peu unie, et par suite peu dangereuse(7). Diviser pour régner fût «La politique, entretenue par la fable de luttes intestines entre Ahlaf et Beni Sirghin, que des «historiens» amateurs répètent à ce jour !
L’aéroport de Laqwat, ainsi que ses boulevards et institutions, auraient été honorés par les noms d’illustres Laqwati qui ont contribué à l’histoire nationale. Aucun aéroport ne porte le nom du premier pilote d’avion de l’Algérie, le Laqwati Ferhat Belkacem, dès 1935.
Laqwat compte des milliers de chouhada, moujahidine et savants restés inconnus. La France conserve jusqu’aux crânes dans ses Musées, parmi eux, ceux de Laqwatis ayant soutenu la résistance de Zaatcha et son massacre, avant celui de Laqwat, comme celui des Laqwati Belhaj.
L’attaque de Laqwat de 1851 fût conduite par trois généraux, dont Pelissier, auteur des enfumades du Dahra (juin 1845). La résistance a été dirigée par Cherif Ben Abdellah et Ben Chohra(8) de novembre 1851 à juillet 1853. Plusieurs s’échappent pour continuer le combat. La ville fût coupée de voies dites El Meguata (déchiré) edhahrawi, el-qabli…
Des Laqwati ont continué le combat (Emir Abdelkader, Boumama, Armée de libération nationale).
Ahmed Taouti est leader étudiant à la Thaâlibya, croyant au caractère sacré de «la» cause au sens religieux. Il avait remis, le 7 novembre 1954, à Saci Boulefaa(9), lycéen alors, une copie de la déclaration du 1er Novembre à remettre à Bensalem Mohamed, Mujahed de Laqwat(10) arrêté sur dénonciation, l’Appel des étudiants de Mai 1956 réclame la libération d’Ahmed Taouti qui était déterminé à continuer la lutte ; il rejoint le maquis dès sa libération, muni d’une lettre de Ben M’hidi. Boussouf l’appellera Chaâbane. Bilingue, il lui assigne le secrétariat du PC.
Après le Congrès de la Soumam, Ahmed Taouti est promu Commandant aux mêmes temps et grade que Boumediene. Il meurt en chahid âgé de 27 ans, lors d’un accrochage en 1958, alors qu’il allait installer un chef de zone dans la Wilaya V. Après l’indépendance, le maire de Témouchent déterre les corps d’une fosse commune et les ré-enterre au centre-ville. Si Ahmed Taouti reste méconnu de sa ville natale, l’Armée nationale Populaire vient de baptiser (2024) le Centre d’instruction de la Défense contre-avion Chahid Ahmed Taouti (4e Région militaire)(11). Qui des Laqwatis connaît ce chahid ?(12). Et dire qu’il n’est pas le seul chahid Laqwati à demeurer ignoré des Algériens !
Parmi les moujahidine tout aussi méconnus, comme Tayeb Ferhat (Lt Chawki, W-6), Mohamed Bensalen(13) dont la famille reçu les condoléances de Ferhat Abbas, Regue El Haj, etc. il y a un moujahid dont l’audace et le courage, uniques, est omis de la mémoire de sa ville natale. Pourtant, ses actions, sacrifices, courage et parcours, hors du commun, n’ont jamais été égalés !
Bachir Taouti, lieutenant chef de l’escorte d’honneur de gouverneurs généraux de l’Algérie (Catroux; Chataignau; Naegelen(14) devait passer capitaine début 1956. Or, il résolut dès Novembre 1954 de rejoindre le maquis. Sur instructions de Ouamrane, son officier de contact (Zone 4, Algérois) lui demande de rester à son poste d’où il serait plus utile. C’est l’unique officier algérien à avoir créé une cellule ALN-FLN(15) dans l’armée française, dès janvier 1955 !
Suite à un accrochage, l’armée française trouve dans les poches d’un moudjahid tué au combat des documents qui le compromettent. Désigné par l’enquête de la DST, il est arrêté le 7 avril 1956 et jugé par le tribunal militaire d’Alger, avant la proclamation des pouvoirs spéciaux(16) Défendu par Me Hadj Hamou(17), avocat FLN-ALN encore vivant, il est condamné à dix ans de prison. Là, il rencontre Rabah Bitat. Son désir de combat ne faiblit pas. Il planifie l’explosion d’un dépôt de munitions du 5e Chasseurs (El Harrach) et l’enlèvement du Gouverneur général Jacques Soustelle, car il connaissait les lieux pour avoir occupé l’appartement où l’Amiral Darlan fut assassiné (décembre 1942) au Palais d’Eté (Palais du Peuple). Son plan fût découvert par une maladresse de la zone autonome d’Alger ! Transféré à Lambèze dans l’attente d’un second procès, de Gaulle, arrivé au pouvoir (1958), décide d’amnistier des militaires. Sorti de prison, Bachir échappe à la surveillance de la DST et rejoint l’état-major de l’ALN (Oujda).
Surnommé Si Malek, Boumediène le charge de gérer le personnel ; d’accompagner Nelson Mandela, héros du XXe siècle(18) pour l’initier au maniement des armes ; Cherif Belkacem discutera avec Mandela de stratégie de guérilla, des difficultés d’approvisionnement en armes depuis les frontières de l’Afrique du Sud d’alors, entourée d’Etats hostiles à la révolte(19).
Après l’indépendance, Bouteflika dit à Bachir : «Si Malek, veux-tu être Consul en France?» Bachir répond : «Elle n’est plus l’ennemi après notre victoire». En 1972, Bachir remet son volumineux Journal intime à Boumediène qui l’envoie aux Archives nationales, resté inexploité à ce jour par les historiens. Bachir meurt le 18 août 1974 au poste de Consul en France.
Quatre ministres assisteront à son enterrement ainsi qu’une foule très nombreuse.
Donner son nom à l’aéroport de Laqwat, Boulevard, institution... c’est le rendre à notre mémoire. Le chahid Ahmed et le moudjahid Bachir sont descendants de martyrs, cadis et savants de Laqwat. L’aïeul commun, Mohamed ibn Taouti, dit Cheikh, meurt le 4 décembre 1852, en défendant l’entrée de Laghouat, à Rous al-Ayoun, là où le général Joseph Vantini (Yusuf) tentait de pénétrer la ville. Ce lieu porta le nom de «Hajrat sidi El Taouti» jusqu’en 1960-1970(20), là où se situe l’actuel cimetière de chouhaha et où beaucoup de corps de rescapés sont mis dans des sacs de jute et brûlés (bouchkara).
Le même jour, son oncle paternel Mohamed Messaouad Ben Ismaïl, frère de Taouti et Qadhi de Laghouat, résistant, est arrêté, menotté et lâchement assassiné par Du Barail qui s’en vantera et sera promu général(21). Si ces héros précoces ne figurent pas à l’état-civil de Laghouat, institué seulement en 1928, Ahmed (chahid) et Bachir (moujahid) le sont! Je cite aussi le moudjahid sociologue Seddik Taouti (1924-2005) pour avoir contribué à redécouvrir les descendants de héros de la révolte de Mokrani condamnés au bagne.
Il organisa des «voyages de retour »(22). Si la série Les Témoins de la Mémoire l’a popularisé, sa ville natale, Laqwat, l’a oublié ! Concluons par ce que Didouche Mourad disait : «Si nous venons à mourir, défendez notre mémoire»! C’est à condition d’exaucer ce vœu que «la» mémoire commune deviendra «histoire»
Ibrahim Taouti , Avocat en retraite
Annexes
1- Le Monde du 10 février 2023 a publié Un Appel pour la restitution des clé et étendards de Laqwat, gardés au Musée de l’armée.
2- Lire la Lettre ouverte de Lazhari Labter à Macron: https://journals.openedition.org/chrhc/21484?lang=en Il est est né à Saïda, a étudié à Oran ; son nom est porté par plusieurs CHU, avenues, places… à Saida et ailleurs
3- Dahou Ould Kablia, Boussouf et le MALG La face cachée de la Révolution, Casbah Ed., coll. Mémoire, Alger 2021, p. 371-372
4- L’Ecole Nationale d’Administration, l’Hôpital Public de Saïda et de Aïn Temouchent, Avenue (ou Bd) à Mascara, Cité 600 logts à Rouiba, Zone des sièges USTO à Oran, Résidence Universitaire de Saida, Rue à Remchi ; etc.
5- Visitée par les armées du Dey de Médéa et française (Marey-Monge), qui retournaient bredouilles
6- Arrêté du Général de division Randon, Gouverneur général de l’Algérie
7- Revue Africaine, Bulletin des travaux de la société historique Algérienne, 39è année, n° 216, 1er trim. 1895, Alger, Adolphe Jourdan, Libraire-editeur, pp. 5 et suivantes
8- Et Yahia Ben Maamar, Telli Ben Lakehel, Hamza ben Mohamed ben Taouti. Le héros Ben Chohra est arrêté au Sud de la Tunisie, envoyé en Syrie où il revoie l’émir Abdelkader et décède avant avant lui
9- A Laghouat, une cité d’habitations porte le nom du Mujahid Saci Boulefaa
10- A la tête des partis «séparatistes» en 1945 selon Hirtz (L’Algérie nomade et ksourienne). Après le déclenchement de la lutte armée, sur instructions de Abane Ramdame, Benkhedda et du cl si Saddek, Bensalem est chargé d’organiser l’ALN dans le Sud. Arrêté en 1957, malade, il est libéré en 1959 et rejoint Tunis où il se met à la disposition du GPRA
11- Le Colonel Mokhtar Bouledjouras dira que c’est l’un des pôles d’instruction et supports essentiels des unités de l’ANP
12- Le hasard et l’histoire, Volume 1 · 1990, Belaïd Abdesselam, Mahfoud Bennoune, Ali El Kenz
13- Après l’indépendance, Il signait ses articles Antar dans Alger Républicain
14- Il reprocha à Bachir de « n’avoir jamais tiré une seule balle pour défendre le drapeau pour mériter son poste» ! Le Maquis Rouge, L’aspirant Maillot et la guerre d’Algérie 1956, Préface de Henri Alleg, L’Harmattan, p. 154: «Cas plus fâcheux, pendable s’il en est, la trahison du lieutenant Taouti Bachir, 27 ans de service, ancien chef de l’escorte d’honneur du gouverneur Yves Chataigneau»
15- Avec des membres comme Benmechiche, Abdeltif, etc. facilitant les désertions et fournissant des d’informations militaires
16- Délégation des pouvoirs de police au Général Massu, chef de la 10ème DP, le 7 janvier 1957
17- Il sera le premier ministre de l’Information de l’Algérie indépendante. Qu’Allah lui accorde santé et longue vie !
18- La «légende qui changea l’histoire» Obama préfaçant: «Conversations avec moi-même» de Mandela, éd. De la Martinière, 2010
19- Témoignage d’un survivant, héros Laqwati, qu’Allah lui accorde santé et longue vie, Nourredine Djoudi, traducteur de Madiba et 1er Ambassadeur d’Algérie en Afrique du Sud: «J’ai eu pour mission d’emmener Nelson Mandela et Robert Reisha en zone opérationnelle (...). Nos deux hôtes, accompagnés par le regretté Bachir Taouti et moi-même...» El Watan Vendredi 26 février 2010.
20- En dépassant le four à chaux de Hadj Tahar ; une grosse pierre ronde d’environ 1m30 de diamètre
21- Il publie Mes souvenirs en 3 tomes ; spahi engagé volontaire en 1840, Du Barail deviendra ministre de la guerre
22- La Mosquée du cimetière de Nessadiou (Nouvelle Calédonie) porte le nom Haj Seddik Taouti, l’oublié de Laqwat.