La scène artistique et les fans pleurent l’artiste disparu : Cherif Hamani, le ciseleur du verbe et le dompteur de la mandoline

07/11/2023 mis à jour: 05:17
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L’artiste disparu dernièrement laisse des mélomanes éplorés

L’artiste discret qu’on eut dit un ermite dans sa retraite, le contemplateur des monts et des mots s’en va de ce monde des mortels pour rejoindre la constellation des étoiles aux lumières intarissables dans le ciel de la chanson kabyle. 

Il était de son vivant une bougie inextinguible, portée par son inlassable témérité à explorer dans le champ lexical kabyle les mots les plus expressifs du ressenti de la population de Kabylie dont l’oralité était, jusqu’à une époque récente, le mode d’expression unique et profondément métaphorique, imagé par l’exploration de tout ce qui caractérise la Kabylie dans toute sa dimension anthropologique, pour mettre en relief les peines les plus sanguinolentes, les joies les plus improbables et les espérances les plus fragiles d’une population en proie à une multitude d’oppressions. 

Cherif Hamani était le fils du pauvre, ce paysan que la terre nourricière dans cette Kabylie inhospitalière de par sa géographie montagneuse mais si indiciblement généreuse pour ceux qui s’offrent à elle, qui n’appelle nullement au sacrifice du sang de ses enfants, mais les incite à relever le défi de la postérité et à se nourrir de courage et dignité. Il était le fils du paysan qui ne connaît du sommeil que ses éphémères moments intercédant entre la fin de la nuit et la naissance des premières lumières de l’aube, des moments où le verbe commence à  tisser les primeurs fils d’une nuit de tumultueuses quêtes sur le métier de l’une des langues les plus fécondes dans son tissage des afflictions tues pour ne pas montrer de la fragilité, et des allégresses susurrées pour ne pas blesser ceux qui souffrent... 

Le fils de la roche 

Cherif Hamani est né en 1956 au village de Tagragra (La Roche), dans la région des Ath Douala, ce village construit entre un piton surplombant toute la région et offrant aux yeux une vue imprenable sur  de lointaines collines, qui ressemblent dans leur ajustement aux chapelets ondulants que les femmes kabyles portent autour de leur cou en guise d’atours sur cette terre où la nature est un éternel bijou lumineux, et un coteau aux innombrables oliveraies qui ressemblent dans leur alignement à un régiment d’infanterie en marche vers la bataille de la postérité. 

Cette roche-là est comme un diaphragme entre le piton et le coteau, animant de ses mouvements cette terre qui ne sommeille jamais ou même si elle sommeille, elle sommeille du sommeil du juste. Et telle une matrice féconde et inébranlable, la roche donna naissance à l’un des justes que la chanson kabyle ait connu, en ce printemps pas comme les autres, un printemps de 1956 en pleine Guerre de Libération et des misères noires. 

Et dans la misère naissent les esprits les plus téméraires, les langues les plus fécondes et les mains les plus habiles. Cherif Hamani a exploré à travers son répertoire musical, dans son volet poétique, une multitude de thèmes qui avaient trait au vécu de la société kabyle : il a chanté l’amour  avec un verbe puisé dans le substrat d’une langue qui se drape de subtilités poétiques tirées de profondeurs sacralisées que l’on ne prononce pas dans l’agora du commun des mortels mais que l’on  dit sous couvert de pudeur et d’humilité, cette couche constamment nourrie par un socle de poèmes qui se refusent le vers facile et le ton désinvolte. 

On dit de Cherif Hamani qu’il était un homme peu loquace et ascétique dans ses relations avec les autres, triant sur le volet le moindre mot que sa langue s’interdit de prononcer sans l’aval de la sacro-sainte pudeur qui l’habitait comme une plante épineuse qui lui rappelle que les blessures qu’une langue impertinente inflige ne guérissent pas de sitôt, parfois elles ne guérissent jamais. Cherif Hamani a chanté aussi l’exil, la perte des êtres chers, l’espoir, les peines de sa terre qui se voit envahie par une multitude de désenchantements ôtant à ses limons fertiles sa fertilité d’antan.  Cherif Hamani était un artiste de la terre : une terre qui s’est personnifiée en lui pour libérer ses énergies enfouies et éviter à l’âme des secousses dévastatrices. 

L’artiste aux mains habiles 

La frappe de la mandoline de Cherif Hamani est unique en son genre, bien qu’il maîtrisait d’autres instruments. Cherif Hamani a côtoyé, durant son passage à l’Observatoire de la musique à Alger, en 1977, la crème des musiciens de l’époque, des musiciens que la passion de rendre à la musique ses lettres de noblesse avaient poussé à semer sur les cordes musicales de la panoplie des instruments la graine de la finesse et de la perfection. Cherif Hamani a eu comme instrument de prédilection la mandoline, cet instrument sanguin qui est le cœur battant de toutes les mélodies musicales ou, pour reprendre Raymond Queneau, «la chair chaude des mots». Oui, la mandoline est la chair de sa poésie. Elle l’affectionne comme une mère affectionne son nouveau-né mais, parfois, il la malmène avec une colère empreinte de tendresse pour dire ses déceptions et ses amours contrariés. 


Par Arezki Hatem 

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