La justice, autrement

05/02/2022 mis à jour: 05:40
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Le lourd réquisitoire du ministère public contre l’ancien ministre de l’Energie Chakib Khelil se voulait exemplaire, s’agissant d’un ex-protégé du président défunt, Abdelaziz Bouteflka, qui, en dépit de toutes les preuves flagrantes sur la gestion catastrophique de son secteur, l’avait préservé de toute poursuite judiciaire et de toute sanction politique. Le cas Chakib Khelil fut un des plus grands scandales de l’ancien régime, à la hauteur de ce qu’a été Saïd Bouteflika qui s’était autoproclamé régent du régime, en substitution à son frère malade. 

Ce souci d’exemplarité, la justice a tenu également à l’assurer lors des interminables procès des ex-Premiers ministres, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, et de tous les oligarques qui avaient bénéficié de leurs largesses. La justice a tenté, ces dernières années, avec un certain succès, de redorer son blason terni par des décennies de silence, de partialité, voire de complicité. La population avait même cru en elle, fait rare, dès lors qu'elle s’était engagée à assainir la sphère publique et politique. 

Mais en même temps, les Algériens se sont interrogés sur son rôle exact dans la gestion de dossiers n’ayant rien à voir avec la corruption et la prédation économique. Ils ne comprenaient pas que de simples gens, de tout âge et de toutes conditions, soient poursuivis et la plupart du temps condamnés lourdement pour de simples prises de position sur la scène publique au moment du hirak, sur le terrain, ou sur les réseaux sociaux et les médias. 

Ou encore pour des positionnements sur des problématiques identitaires allant dans le sens de leur promotion dictée, au demeurant, par la Loi fondamentale. Si la population encourage la justice à sévir lourdement lorsque l’ordre public est réellement menacé, plus particulièrement par le terrorisme fondamentaliste, ou quand les biens publics sont détournés par des pratiques maffieuses, en revanche, elle n’admet pas que les juges sévissent lorsque les citoyens usent de leur droit constitutionnel de s’exprimer et généralement de prendre position sur toute question engageant leur quotidien, leur passé et leur futur. Les ambiguïtés de la justice, les observateurs les expliquent essentiellement par le poids de l’histoire.

 Depuis l’indépendance, en effet, décennie après décennie, les juges ont été assujettis par tous les pouvoirs politiques pour cautionner leur dérobade vis-à-vis des principes démocratiques essentiels. Ceux-ci sont connus, car de portée universelle, il s’agit de l’alternance au pouvoir par le biais de scrutins électoraux libres et transparents et du respect des libertés publiques et individuelles les plus essentielles.

 De tout temps, les dirigeants politiques n’ont jamais admis que la justice puisse exister en elle-même et surtout devenir un contre-pouvoir et un rempart contre toutes les dérives de la politique ou de l’argent. Dès l’entrée de l’Algérie dans sa phase d’indépendance, s’est créé un grand malentendu entre la politique et la justice, au bénéfice de la première, en pole position, car dépositaire de l’usage de la contrainte.

 C’est le plus grand ratage du pays et il ne cesse d’en payer le prix fort. Le moment est venu d’admettre que la justice est la plus belle conquête de la démocratie et que sa vocation fondamentale est de réguler la société, de pacifier les rapports entre les individus et les groupes. Elle est aussi utile que le pain et l’eau et nul ne peut se l’approprier ou la pervertir. En phase de construction politique, voire civilisationnelle, l’Algérie a grand besoin d’elle et c’est ce que doit comprendre enfin la sphère politique dirigeante. 
 

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