Ils ne sont pas des «sauvages, mais différents», dira-t-il en parlant des migrants à qui l’on attribue les agressions sexuelles qui se sont déroulées à Cologne en 2016. Sommes-nous singulièrement et exclusivement les seuls désaxés qui germent sur ces territoires hostiles où la femme est constamment en danger, ces «autres qui viennent de ce vaste univers arabo-musulman douloureux et affreux, témoin de la misère sexuelle et du rapport malade à la femme, au corps et au désir ?»
(12) Le temps finira par déconstruire ces jugements hâtifs et tendancieux, ces clichés, ces stéréotypes. Ces monstres qu’on pensait jaillir fatalement que de nos «univers affreux et douloureux» se nichent hélas au sein des pays les plus civilisés. Les scandales sexuels effarants qui ont secoué les Etats-Unis et l’Europe feront dire au politologue français Olivier Roy : «Avec l’affaire Weinstein et ‘balance ton porc’, on a un renversement de perspective : le problème n’est plus la culture de l’agresseur (de toutes races et de toutes religions, éduqué, cultivé, voire même, en public, grand défenseur des ‘valeurs occidentales’), c’est sa nature même de mâle, d’animal, de cochon. La nature a remplacé la culture comme origine de la violence…
Quelque chose vient de changer dans la dénonciation des agressions sexuelles. Qu’on se rappelle celles de Cologne lors du Nouvel An 2016, ou bien le débat sur la circulation des femmes dans les ‘quartiers’ : la faute était attribuée alors à la culture des agresseurs (en l’occurrence, bien sûr, l’Islam). Les agressions commises par des hommes occidentaux bien sous tous les rapports étaient soit minimisées, soit présentées comme relevant d’une pathologie individuelle. Et la solution était de promouvoir les ‘valeurs occidentales’ de respect de la femme.» (13)
Il serait également utile d’évoquer l’ampleur des scandales sexuels au sein d’une Eglise qui abritait en son sein un peu partout dans le monde des monstres sexuels qui occupaient de hautes charges au sein de cette maison de Dieu qui était minée depuis fort longtemps. Dans cette même Allemagne où, en 2016 à Cologne, on considérait, y compris notre journaliste Kamel Daoud, que ces Arabes agresseurs sexuels étaient formatés pour ce genre de méfaits, un rapport officiel (14) recensera au sujet des violences sexuelles dans l’archevêché de Munich et Freising plus de 400 victimes (en majorité des jeunes garçons et adolescents ) et 235 coupables présumés, principalement des prêtres. Les deux papes (Benoît XVI et François) sont horrifiés.
Le pape François dira : «J’ai ressenti dans mon cœur une profonde peine et une souffrance pour ces abus si longtemps dissimulés, camouflés avec une complicité inexplicable. Ce sont plus que des actions méprisables. C’est comme un culte sacrilège. Ces gens ont sacrifié ces garçons et ces filles à l’idole de leur propre concupiscence, une profanation de l’image même créée par Dieu.» (15)
Dans sa «Lettre à un Israélien inconnu» (16), Kamel Daoud accusera pêle-mêle Dieu, l’Etat algérien et son endoctrinement, nos consciences affreuses et congénitalement antisémites et disposées à trouver comme toujours des boucs émissaires (le juif ou l’ancien colonisateur). On a l’impression que notre redresseur de torts se trouve carrément face aux murs des lamentations pour vilipender l’Arabe et dédouaner sa propre personne contre tout ce qu’on a fait subir aux juifs.
«L’arabité, ce n’est ni mon histoire ni mon identité, mais c’est une culture : je la prends, je la lis, je peux en admirer certains représentants, mais ce n’est pas moi.» (17) La considérant tel un vulgaire ustensile, c’est démontrer son affranchissement contre tout ce qui pourrait le dépouiller de son objectivité, sa lucidité et la transcendance biscornue de sa pensée, mais pourtant il semble réagir autrement quand il parlera de cette langue française aux pouvoirs alchimiques qui lui ont permis de réaliser sa transmutation. Cette langue française qui le faisait fantasmer, «le seul endroit où j’avais une île à moi tout seul, une île de milliardaire, c’était la langue française». (18)
Il est enfin chez lui. Cette langue française et sa nouvelle patrie l’ont-il à ce point «affranchi», le laissant quasiment exécrer tout ce qui a un rapport avec ses origines. Faut-il forcément raisonner et gloser français pour rentrer dans les bonnes grâces de nos civilisateurs. «L’Islam ? Je n’ai pas de problème avec lui. Mais je me pose la question : En quoi a-t-il été utile à l’humanité ? Que l’on soit musulman de conviction, de foi ou de culture, que lui a-t-on apporté ? Quant à l’arabité, elle m’appartient, mais je ne lui appartiens pas.» (19)
Même s’il prétend être relativement en bons termes avec Dieu, il n’arrive pas à trouver la paix de l’âme tant qu’il restera incapable de disculper définitivement Dieu contre toutes les atrocités qui le hantent et dont il a fait judicieusement un fonds de commerce intarissable, car il y aura toujours quelque chose à dire sur Dieu, l’Islam, la femme et son orgasme, notre rapport au sexe…
L’impensé de la littérature de Kamel Daoud, la cause de ses souffrances, c’est ce Dieu qui a permis toutes ces atrocités : les déboires de Zabor, le sacrifice d’Ismaël, la gorge tranchée d’Aube, l’orgasme interdit, la promesse d’un bordel au paradis.
«Mes rapports avec Dieu ne concernent que Lui et moi. Quand je le verrais, je lui dirais : ‘Trop de médisance entre nous deux’», dira-t-il.
Dans la postface qu’il signera pour le livre (20) de son copain Etienne Gernelle du magazine Le Point, Kamel Daoud fera le parallèle entre les massacres du GIA et l’attaque du Hamas. Comme s’il essayera de demander pardon d’être Arabe et de prouver par tous les reniements possibles qu’il n’a rien de commun avec eux. «L’oubli des morts rend possible ‘comme complicité dans le meurtre de l’autre.
C’est pourquoi quand advint l’horreur du 7 octobre en Israël, je fus doublement choqué. Doublement piégé. Doublement scandalisé. Doublement muet. Et doublement en colère, jusqu’à perdre les mots.» (21) Kamel Daoud ne semble pas bien informé sur le génocide des Palestiniens qui dure depuis plus de 70 ans. Son inconditionnelle allégeance à ses nouveaux maîtres ne lui permettra jamais de mordre la main qui le nourrit.
Le Hamas est un mouvement de résistance qui a été acculé à utiliser les mêmes moyens que la résistance algérienne sera forcée d’employer lors de la Bataille d’Alger. C’est ce qui incitera le philosophe Jean-Paul Sartre à dire : «Car, au premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups pour supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre.» (22) C’est ce que fait la résistance palestinienne. La philosophe américaine Judith Butler déclarera que l’attaque du Hamas du 7 octobre n’est ni «une attaque terroriste» ni «une attaque antisémite», mais «un acte de résistance armée» et un «soulèvement». (23)
En refusant le prix Nobel de littérature qui lui fut attribué en 1964, Jean-Paul Sartre dira : «L’écrivain doit donc refuser de se laisser transformer en institution, même si cela a lieu sous les formes les plus honorables comme c’est le cas.»
L’intellectuel Edward. W. Saïd évoquera abondamment dans ses œuvres les effets pervers de cet univers malsain. «Le discours dans l’institution devient discours de l’institution. L’expert, mais aussi le rapporteur, le membre de jury, et pour finir le chercheur et l’enseignant fait corps avec l’institution que, au demeurant, il représente quand il écrit, lorsqu’il prend la parole ou encore dès qu’il intervient à titre public dans la tribune d’un quotidien, sur un plateau de télévision ou, plus modestement, parmi les signataires d’une pétition.» (24)
Dans son livre «Houris», Kamel Daoud a savamment tricoté pour la France et ses esprits revanchards toujours embusqués, une histoire dont elle est friande : Un pouvoir qui a constamment des cadavres dans son placard, une histoire d’égorgeurs, des mystères et des mystifications et accessoirement toutes les atrocités et ambivalences. Le même journal qui l’emploie éditera un numéro spécial Algérie avec un titre évocateur «Enquête sur le pays le plus mystérieux au monde» (Le Point du 16 novembre 2017), Kamel Daoud y publiera une chronique «Un conte où l’on mange les enfants».
C’est précisément avec un long passé truculent que l’on finira par obtenir les honneurs de sa nouvelle patrie. Son frère de combat Franz-Olivier Giesbert écrira (Le Point du 9 novembre 2024) : «Depuis longtemps, j’admire Kamel Daoud, comme j’admire tous ceux qui ont le courage de se lever et de dire non à la bêtise et à la haine.» On se jette des fleurs, on collabore, on se soutient, on pactise (Etienne Gernelle, Franz-Olivier Giesbert, Valérie Toranian…).
Par la publication de son livre «Houris» qui coïncide avec la publication du livre de son ami Etienne Gernelle, «Un pogrom au XXIe siècle. Israël, 7 octobre 2023», Kamel Daoud manipule délibérément un capital de fibre émotive espérant le transformer en capital financier. Par la similitude des massacres qu’il veut laisser apparaître au sujet d’une même catégorie d’assassins, d’une même tragédie, toutes les personnes seront tentées de lire les deux livres, avec la même curiosité, le même état d’âme, la même rancœur. Partisans de l’extrême-droite, beaucoup pour des raisons personnelles, tous espérant enfin trouver des réponses, des confirmations ou des raisons supplémentaires de continuer à se méfier, à haïr ces égorgeurs du Sud qui sont toujours là.
Le lectorat va s’élargir considérablement pour «Houris», les juifs y verront la même tragédie qui a touché leur peuple racontée par quelqu’un qui fait désormais partie des leurs. «Had Chekala» ou «Israël durant le 7 Octobre», deux événements distincts qui hanteront le subconscient de tout ce lectorat désemparé, par le même nombre de victimes, par les descriptions que nos deux auteurs en font dans leurs narrations respectives, même s’il n’y a lieu de faire aucune comparaison entre les auteurs, les premiers (GIA), des monstres assoiffés de sang, les seconds (Hamas), un mouvement de résistance qui se bat depuis des années pour l’indépendance de son pays. Le titre du livre «Houris» a été impeccablement choisi. Ce sont ces mêmes 72 houris (une fable pour crétins), ce harem que recevra pour récompense chaque membre du Hamas (laissera sous-entendre notre journaliste) une fois mort en martyr dans le cadre d’une opération armée contre Israël. Que l’Algérie soit le pays le plus mystérieux au monde, objet des spéculations et des divagations les plus folles ou des cruelles vérités qu’il a toujours tantôt royalement ignorées tantôt essayé d’en faire bon usage, les combats les plus nobles et les moins douteux se déroulent à l’intérieur.
Par Mohamed Mazouzi , Universitaire
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Notes :
(12)_ Kamel Daoud, «Cologne, lieu de fantasmes», Le Monde du 5 février 2016.
(13)_ Olivier Roy, «La nature a remplacé la culture comme origine de la violence», Le Monde du 10 janvier 2018.
(14)_ Rapport du cabinet Westpfahl Spilker Wastl (WSW) sur les abus dans le diocèse de Munich et Freising entre 1945 et 2019.
(15)_ Pédophilie : le pape dénonce «la complicité inexplicable» d’une partie du clergé, Le Monde du 7 juillet 2014.
(16)_ Guerre Hamas-Israël : «Lettre à un Israélien inconnu de la part de Kamel Daoud», Le Point du 23 octobre 2023.
(17)_ Kamel Daoud, «On n’a pas le temps de transiger sur ce à quoi on croit», La République des livres du 9 mars 2015.
(18)_ Aliénor Vinçotte, «J’ai vécu le français comme une langue secrète», Le Figaro du 5 novembre 2024.
(19)_ Kamel Daoud, Op.Cit.
(20)_ Etienne Gernelle, «Un pogrom au XXIe siècle. Israël, 7 octobre 2023», Flammarion/Le Point, janvier 2024
(21)_ Ibid.
(22)_ J.-P. Sartre, préface de septembre 1961 à F. Fanon, «les Damnés de la terre», Paris, La Découverte, 2002.
(23)_ Paul Sugy, «Judith Butler, l’attaque du 7 octobre est un acte de résistance», Le Figaro du 5 mars 2024.
(24)_ Seloua Luste Boulbina, «Décoloniser les institutions», https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012 n°72 pages 131 à 141.