La domination du dollar sera-t-elle mise en péril par le conflit armé en Ukraine ? Etat des lieux et cas de l’Algérie

31/03/2022 mis à jour: 02:29
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Photo : D. R.

L’usage du dollar comme arme de domination dans le contexte du conflit armé en Ukraine relance le débat sur l’émergence d’une devise alternative, ce qui n’est pas près de se produire.

Les conclusions d’une étude récente du FMI, qui a analysé la composition en devises des réserves de change mondiales depuis 1999, font ressortir ce qui suit : la baisse de la part des réserves en dollars américains détenues par les banques centrales ne s’est pas accompagnée d’une augmentation des parts des autres monnaies de réserve traditionnelles, à savoir l’euro, la livre sterling et le yen ; cette baisse a été accompagnée d’une augmentation à concurrence de 5% de la part des monnaies de réserve non traditionnelles (dollar australien, dollar canadien, renminbi chinois, won coréen, dollar de Singapour et couronne suédoise) dans le cadre d’une simple réorientation des portefeuilles devises des pays émetteurs de ces devises ; pour l’heure et pour au moins une décennie, il n’existe pas de concurrent sérieux pour remplacer le dollar en tant que monnaie dominante dans le commerce et la finance mondiaux.

L’émergence d’un concurrent au dollar se mesurera en décennies vu l’interaction de nombreux facteurs à cet effet, y compris la reconfiguration du commerce international et du système de paiements mondial et la capacité du pays concurrent à assumer les coûts liés à un centre d’émission d’une monnaie de réserves ; et si la domination du dollar prend fin, ce sera au profit d’une ou de plusieurs des monnaies de réserves non traditionnelles mentionnées ci-dessus.

Discutons de tous ces points, y compris de ce qui est fondamental pour dans ce domaine pour l’Algérie.

Le dollar demeure la monnaie de réserve la plus détenue au monde, la principale devise de facturation dans le commerce international, la devise-clé des institutions financières mondiales et la monnaie-refuge de premier plan.

Pourquoi ? de nombreuses raisons, notamment la stabilité de sa valeur, la taille de l’économie américaine, la profondeur de son marché financier ($18 000 milliards, soit 21% du PIB mondial), la qualité des bons du Trésor perçus comme le premier actif de réserve au monde et le poids géopolitique des Etats-Unis qui lui confèrent le rang de première puissance mondiale.

Comment ? D’après le système COFER du FMI, les réserves internationales de change totales détenues au niveau mondial s’élèvent à fin septembre 2021 à $12 827 milliards, dont entre autres, $7081milliards sous forme de dollars (soit 55,2% du total), l’équivalent de $2452 milliards sous forme d’euros (19,1%), l’équivalent de $697 milliards sous forme de yens (5,4 %), l’équivalent de $573 milliards sous forme de livres sterling (4,5 %), l’équivalent de $319 milliards sous forme de renminbi (2,4 %) et l’équivalent de $19 milliards sous forme de francs suisses (0,2 %).

Notons trois éléments-clés : la part de l’euro a très peu progressé comme monnaie de réserve internationale depuis sa création en 1999 ; le poids relativement mineur du renminbi chinois dans les transactions mondiales, notamment en matière d’émission de dettes étrangères ou d’échange sur les marchés des changes mondiaux en dépit du rôle grandissant de la Chine dans l’économie mondiale et du volume de transactions internationales ; et une augmentation de la part des devises des pays qui ne sont pas traditionnellement des pays de réserves et qui ne disposent pas des économies d’échelle et d’une capacité en termes de transactions transfrontalières.

Pourquoi le renminbi s’internationalise faiblement ? Les échecs de l’internationalisation du renminbi sont dus à des contraintes structurelles, dont le contrôle strict des capitaux de la Chine qui lui permet de conserver son indépendance monétaire et assurer la stabilité de son système financier national fortement endetté.

La part du dollar américain dans les réserves des banques centrales a baissé de 16 points entre 1999 et 2021.

Elle est passée de 71,5% en 1999 à 59% à fin septembre 2021, avec bien entendu des variations marquées durant cette période. L’euro a vu sa part fluctuer de 20%, tandis que la part d’autres monnaies, dont le dollar australien, le dollar canadien et le renminbi chinois a changé d’environ 9 %.

La baisse de la part du dollar est due essentiellement à la politique de diversification active de leur portefeuille de la part des gestionnaires de réserves des banques centrales.

Par ailleurs, la baisse de la part du dollar ne s’est pas accompagnée d’une augmentation de la part de la livre sterling, du yen et de l’euro, importantes monnaies de réserves internationales. Au contraire, le recul de la part du dollar a été comblé pour ¼ par le renminbi chinois et pour ¾ par les devises des petits pays qui ont joué un rôle plus limité en tant qu’émetteurs de monnaies de réserve.

Y a-t-il des alternatives au dollar à court terme  ?

1. Les monnaies sur le rang ne sont pas encore prêtes : (i) l’euro souffre de l’absence d’un Trésor commun et d’un marché obligataire européen unifié, ce qui limite son attractivité en tant que monnaie de réserve ; (ii) le renminbi présente l’inconvénient de contrôles stricts sur les flux d’argent dans son économie.

En outre, de plus, le renminbi numérique chinois occupe une place négligeable et n’est pas prêt pour une utilisation internationale à grande échelle ; (iii) les droits de tirage spéciaux (DTS), monnaie de compte du FMI est stable mais ne fonctionne pas comme une monnaie réelle, n’est pas acceptée dans les transactions privées et il n’existe pas un marché de la dette libellée en DTS ; (iv) les monnaies numériques banques centrales ou cryptomonnaies publiques.

Leur opérationnalité passe en effet par la résolution de nombreuses questions qui permettent de matérialiser une devise (traçabilité des transactions, sécurité, limites de transaction, intérêts gagnés, rôle des dépôts en espèces et des dépôts bancaires commerciaux dans les paiements matière, etc.); et (v) les monnaies numériques (cryptomonnaies) privées : si ces derniers offrent de nombreux avantages potentiels (rapidité et efficacité accrues pour effectuer les paiements et les transferts, en particulier au-delà des frontières, inclusion financière, décentralisation de la technologie du grand livre distributif qui sous-tend certains systèmes de cryptomonnaies, elles posent, en revanche des risques considérables en tant que vecteurs potentiels de blanchiment d’argent, de financement du terrorisme, d’évasion fiscale et de fraude et de déstabilisation financière.

De plus, les cadres réglementaires sous-tendant ces cryptomonnaies sont en gestation car il s’agit de trouver un équilibre entre le besoin de les réglementer sans pour autant étouffer l’innovation qui a guidé leur émergence.

2. Sur le court terme : il n’y a pas de sérieux concurrent, et le contournement du dollar est pour l’instant un objectif lointain. Les gestionnaires de réserves des banques centrales sont devenus plus actifs dans la gestion de la tranche d’investissement de leurs portefeuilles, dont l’ampleur a augmenté, tandis que de nombreuses devises non traditionnelles affichent des rendements ajustés pour volatilité attrayants par rapport à leurs concurrents traditionnels

Est-ce que ce débat sur la domination du dollar affecte l’Algérie ?

Pas nécessairement. L’internationalisation de telle ou telle devise importe peu au vu de la nature des échanges commerciaux du pays et des préoccupations macroéconomiques du pays.

Discutons de ces points :

1. La nature des échanges et du pays et les devises associées. Pour l’Algérie, deux devises jouent un rôle-clé au niveau de ses échanges commerciaux internationaux, à savoir le dollar qui est la monnaie dans laquelle sont libellées les exportations de pétrole ($37,1 milliards) et l’euro en tant que devise de facturation des importations du pays.

Celles-ci sont estimées à environ $38,2 milliards en 2021 et se décomposent ainsi : (1) biens de consommation (36,8% du total, dont la moitié comprend des produits alimentaires) ; produits intermédiaires (10,4%) ; et (3) biens d’équipements (37,1%). Les deux gros fournisseurs sont les pays de la zone euro (31,7%) et la Chine (14,9%).

2. Les préoccupations macroéconomiques du pays. En l’état actuel des choses, les préoccupations de l’Algérie sont de :

A. Maîtriser les impacts de la volatilité des prix du pétrole sur la monnaie de facturation (le dollar) pour protéger les recettes d’exportation, limiter la vulnérabilité de la balance des paiements et éviter des dommages macroéconomiques.

En effet, la volatilité des niveaux de recettes d’exportations de pétrole (à la hausse ou à la baisse) influence les taux de change, l’inflation, la croissance économique, la compétitivité extérieure et l’emploi.

Un bilan limité à la seule période 2014-2021 (les années 2020 et 2021 sont exclues vu le fort impact de la pandémie) souligne le poids du choc pétrolier sur la croissance ((recul de 10 points de pourcentage), le taux moyen d’inflation (quasi doublement), la masse monétaire (contraction de 7%), le budget (creusement du déficit de 5 points de pourcentage), le compte courant (triplement du déficit), les réserves internationales de change (réduction de $133 milliards), la monnaie nationale (érosion de 61%), et le marché des changes (prime de 50% entre le taux officiel et le taux parallèle).

B. Gérer l’impact de la fluctuation du dollar et de l’euro sur les prix d’importation, les volumes d’échanges, le taux de change effectif réel du dinar algérien et in fine la compétitivité du pays. Sur ce point, le choix de la devise de facturation a des impacts sur la manière dont les prix relatifs sont affectés par les fluctuations des taux de change.

Plus l’inflation est élevée au niveau d’un pays dont la monnaie sert de facturation aux importations d’un partenaire, plus elle affectera l’inflation au niveau de ce dernier.

De plus, les effets des chocs extérieurs sur les flux commerciaux d’un pays ainsi que sur l’ajustement de sa balance commerciale peuvent différer selon la monnaie dans laquelle les exportations et les importations sont facturées.

Dans ce contexte, pour ce qui est de l’Algérie, une étude internationale conclue ce qui suit : une dépréciation de la monnaie nationale par rapport au dollar se traduit par une hausse des prix à l’importation de 0.7% ; pour l’euro, l’impact est de 0,5 % ; si les facturations combinent dollar et l’euro à concurrence de 50 % pour chacune des devises, l’impact est de 0,48 % pour le dollar et 0,40% pour l’euro ; et pour ce qui est des volumes, l’impact est très minime.

Les propositions de mesures correctives

Sur le plan technique de la gestion du risque de volatilité de la valeur des devises de facturation, la technique en cours est de demander une facturation dans deux devises : une en dollars américains et une autre dans une devise appropriée pour le vendeur/acheteur.

Ceci implique le développement des contrats à terme qui permettent simplement d’acheter des devises aujourd’hui pour une utilisation ultérieure, généralement jusqu’à 12 mois, bien que la plupart des contrats à terme se situent entre deux et six mois ; sur le plan stratégique notamment pour ce qui est de l’ajustement des comptes extérieurs, cela implique des politiques budgétaires restrictives, une diversification des exportations et une dépréciation nominale du DA d’environ 30-40%.

Cette dépréciation devrait être étalée dans le temps. Les mesures prises par les autorités dans ce domaine (glissement cumulé de 19% entre 2019 et 2021) sont les bienvenues et vont dans le bon sens. Toutefois, elles sont encore loin de refléter les fondamentaux macroéconomiques (vu la surévaluation du dinar algérien d’environ 30% à fin 2021).

Sur le marché parallèle, il faut s’attendre au maintien de l’écart d’environ 50% en raison du manque de visibilité économique et du manque de confiance des agents économiques vis-à-vis de la monnaie nationale qui a été fortement affaiblie. 

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