La chronique littéraire - Shakespeare, le monde et nous

22/02/2025 mis à jour: 08:08
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Par Ahmed Benzelikha

Le titre, on l’aura deviné, reprend celui d’un recueil de Woody Allen, grand admirateur du dramaturge anglais et néanmoins esprit critique et ironique, ce qui n’est pas pour déplaire, dans un monde où prendre ce dernier trop au sérieux ne serait pas … très sérieux.

L’humour étant un remède salutaire contre maux et bêtises. Or Shakespeare, lui-même, ne manquait pas d’humour et, souvent, soufflant le chaud et le froid, donnait à voir ou à lire, dans ses pièces, que les passions humaines n’étaient, en fait, que «beaucoup de bruit pour rien» dans un royaume qui ne valait, somme toute, qu’un cheval. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est toujours mené par les passions humaines, guerres et conquêtes, mépris et diktat des puissants, stupre et luxuriance, souffrances, injustices et inégalités qui foisonnent.

Tandis que l’individu se referme sur lui-même, indifférent aux autres, obnubilé par soi, miné par la course au profit et à la jouissance, laissant libre cours à sa méchanceté et à tous ces maux de l’âme, que Shakespeare a su si bien décrire. Entraînés par les affects, les gens sombrent et font sombrer l’humanité, en croyant, comme le fils de Noé, pouvoir se réfugier en haut de la montagne de leur vanité.

C’est pourquoi l’œuvre shakespearienne est d’une vigoureuse contemporanéité, tout en elle peut référer aux petitesses et aux calamités, dans leur paradoxal rapport, de nos temps. En effet, les thèmes abordés apparaissent comme intemporels et universels, tout en étant, aujourd’hui, exacerbés par notre époque à démultiplication exponentielle et uniformisante.

Au-delà de cette formule, il est patent que les ambitions dévorantes et le pouvoir, la jalousie et la trahison, la folie et l’excès, les tentations et le désir, l’accaparement et la vénalité, l’injustice et les abus de pouvoir, les temps changeants et l’ironie du destin et, enfin, beitou el qacid, dirait-on en arabe, (vers clé du poème) : la vie et la mort sont au cœur d’un monde sans fard et sans phare.

Un monde, dont l’ébullition est désormais marquée par ces clameurs d’ignorance, de frustration et de haine, qui montent des abysses bleutés des réseaux de formatage dits sociaux, par les horreurs des modernes Guernica et par les confrontations sociales, économiques et politiques.

Dans un monde marqué par le mercantilisme et les intérêts étroits, on ira vite poser la question, vue comme subsidiaire, de savoir à quoi servirait de lire Shakespeare ou, d’ailleurs, toute autre littérature. Or, la réponse ne pourrait convaincre que celui qui accorde, encore, quelque importance à deux choses, pourtant essentielles à l’être humain, soient l’exploration de la nature humaine - et ce faisant, pour certaines écoles, les rapports sociaux - et le développement de l’esprit critique.

Il est d’ailleurs amusant d’observer que ceux réticents sont ceux-là mêmes qui illustrent, malheureusement, par leur comportement, le poids des passions et les ravages du dogmatisme et du conditionnement dans la menée du monde.

De même, Shakespeare propose une galerie de personnages que nous ne pouvons pas manquer de mettre en relation avec tous ces acteurs qui s’agitent sur les planches de la grande scène de théâtre du monde actuel, Macbeth, le Roi Lear, Richard III, César et Brutus, Coriolan, ou sur celle, plus intime, des sentiments ou de la relation des genres, Roméo et Juliette, Othello et la Mégère apprivoisée, qui, déjà, questionne la condition féminine.

Et Iago, n’est-il pas l’archétype des «influenceurs» tapis dans les réseaux sociaux ? Richard III n’est-il pas un manipulateur né usant et abusant autant de la séduction que de la désinformation ? Et tous ces courtisans des pièces shakespeariennes, «likant» à tout va, propageant les idées reçues et les éléments de langage propagés, qui, justement, ne peuvent être identifiés et analysés qu’avec un regard critique.

Enfin, Hamlet, le dépossédé, que nous verrions bien attablé à la terrasse d’un café, rongé par les fantômes, une révolte inaboutie et l’incertitude, devant un monde devenu tout aussi incertain, se demandant, étonné par sa propre formule : - «Etre ou ne pas être, telle est la question» !

Bien sûr, il serait trop simpliste de calquer tout l’univers shakespearien pour expliquer le monde, mais celui-ci n’est-il pas, aussi, une somme de petites choses ? Et le Barde d’Avon, encore lui, de nous répondre dans «Le Songe d’une nuit d’été» «les petites étincelles peuvent allumer de grands feux» et dans celles de ses pièces, nous pouvons trouver matière à nous éclairer et éclairer ce qui, aujourd’hui, nous entoure.

Dans «La Tempête», par exemple, ne pourrait-on pas voir, comme le fait Aimé Césaire dans sa pièce éponyme mais à l’article indéfini, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la justice et le sens de l’honneur, qui doivent prévaloir dans la réparation des injustices historiques et la décolonisation, au travers des personnages de Prospero, le colonisateur et de Caliban, le colonisé ?

Comme on le constate, lire Shakespeare n’est pas un exercice inutile de rat de bibliothèque ou de dilettante désœuvré, à moins qu’on ne veuille éteindre toute lumière de l’esprit et se contenter de ressasser ragots, lieux communs et derniers résultats footballistiques, devenus parangon des conversations.

Car l’humain, en définitive, a pour vocation l’intelligence et le discernement, le bon sens et le questionnement, auxquels nous ajouterions, pour notre part, une petite dose d’humour, toujours salutaire, attributs que nous ne manquerons pas de trouver, aux cotés d’une langue poétique, dont «Les Sonnets» «constituent la pleine illustration, aux formules savoureuses et aux tournures sans pareilles, dans les œuvres de ce maître des mots et de la narration, parfait connaisseur des maux humains et de l’art de, finement, s’en divertir, qu’est William Shakespeare, notre semblable. A. B.
 

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