La Métamorphose» est un roman célèbre publié par Franz Kafka en 1915. Son personnage principal, Gregor Samsa, se réveille un matin transformé en monstrueux insecte. A partir de cette situation initiale, l'écrivain autrichien relate un récit fascinant qui se termine par la mort dans la chambre qui a vu sa transformation de l'insecte qu'était devenu, tout en restant humain, Gregor Samsa.
Que de critiques, que d'interprétations, que de lectures et que d'œuvres consacrées à ce livre ! Lesquelles, pourtant, n'auront pas épuisé sa puissance signifiante à partir de son élément-clé, la métamorphose d'un homme en ce qui pourrait représenter, quant à l'aspect, la laideur et le dégoût pour les autres et qui pourraient ne représenter que ceux de ces derniers. Qui est le monstre ? Samsa ou la société ?
De quelle métamorphose il s'agit ? Celle de l'homme ou de la société censée être humaine ? Et si le cauchemar de Samsa était celui de voir toute sa société devenir monstrueuse ? Car Samsa était demeuré humain, malgré sa carapace, ses pattes velues et ses antennes, tandis que son entourage sombrait dans les secrétions innommables de la haine, l'hostilité, l'aversion et l'arrogance, s'autodétruisant sans le savoir.
Le cauchemar de Samsa aurait pu aussi avoir pour cause l'exclusion, l'ignorance et la peur. Peur de l'avenir et de la transformation des fausses opinions en certitudes. Ces certitudes qui, dans le texte de Kafka, nous font présenter Samsa, au travers du dégoût de ceux qui le regardent, comme un monstre confirmant une métamorphose qui, peut-être, n'a pas eu lieu. Peut-être que l'insecte «scandaleux» n’existe qu’au travers du regard de ceux qui nous font croire en cette incroyable et absurde mutation ? Trop de questions et peu de réponses. Ne serait-il pas plus judicieux et plus réaliste de tout simplement rejeter, tel «un amas de rêves – adghatou ahlam», cette histoire invraisemblable de métamorphose ?
Encore une question, mais le fait est là, l'histoire a été bien écrite et le livre perdure. Ce n'est que de la littérature, nous dirions-nous, mais puisque, selon certains, cette activité serait révélatrice de nos travers, desquels serait-elle le signe ? Pour boucler la boucle, nous répondrions : d'un malaise ! Ce qui nous ramène à la case départ : l'expression que quelque chose, qui relève de l'innommable, est en train d'arriver. Une sorte de métastase et nous en revenons, de ce fait, à la métamorphose, sous son aspect pathologique et même symbolique, au travers du latin, qui associe le cancer au crabe.
Le monde d'aujourd'hui n'est-il pas soumis aux plus grandes métamorphoses ? Nos esprits, transformés en proie emprisonnée dans la gigantesque toile mondiale d'une araignée, tapie dans l'ombre, sont-ils de saines cellules, construisant la paix, le dialogue et la compréhension ou plus, simplement, le discernement, le bon sens et la raison ? Entre le cancrelat et la mygale, entre insectes et arachnides, la métamorphose est surtout humaine, c'est sapiens (appellation qui provient, soulignons-le, du latin sapio : «intelligent, prudent, raisonnable») qui est en pleine mutation, emporté par l'accélération de l'histoire, aux relents de transhumanisme, de ce début du XXIe siècle. Il n'est d'ailleurs pas fortuit que l'un des best-sellers médiatiques de ces prémices d'une nouvelle ère, soit celui signé d'un des gourous de ce courant idéologique sous le titre, en forme d'épitaphe, de «Sapiens : Une brève histoire de l'humanité». Une humanité fondamentalement plus aliénée que celle décrite, sous forme allégorique, par Kafka.
Une nouvelle humanité prend forme, se métamorphose, sous nos regards rivés aux écrans des smartphones. Une métamorphose toute aussi kafkaïenne que celle du célèbre roman, toute aussi inquiétante pour l'individu libre, l'esprit critique et l'avenir.
La Métamorphose de Kafka peut-être, aussi, lue comme une métaphore de l'anomie, cet isolement de l'individu dans une société qui ne répond pas à ses ambitions, où il se laissa mourir de faim et de soif, comme le héros monstrueux du roman. Une société qui prétend des valeurs, sans les respecter, qui promet faussement et qui ment, effrontément, à ses composantes les plus saines, qu'elle trompe, isole et trahit, comme la famille de Gregor Samsa.
Samsa, dont la transformation n'est que le signe d'une rupture consommée entre l'être et le paraître, entre lui et les siens, mais, encore une fois, le monstre n'est pas toujours celui que l'on croit. Parfois, le refus d'être «monstrueux» dans ses actes, par respect à des valeurs et à des principes, nous fait apparaître par notre isolement et la rareté de telles positions comme un «monstre» aux yeux des autres. Des yeux qui voient mais avec des cœurs aveugles.
Aveugle aussi est, finalement, cette époque où la connaissance est plus que jamais disponible, grâce aux avancées technologiques d'internet, de la communication, du numérique et de l'intelligence artificielle, mais rarement utilisée sinon pervertie. Alors, si La Métamorphose de Kafka est une fiction, un «mensonge» donc, ne sommes-nous pas, dans la réalité, entourés de mensonges ? D'où cette sensation d'étrangeté que nous pourrions ressentir face à l'existence, ce manque et ce voilement, que confirme, «malheureusement», l'inéluctable vérité de notre finitude, de la mort. Celle-ci, dans son aspect biologique, représente la métamorphose la plus inacceptable pour notre enveloppe charnelle, dans sa déchéance putride.
Ainsi, La Métamorphose de Kafka serait aussi une image de cet effroi de l'homme, devant l'ultime transformation vers cette monstruosité, inouïe pour notre conscience, cet état que nous ne pouvons imaginer que sous les aspects de ce que, de toutes les forces de la vie, nous refusons. C'est ce refus, pourtant, qui doit nous guider pour rester en vie et défendre celle-ci contre tout ce qui l'avilit contre toutes les métamorphoses qui tendent à transformer l'homme en monstre et l'humanité en ignominie.
Par Ahmed Benzelikha , linguiste spécialiste en communication, économiste et journaliste