La capitale se prépare à fêter l’indépendance : Alger vert, blanc, rouge

05/07/2022 mis à jour: 20:07
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Photo : El Watan

Entre fermeture de certains axes routiers en prévision du défilé militaire de ce 5 juillet, scènes érigées sur les places publiques et forêts de drapeaux pavoisant les grandes artères et les bâtiments officiels, Alger se prépare à célébrer le 60e anniversaire de l’indépendance. Pendant ce temps, les Algérois vaquent à leur quotidien en ayant une pensée émue pour ce chiffre, «60», et en pestant contre les bouchons infernaux du défilé. Reportage.

Alger, 3 juillet 2022. A J-2 des célébrations de l’indépendance, la capitale vit au rythme des préparatifs des festivités destinées à marquer comme il se doit le 60e anniversaire de l’Istiqlal. Le clou de l’événement, c’est bien sûr le défilé militaire qui sera donné par l’ANP ; un défilé comme l’Algérie n’en a pas connu depuis belle lurette.

Ce qui frappe d’emblée en déambulant dans Alger, ce sont les drapeaux. Partout des drapeaux, sous tous les formats. Avenues, bâtiments officiels, façades des immeubles… Chaque artère, chaque édifice public sont pavoisés aux couleurs nationales.

Certains bâtiments, à l’image de l’APN et du Sénat, arborent d’immenses bannières verticales frappées du slogan de ce 60e anniversaire : «Tarikh madjid wa ahd djadid» (Histoire glorieuse et ère nouvelle).

Il n’y a pas que les bâtiments officiels qui sont ainsi parés. On peut remarquer çà et là des fanions accrochés aux balcons et aux fenêtres. C’est émouvant. Ce qu’on peut noter aussi, c’est l’omniprésence de la banderole officielle du 60e anniversaire.

Sur certaines variantes, l’événement est décliné en arabe et en anglais, avec cette mention : «60th Anniversary of Algeria’s Independance. Glorious history and a nex era». Nous n’avons pas vu de déclinaison en français de ce matériel visuel. Une façon de signifier sans doute la rupture radicale avec l’ancien colonisateur.

Outre les drapeaux qui flottent au mât des hampes et sur les façades, vous avez sans doute remarqué aussi ces scènes qui ont été aménagées sur certaines places pour accueillir les festivités, comme à la place du 1er Mai, ou bien sur l’esplanade Kettani, à Bab El Oued.

Des bouchons monstres

Depuis le début des préparatifs en prévision du grand défilé, les automobilistes algérois sont en colère. Et pour cause : les bouchons monstres générés par la fermeture de certains axes routiers pour les besoins du grand défilé. C’est notamment le cas sur plusieurs tronçons de la route Moutonnière. Vendredi, l’APS rapportait que le défilé militaire «se déroulera au niveau de la RN 11 jouxtant Djamaâ El Djazaïr».

L’itinéraire de la parade a contraint ainsi les autorités à procéder à «la fermeture de la rocade nord (RN 11) dans les deux sens entre le point de jonction des rocades sud et nord (Pont Cosider–Dar El Beida) et la station de dessalement d’El Hamma (Belouizdad), ainsi que de tous les accès menant à ce tronçon sur 16 km».

Sur l’échangeur Aissat Idir qui donne sur la rue Hassiba, à hauteur du grand garage de l’Etusa, on peut voir des fleuves de voitures s’engouffrant dans la voie qui débouche sur la place du 1er Mai. Le trafic y est affreusement congestionné depuis la fermeture de la route qui passe par Tafourah. «Jeudi dernier, il m’a fallu trois heures, en quittant l’aéroport, alors que je rentrais exténuée de voyage, pour arriver chez moi», peste une dame.

Un chauffeur de taxi, faisant continuellement l’axe Dar El Beïda – Alger-Centre, est obligé de faire des détours tortueux, passer par la Glacière puis El Harrach, Bachdjerrah, pour rejoindre la rocade de Ben Aknoun. «J’évite de m’engouffrer directement dans la route de Ben Aknoun, sinon, tu es piégé. C’est le chaos total. En plus, ils te flanquent deux barrages, l’un de la gendarmerie, l’autre de la police.

Et il y en a partout, des barrages. On ne sait plus comment travailler. Ils ne se disent pas qu’il y a peut-être des urgences médicales, une femme enceinte… Et avec cette chaleur, c’est l’enfer», fulmine le «taxieur».

Sur la page «Info Trafic Algérie» sur Facebook sont relayés les messages d’automobilistes pris dans l’engrenage de «ecercala» et alertant sur les points de congestion routière et les tronçons à éviter.

Ce lundi après-midi, la page a posté une image donnant à voir des processions de voyageurs livrés à eux-mêmes près de la gare routière du Carroubier, au long de l’avenue de l’ALN. «Souffrance des voyageurs se dirigeant vers la gare routière de Kharrouba en parcourant 2 km à pied (avec enfants et bagages). Il aurait fallu mettre à leur disposition un bus depuis le point de fermeture de la route jusqu’à la gare routière», lit-on sur cette page.

«On reste malgré tout patriotes»

13h. Nous voici à la station de bus du 1er Mai. Nous empruntons le bus de Ben Ak-noun. Il est bondé. Au bout d’une heure de trajet, au milieu d’un trafic infernal et une chaleur accablante, nous descendons à El Biar. A la place Kennedy, la mairie est pavoisée de longs drapeaux. Une scène de spectacle est aménagée là aussi en prévision des festivités. En face de l’APC s’élève un mémorial des chouhada dont les noms se sont partiellement effacés. Nous voici au 92, rue Ali Khodja. C’est ici que, le 23 mars 1957, l’avocat Ali Boumendjel a été assassiné par les paras d’Aussaresses.

Une petite plaque de marbre a été placée à l’entrée de l’immeuble à la mémoire de l’avocat-martyr. Elle a été érigée le 23 mars 2017. Elle dit : «En commémoration du 60e anniversaire de l’assassinat du chahid et héros l’avocat Maître Ali Boumendjel, le 23 mars 1957. Gloire éternelle à nos valeureux martyrs.» A quelques encablures de là, rue Ali Lamamri, une autre plaque commémorative attire notre attention: «Ici est tombée Mme Ouraïs Fatma-Zohra, née Menni, enseignante à l’école El Harithia d’El Biar. Assassinée par les ter-roristes le 11 février 1995 à 8h30.»

Nous poursuivons notre chemin vers Chevalley avant de gagner Bab El Oued. La route de Frais Valon qui déboule vers Triolet est nettement plus fluide que les tronçons précédents. Echange avec Sarah, 29 ans, médecin au CHU de Bab El Oued, sur le sens et la symbolique de ce 60e anniversaire de l’indépendance.

«La vie en Algérie, au quotidien, peut être difficile. On n’accomplit pas tous nos rêves. Mais on reste malgré tout patriotes, on aime ce pays, et on est très fiers de ces 60 ans d’indépendance», nuance la jeune médecin. «On s’est affranchis du colonialisme. C’est quand même mieux que d’être sous le joug d’un autre pays.

Et malgré tous les problèmes, on est très heureux de ces 60 ans d’existence. L’Algérie, on la critique souvent mais on oublie qu’elle a juste 60 ans. On s’est libérés de 132 ans de misère et d’horreur.» Sarah insiste : «On est très fiers et très reconnaissants envers ceux qui ont libéré ce pays. C’est grâce à cette indépendance que je suis médecin, que j’ai pu faire mes études, hamdoullah.» Serait-elle prête à quitter l’Algérie si une opportunité se présentait à elle, comme cela a été le cas pour nombre de médecins qui n’ont pas hésité à aller poursuivre leur carrière à l’étranger ?

La jeune femme répond sans ambages : «J’ai déjà fait des stages à l’étranger, notamment en France, et j’ai vu les moyens qu’ils ont. Honnêtement, si une opportunité se présentait à moi de m’installer là-bas, j’y réfléchirais. Dans cette vie, on aspire toujours à avoir le meilleur pour soi-même, et si on a la possibilité de travailler dans de bonnes conditions, pourquoi pas ? Mais ça ne veut pas dire que si on part, on oubliera l’Algérie.»

«On a été ingrats envers ceux qui ont libéré le pays»

Ancien moudjahid, Ammi Ali, 87 ans, natif de La Casbah, est un tantinet amer, lui. Vêtu d’un bleu de Chine, bon pied bon œil, le vieux maquisard est obligé de s’appuyer sur une canne en raison d’une méchante arthrose, nous dit-il. Ammi Ali a vécu de plein fouet les affres de la colonisation et s’est engagé très tôt, confie-t-il, dans le combat anticolonial. «5 juillet ? Que voulez-vous que je vous dise…?» soupire-t-il. Très vite, il prend goût à la discussion et se montrera bientôt intarissable.

Nous passerons ainsi une bonne quarantaine de minutes à refaire le monde en sa délicieuse compagnie. «Aujourd’hui, les moudjahidine, ma yestaârfouche bihoum. Il n’y a pas de reconnaissance pour les anciens combattants. On a été ingrats envers ceux qui ont libéré le pays !» lâche le vieux baroudeur. «Combien de Présidents sont passés et n’ont pas augmenté d’un sou la pension des anciens moudjahidine !» appuie-t-il.

«Moi, je suis né à La Casbah, exactement à Bab J’did. J’ai commencé à militer en 1945 dans les Scouts musulmans» affirme Ammi Ali. Et de lancer : «La colonisation a commis l’inimaginable. Dieu seul sait ce que nous avons enduré. Mais kounna redjal ! Nous avons été des hommes.»

Ammi Ali a un parcours trépidant. Il nous racontera par le menu comment il est parti en France avant le déclenchement de la lutte de libération. Et c’est en exil qu’il rejoint le FLN. Ses activités militantes lui valent d’être arrêté. «J’ai été condamné à cinq ans de prison et j’ai été incarcéré à la prison de Fresnes. J’ai réussi à m’évader, et c’est ainsi que j’ai rejoint l’ALN aux frontières avec la Tunisie». Ammi Ali – qui n’a pas souhaité révéler son patronyme – servira, précise-t-il, «dans la zone opérationnelle Sud avec Salah Soufi, Tahar Zbiri, Amar Mellah, Said Abid…»

Le vieux militant songe surtout à la jeunesse «qui ne trouve pas de travail». «Moi-même, j’ai quatre garçons, ils peinent à joindre les deux bouts. J’ai essayé de les aider, en vain. J’ai 24 ans de service au PTT, j’ai demandé à ce qu’on recrute l’un d’eux, ça m’a été refusé.» Puis, d’une voix tremblante d’émotion, il déclare : «L’Algérie nous fait de la peine. Des hommes ont combattu farouchement pour la libérer, et maintenant n’importe qui vient se jouer de nous. L’argent a tout corrompu.

Que fait la Cour des comptes ?» «Quand on était en prison ou au maquis, on partageait tout. On s’entraidait. On doit se souder comme autrefois pour bâtir notre patrie. On veut que les choses soient plus saines, que le pays soit dirigé avec rectitude.» Et de terminer avec une pointe de lyrisme : «C’est notre soleil, notre ciel, notre terre. Cette Algérie, on doit la protéger et veiller jalousement sur elle.»

L’histoire racontée par les stèles

Dans la cour de l’hôpital Maillot nous interpelle une autre stèle dédiée «à la mémoire des travailleurs du CHU de Bab El Oued, victimes du devoir lors de la catastrophe nationale du 10 novembre 2001».

Près du stade Ferhani, orné lui aussi d’une bannière patriotique, s’étale sur un écran géant une publicité en faveur des Jeux méditerranéens d’Oran  : «Li baghi yalâab, Wahran bih trahab» (Celui qui veut jouer, Oran lui souhaite la bienvenue) dit la pub. A la plage R’mila, et jusqu’à Kettani et Kaâ Es-sour, des rangées de parasols à perte de vue. Par ces temps caniculaires, les estivants envahissent les plans d’eau de la marina pour se rafraîchir et prendre du bon temps, entre potes ou en famille.

Nous poussons en direction de la place des Martyrs en longeant le front de mer. Sur une grande esplanade s’élève une autre stèle, en hommage celle-là aux victimes des massacres du 17 Octobre 1961. Le mémorial est de fraîche date : 17 octobre 1921. Sur la belle place, des jeunes s’amusent avec un mouton.

Cela vient nous rappeler que l’Aïd El Kébir, c’est pour bientôt. Un peu plus haut, devant les «Chevaux du soleil», à hauteur du Bastion 23, se dresse un autre monument commémoratif sur lequel est gravée cette inscription (extrait) : «A toutes celles et ceux qui ont tenu dans l’anonymat à assumer avec fierté l’appellation ‘‘porteurs de valises’’, le peuple algérien est reconnaissant.» Alentour, l’ambiance est joyeuse.

Au stade de Qaâ Essour, on joue allègrement au foot ; d’autres font du jogging. Le commandement des forces navales Souidani Boudjemaa est paré lui aussi de ses plus beaux atours pour accueillir le 5 juillet. A la terrasse du mythique café Tilimçani règne là encore une atmosphère guillerette. A la place des Martyrs, nous n’avons pas remarqué de dispositif particulier, pas plus qu’aux alentours de l’APN et du Sénat, sur le boulevard Zighoud Youcef. Sur la place qui donne sur le port, en face de l’Assemblée nationale, un autre jalon de notre histoire gravé dans le marbre.

Le monument est dédié aux déportés algériens de Nouvelle-Calédonie et d’autres contrées au bout du monde. «Par reconnaissance et fidélité à ses enfants exilés aux confins de la terre, la nation algérienne s’incline pieusement devant leurs âmes pures», lit-on sur la feuille de marbre. Le monument a été inauguré par le président Tebboune le 5 juillet 2021. Nous poursuivons notre balade en direction de la place Audin. Près de la Fac centrale, des musiciens de rue font la fête, entourés par une foule en délire faisant cercle autour des deux bardes enfiévrés. Ils chantent tous en chœur Chehlet laâyani.

C’est fabuleux. Chair de poule. Nous faisons une halte devant le buste de Maurice Audin inauguré le 5 juin dernier en présence de son fils Pierre que nous avions eu le plaisir d’interviewer. Un petit graffiti pour clore cette déambulation chargée d’histoire. Sur le mur d’un abrupt escalier reliant la rue Mohammed V à la rue Didouche, cette inscription : «Macron est un ami de l’Algérie.» A laquelle réplique cet autre graffiti : «Macron est l’ennemi de l’Algérie.» 

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