Le sociologue et chargé de recherche au CNRS, Kamel Chachoua, revient dans cet entretien sur l’affaire de l’imam de M’chedallah. Il évoque le conservatisme religieux comme le nationalisme chauvin et radical qui «tiennent lieu de culture et de savoir pour les élites subalternes et moyennes et les réseaux sociaux en général».
Entretien réalisé par Nabila Amir
L’affaire de l’imam de M’chedallah, qui s’en est violemment pris aux citoyens qui assistaient à un gala organisé par les autorités locales à proximité de la mosquée, a suscité moult réactions et enflammé les réseaux sociaux. Comment analysez-vous ce fait et plus particulièrement le comportement de l’imam ?
Votre question est trop psychologique pour un sociologue, mais vous avez raison d’isoler et d’individualiser le comportement de l’imam, car il s’agit bien d’une faute professionnelle comme on dit dans le droit du travail, puisque l’imam lui-même s’est excusé et, surtout, il a fait l’objet d’une nouvelle affectation de la part de sa hiérarchie. L’imam en question avait été nommé à M’chedallah depuis moins d’un an ; il vit seul comme un immigré de l’intérieur. Il ne connaît pas par cœur et par corps l’univers social où il exerce, du coup, il se fie au texte et à la norme morale et religieuse sans prendre en compte le contexte social. Il réagit un peu plus solitairement et reste ainsi la proie de ses émotions et de ses idées reçues. Tout cela contraste avec nos attentes, nos dispositions et notre champ mental en général qui place la religion au sommet de la pyramide de la légitimité. La mission d’imam est pour nous, dans notre inconscient éthique et moral, une vocation et non pas une fonction ou un métier où on entre par concours, affectation, CV et diplômes.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut prendre en compte une transformation récente et ancienne en même temps qui a affecté la fonction et la figure de l’imam depuis le milieu des années 1970 et qui a vu s’appliquer aux imams le statut de fonctionnaire et de salarié. Depuis les années 1980, beaucoup de villes, de bourgs et de villages reçoivent leurs imams de l’Etat qui les nomme et les affecte comme il le fait pour les magistrats, les walis, les chefs de daïra ou de gendarmerie par exemple.
Comme eux, l’imam est extérieur mais n’a pas la même légitimité qu’un wali ou un autre haut fonctionnaire. Cette forme d’autonomie qu’entraîne la fonctionnarisation implique des avantages et des inconvénients. Et c’est vrai que l’imam devient moins dépendant économiquement de la communauté où il exerce mais en même temps il est moins intégré au groupe et cela pose parfois quelques difficultés. Mais dans le cas qui nous concerne ici, il faut souligner que le cinéma est en travaux, le stade ou le gymnase ont été refusés par les habitants des environs de la ville, d’où le repli sur la place centrale.
Les habitants du centre-ville, et l’imam en tête, qui n’ont pas la même emprise sur leur espace public immédiat que les ensembles urbains des cités environnantes ont utilisé l’argument de la mosquée pour exprimer plus convenablement, plus organiquement leur contestation. Il y a une sorte de partage de l’espace public qui fait que, souvent, le centre-ville, qui abrite, comme à M’chedallah, les sièges de l’APC, de la daïra, le monument aux morts, le tribunal, est souvent considéré comme l’espace public de l’Etat, tandis que celui qui est en dehors, en banlieue, il est pensé comme relevant de l’espace privé du public qui y habite. Oui, il y a eu des autorisations administratives délivrées par le wali, le chef de daïra et le président d’APC aux organisateurs, mais selon ce qu’on sait, l’imam n’a pas été associé ou consulté, ne fut-ce que pour la forme. Enfin, il faut rappeler que notre histoire sociale regorge d’exemples identiques et réguliers à celui de M’chedallah depuis les années 1920-1930 qui marquent le début de la lutte politico-religieuse qu’avait incarnée le mouvement de cheikh Ibn Badis. La décennie 1920-1930 marque aussi le début de l’expansion de la musique libre et individuelle qui chante l’amour et l’exil.
En octobre 1937, dans les Aurès, dans le village de Teniet El Abed, si ma mémoire est bonne, Omar Derdour, âgé d’à peine 24 ans, un jeune promoteur des idées d’Ibn Badis, fils d’El Hachemi Derdour, un résistant de la fin du XIXe déporté à Calvi, a commencé son militantisme badissien en surgissant, gourdin à la main pour arrêter la musique lors d’une noce dans le voisinage. En 1950 ou 1951, le Bay Ag-Akhamok, avait introduit la façon islahiste dans L’Ahaggar (des Kel Ghella) en interdisant le chant musical de façon radicale pour ne pas dire brutale. Dans les années 1990, durant l’intervalle démocratique entre 1988 et 1993, plusieurs galas raï ont été refusés un peu partout par les élus et les groupes de pression islamistes.
- Est-ce que les propos de l’imam proférés à partir d’une mosquée, censée être un lieu de morale et de civisme par excellence, auraient pu provoquer des émeutes et des troubles et susciter la discorde dans la région et à travers le pays ?
Les propos de l’imam depuis le minaret et le haut-parleur, qu’on ne peut pas reproduire et traduire ici, ont suscité une telle stupéfaction que les gens ont cru qu’il s’énervait et parlait seul en privé et qu’il avait simplement oublié le micro ouvert. Si la contestation aurait été organisée par des jeunes libres comme dans les années 1990, les choses auraient pris une autre tournure, mais là, le contexte officiel et institutionnel implique l’autorité de l’Etat et par là, une certaine prudence s’impose, si vous voulez. Sinon, oui, certains réseaux sociaux aimeraient bien transformer ce fait divers en enjeu politique et raviver un discours antikabyle.
- Des galas et des manifestations culturelles sont organisés un peu partout dans le pays et ils se déroulent dans la quiétude, pourquoi la Kabylie fait toujours exception ?
Est-ce que ces galas et ces manifestations culturelles organisés dans les quatre coins, comme vous dites, sont les mêmes partout. Je pense que les galas musicaux de plein air, mixte où on chante et on danse ne peuvent pas être confondus avec les autres activités culturelles, immobiles et conformistes, comme certaines expositions, les concours de psalmodie du Coran ou même les orchestres assis…. Cela dit, la Kabylie reste sulfureuse politiquement parlant.
- L’imam a présenté des excuses à la population ; mais sur les réseaux sociaux, les internautes algériens s’affrontent, d’un côté les défenseurs de la sacralité des lieux de culte et justifiant le comportement de l’imam, de l’autre ceux qui condamnent sans réserve le dérapage de l’imam. Qu’en pensez-vous ?
Certains réseaux sociaux affectionnent particulièrement ces sujets qui opposent deux camps comme dans un stade, où il s’agit de supporter et d’applaudir un camp contre un autre. Il faut dire aussi que le conservatisme religieux comme le nationalisme chauvin et radical tiennent lieu de culture et de savoir pour les élites subalternes et moyennes et les réseaux sociaux en général. Tant que la science n’entre pas de plain-pied dans ces domaines, nous ne sortirons pas de nos complexes et de nos crises identitaires, politiques et culturelles.
- Plusieurs partis islamistes, comme le MSP, ont appelé les autorités à sanctionner ce qu’ils considèrent comme une «atteinte à la mosquée». Pour eux, l’organisation d’un gala est un «mal». Comment qualifiez-vous ce discours à la limite de la «fitna» ?
Ces chefs politiques de l’opposition suivent l’opinion au lieu de la produire, de la devancer et de l’orienter. Ils ne font aucun effort pour comprendre et plus grave encore, ils ne comprennent pas qu’ils ne comprennent pas ; voilà ce qui me paraît inquiétant, car ils encouragent les extrêmes au lieu de les modérer. On croit souvent que l’obscurantisme et l’ignorance sont propres aux milieux subalternes et populaires ; or, non, même les sommets de la société sont aussi et peut-être encore plus dangereusement infestés que la base. Il faut aussi instruire nos instruits ; c’est encore plus difficile, plus délicat.
- Notre société est pleine de contradictions et souvent l’on assiste à des altercations entre conservateurs et progressistes et surtout les féministes. La décennie noire a-t-elle accentué ces divergences idéologiques ?
Pour des raisons sociologiques et historiques, ces contradictions et ces divergences ont pris chez nous des formes particulières, car nous, nous avons découvert et expérimenté le débat politique dans un contexte de violence et d’autoritarisme colonial. On a découvert la contestation politique par la prison, la déportation et l’exécution comme on a découvert le logement moderne et la ville par l’exode et le bidonville.
C’est pour toutes ces raisons que la confrontation politique est, chez nous, plus radicale, plus totale et plus totalitaire et qu’elle prend souvent la forme… de guerre de libération. Cette confrontation violente a connu son point culminant dans la décennie noire, mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est durant cette même décennie que cette radicalité avait commencé à changer. Qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, la décennie noire a été aussi un moment qui a entraîné un mouvement de réévaluation de soi collective et nous a appris à tempérer nos engagements, à penser un peu plus pacifiquement. A ménager la chèvre et le chou. Qu’il s’agisse d’ailleurs du pouvoir comme de la société civile.
Aussi, je dirais, que l’expansion scolaire et universitaire qu’a connue l’Algérie durant les années 2000 à 2020 et qui a vu le nombre de nos universités passer d’une vingtaine en 1995 à la centaine en 2020, a aussi aidé à une prétention à la tolérance, à l’intellection, et à l’échange pacifique. Le pacifisme du hirak est comme le résumé ou le résultat de ces deux phénomènes de ces trois dernières décennies.
Mais je dois ajouter que ces changements de formes n’ont pas entraîné des changements de fond. On voit une grande agitation des idées et des individus en surface, mais au fond, les questions, les structures, les idées restent immobiles, inchangées. Voilà d’où vient cette étrange impression d’être constamment saisi entre deux forces contradictoires ; une qui nous tire vers l’avant et une autre qui nous retient à l’arrière.