Kamal Guerroua. Auteur, journaliste : «Sartre a été le grand frère des opprimés»

29/05/2024 mis à jour: 06:57
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Dans son essai Sartre et l’Algérie (Tafat), le jeune auteur Kamal Guerroua  évoque avec force détails le parcours anticolonial de l’écrivain et philosophe français. «Sartre-l’Algérien» a été un philosophe antisystème au sens propre du mot : la voix des sans-voix et le grand frère des opprimés», précise-t-il. 

Et de lancer un appel : «Mon appel à réhabiliter la mémoire de Sartre retentit dans chaque ligne de mon essai. Bien plus qu’une figure philosophique majeure, ce dernier a été une solide passerelle dans l’amitié franco-algérienne (…) L’Algérie a fait de Sartre un philosophe révolutionnaire universel, et ce dernier lui avait rendu un grand service.»

 

Propos recueillis par   Nadir Iddir

 

Vous venez de publier aux éditions Tafat un essai percutant sur J.-P. Sartre. Pourquoi cet intérêt aujourd’hui pour un auteur emblématique du XXe siècle?

Qu’il me soit permis, de prime abord, de remercier El Watan, de m’avoir accordé cette opportunité de m’exprimer sur ses colonnes. En effet, Sartre, bien qu’icône littéraire mondialement connue, reste étrangement effacé dans la mémoire franco-algérienne. Cela participe, à mes yeux, d’une sorte de «déni historique» inacceptable. A part «les indigènes de la République» et quelques cercles d’extrême gauche, personne ou presque n’en parle en France, en raison de son soutien indéfectible à la lutte du peuple algérien pour l’indépendance. Et chez nous, en Algérie, c’est un huis clos qui prend l’allure d’une «ingratitude» aux relents hypocrites : Sartre n’a jamais été cité dans un discours officiel, une commémoration du massacre du 17 Octobre 1961 pour ne citer que cet exemple, où, pour mémoire, Les Temps modernes, sa revue, a révélé à ses risques et périls, les atrocités commises par les CRS parisiens sous ordre du préfet Maurice Papon. Le philosophe est descendu dans la rue pour «déboulonner» le mythe colonial. Etant passionné par cette œuvre sartrienne «à plusieurs têtes», je m’en suis imprégné, en accumulant au fil des années notes et observations. Le philosophe me fascine. D’une part, en tant qu’homme de la grande rupture avec une «gauche compromise» soumise à la doxa colonialiste, et de l’autre, en tant qu’homme engagé qui nous rappelle le rôle d’éclaireur de l’intellectuel au sein de la société.   


Justement, l’engagement du penseur en faveur de l’indépendance algérienne s’est-il manifesté avec la guerre de Libération ou a-t-il été antérieur à cette période charnière de l’histoire nationale ? 
 

Ce que beaucoup oublient, c’est que Sartre s’était déjà rendu au M’zab en 1950, mais c’était plutôt un voyage touristique avec sa compagne Simone de Beauvoir. Dans l’essai, j’ai dit que le philosophe n’avait jamais foulé le sol algérien, mais je parlais de Sartre le journaliste, l’écrivain, le philosophe médiatique et non pas de Sartre, le touriste, une nuance ! Depuis, «l’apôtre de la gauche» est tombé sous le charme de cette chère «colonie nord-africaine» qu’était l’Algérie. Cependant, cela a soulevé dans sa conscience «le drame moral» et les souffrances subies par ceux que l’on appelait alors les «indigènes», clochardisés, le mot est de l’ethnologue Germaine Tillion. Bien avant déjà, le philosophe avait démontré son soutien à la cause «décoloniale» maghrébine lors d’un congrès mondial, tenu en 1948, où il avait porté sa caution aux partis de Néo-Destour tunisien, de l’Istiqlal marocain et aux revendications nationalistes du PPA-MTLD. Plus tard, son célèbre discours à la salle Wagram à Paris en janvier 1956, en présence, notamment, de Jean Amrouche, n’a été que la cristallisation de ses positions antérieures. A l’occasion, il a démontré, chiffres à l’appui, que le système colonial est une «honte» à la France ; une «régression universelle», qui travaillait à déciviliser le colonisateur et à déshumaniser le colonisé.  Bref, bien  loin de «Sartre de la Résistance» qui considérait «l’action comme une passion inutile», «Sartre-l’Algérien» a été un philosophe antisystème au sens propre du mot : la voix des sans-voix et le grand frère des opprimés... 


Des intellectuels, à l’instar de Francis Jeanson ou Frantz Fanon, dont il était proche, l’ont-ils «aidé» à se rapprocher des indépendantistes algériens ?

Jeanson, comme collègue de Sartre aux T. M., a considérablement contribué à l’évolution de ce dernier sur le plan de l’engagement politique. Son réseau de «Porteurs de valises» a été une aubaine pour la mise en œuvre de la pensée sartrienne. Outre le soutien moral et idéologique de la part de Sartre à son entreprise révolutionnaire, il  y a eu, pour rappel, un appui logistique. C’était Arlette Elkaïm-Sartre, la fille adoptive du philosophe, qui avait hébergé à Paris le «fugitif» Jeanson lors de la découverte de son réseau à la fin des années 1950,  et c’était Sartre qui finançait certaines prises en charge de résistants de la Fédération de France à l’étranger. Il a été à la fois «l’influenceur» de Jeanson et son «influencé». Ce qui était théorique devient avec ce «philocommuniste structurel»  (Jeanson), pratique révolutionnaire. Ses liens avec le défunt Omar Boudaoud, le responsable de la Fédération de France ont permis le recrutement de Henri Curiel, un juif apatride et anarchiste, grâce à qui le FLN avait pu s’implanter partout en Europe et acheminer ses armes vers la Tunisie. Jeanson a rallié Sartre à la grande cause et lui a tissé des contacts avec le FLN. 

Quand l’avocat Roland Dumas lisait, en septembre 1960, la lettre du philosophe envoyée au Procès Jeanson, le conflit algérien prenait une dimension politique à l’international. Quant à Frantz Fanon, c’était, osais-je dire, «la continuité idéologique» de Sartre. La préface de ce dernier aux Damnés de la terre a été un coup de pouce salutaire à l’insurrection algérienne. Une sorte d’appui psycho-philosophico-politique à la contre-violence révolutionnaire adoptée par le FLN contre ce «mal intégral», la colonisation, selon Fanon. Entre l’Existentialiste et l’idéologue révolutionnaire, c’était d’abord la rencontre des écrits à la fin des années 1940 à l’occasion de la préface de Sartre à l’Anthologie poétique de Senghor, puis la rencontre physique en 1961 à Rome. Fanon a fait connaître à Sartre le fonctionnement intérieur de la Révolution, ses leaders, son organisation, le rôle joué par la paysannerie traditionnelle, etc. Le duo devient légendaire, en signant l’un des manifestes anticolonialistes les plus emblématiques de l’histoire.     


Quels sont les thèmes liés à la guerre qui reviennent souvent dans les écrits de l’auteur de L’Être et le Néant ? 

Sartre a pris acte d’une chose : l’intellectuel dans la cité est «dans le coup», obligé de prendre parti pour la justice, chargé de témoigner sur son époque et d’inscrire son combat dans le cours de l’histoire. Le thème de l’engagement a été posé avec acuité dans son essai Qu’est-ce que la littérature ?, paru en 1948. L’écrivain, d’après lui, ne peut, en aucun cas, rester dans la neutralité, car son art vise à atteindre la liberté. Point d’existence sans mobilisation ni engagement. De celui-ci naît la responsabilité, comme acte fondateur de «l’être existentiel». 

Cela correspond à la vision de Chomsky et d’Edward Saïd, qui relient «scholarship» (connaissance-savoir) à «commitment» (engagement) dans la société. Ce n’était pas pour rien, d’ailleurs, que la pièce de Sartre Le Diable et le Bon Dieu avait été interdite en 1951 par le Conseil municipal d’Alger, sous prétexte de risques de trouble à l’ordre public ! Pendant la guerre d’Algérie, Sartre, comme philosophe anti-establishment, a donné du crédit à la version d’Henri Alleg dans La Question, dans ses fameux article, La Victoire, Vous êtes formidables en particulier, où il avait soulevé le problème moral de l’usage de la torture et les disparitions forcées, le tragique cas de Maurice Audin.

 De même avait-il défendu, avec Simone de Beauvoir, Djamila Bouhired, Abdelkader Guerroudj, Fernand Iveton et bien d’autres militants nationalistes contre la peine de mort, légalisée sous le régime mollétiste des «pouvoirs spéciaux», à partir de mars 1956 par un certain garde des Sceaux nommé François Mitterrand. Plus tard, après mai 1958, Sartre a été sur tous les fronts contre «la monarchie gaullienne» qui s’efforçait dans ses manœuvres de séduction-répression-manipulation de «pacifier» à moindre frais tout un peuple en rébellion.


Des commentateurs de l’œuvre sartrienne ou même certains éditorialistes font souvent le parallèle avec celle d’ Albert Camus. Pourquoi, selon vous ?


Parler de Sartre sans que l’on ne passe par Camus est une tâche inutile, voire absurde. Les deux «intellos» étaient amis, engagés à gauche et appartenant à la famille communiste. Et la seule pomme de discorde entre eux, c’était l’Algérie mise en coupe réglée par l’hydre coloniale. En ce sens, la relation entre le philosophe métropolitain  et le moraliste pied-noir est antithétique. Leur point de divergence est : la légitimation de la violence révolutionnaire pour le premier et son refus pour le second. 

Cela dit, le thème de la révolution a divisé les deux philosophes et le théâtre de celle-ci n’était autre que l’Algérie. Certes, Camus avait mis tôt le doigt sur le fait colonial dans son enquête Misère de la Kabylie, publiée en 1939, mais n’en restait pas moins réticent à le condamner ouvertement. Sartre a pris le contre-pied, en légitimant sans équivoque le recours à la violence révolutionnaire. Camus voulait réformer de l’intérieur ce qui était irréformable (le colonialisme), Sartre voulait transformer la société, l’histoire, le destin de l’homme, comme dans la XIe thèse de Feuerbach de Marx, en dénigrant le projet de «destruction coloniale». 

Donc, on est en présence de deux thèses parallèles qui mettent en évidence la déchirure élitiste pendant la IVe et la Ve République, sur fond de guerre d’Algérie. Le retour du général de Gaulle aux affaires en mai 1958 n’a fait que creuser ce fossé entre les deux clercs. Si Aron, Mauriac et Malraux avaient fini par rejoindre le camp de ce dernier, avec ses mythes L’Algérie heureuse ; L’assimilation ; La Paix des braves, Camus s’était quasiment isolé en se faisant rare, Sartre, lui, avait affronté médiatiquement, parfois au péril de sa vie, le pouvoir en place (son appartement a été plastiqué à deux reprises par l’OAS). «On ne tue pas Voltaire»,  lâchait  finalement de Gaulle à son ministre Malraux. Et par Voltaire, c’est aussi, par ricochet, la mémoire de Zola dans L’Affaire Dreyfus qui était rappelée au bon souvenir de l’intellectuel-ministre ! Tout cela pour dire que la controverse Sartre-Camus est, ma foi, toujours d’actualité...  


Les auteurs algériens n’évoquent qu’épisodiquement l’engagement de J.-P. S. Comment expliquez-vous ce silence ? 

Terrible drame ! Ce silence, en Algérie, sur l’œuvre de Sartre et surtout sur son engagement est un cas tristement préoccupant, dans la mesure où il illustre, d’une part, une certaine ignorance-mésestime de nos élites, si j’ose dire ainsi, des enjeux idéologiques de la Révolution algérienne : la quête d’un idéal de justice par le biais du capital révolutionnaire du mouvement national (aujourd’hui, hélas, presque dilapidé), et puis l’acceptation de la diversité des courants idéologiques ayant composé le panorama de la lutte indépendantiste (communistes, oulémas, Européens, ceux d’Algérie et autres, etc.). 


Beaucoup d’Européens, à l’image d’Audin, Annie Steiner, Raymonde Peschard, Alleg, Iveton, Maillot, etc., ont sacrifié leur vie pour l’Algérie. Une donnée parfois très mal prise en considération par d’aucuns, qu’ils soient dans le cercle officiel ou dans la masse des élites. De l’autre, il y a aussi l’autre angle du prisme concernant Sartre : la question palestinienne. Jusqu’en septembre 1972, date des Jeux olympiques de Munich où il avait soutenu la prise d’otages des athlètes israéliens par un commando de «fidayin» de l’OLP, affirmant la légitimité d’une action violente contre une force d’occupation (ici Israël), Sartre avait comme brillé par son silence sur le droit des Palestiniens à fonder un Etat. Ce qui est interprété comme une caution au sionisme.

 Ajoutons, en fin de compte, son athéisme qui dérange beaucoup, me semble-t-il. Notre intelligentsia peine à évoquer Sartre et à sublimer son engagement pro-algérien, de peur d’être taxée de renégate par le courant intégriste. 

Dans votre essai, vous suggérez, justement, de «consentir à donner sa place à Sartre»…

Mon appel à réhabiliter la mémoire de Sartre retentit dans chaque ligne de mon essai. Bien plus qu’une figure philosophique majeure, ce dernier a été une solide passerelle dans l’amitié franco-algérienne, en ce qu’il avait honoré les principes républicains de la révolution française de 1789, en prêtant main forte à la résistance anticoloniale.

 L’Algérie a fait de Sartre un philosophe révolutionnaire universel, et ce dernier lui avait rendu un grand service, en contribuant à internationaliser son cri anticolonial : le philosophe n’est-il pas devenu une sorte de «contre-ambassadeur» de la France coloniale à l’étranger ? Rien qu’en apprenant qu’en 1957, John Kennedy, alors sénateur, n’avait entendu parler de la Révolution algérienne qu’après avoir lu les articles de presse de Sartre sur la torture, on se rend compte de l’inestimable plus-value de ce dernier !

 Aujourd’hui, plus que jamais, les Algériens sont appelés  à honorer la «dette sartrienne», le mot est de Salah Guemriche, à donner à ce philosophe engagé la place qu’il mérite dans le pays pour lequel il avait consenti tant de sacrifices...    

 

 

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