Le dollar américain ne perdra pas de sitôt son statut de monnaie de réserve internationale, tout comme nous n’assisterons pas à un déclin significatif de sa primauté au niveau du commerce et de la finance au niveau mondial.
Alors que le rôle des Etats-Unis dans l’économie mondiale est en pleine évolution et que la finance internationale est en perpétuel changement, la question s’est donc posée naturellement de savoir si le rôle du dollar pourrait également changer, notamment à la lumière d’un grand nombre récents de développements internationaux défavorables que nous reprendrons ci-dessous.
Ces derniers n’ont pas entamé la position dominante de la devise des Etats-Unis comme monnaie de réserve internationale. Trois raisons principales sont à noter, dont la résilience de l’économie américaine en 2023 et 2024, la profondeur et vigueur de son marché financier et surtout l’absence de devises concurrentes pour supplanter le dollar comme monnaie de réserve internationale (en raison des coûts élevés qu’une telle fonction implique). Cet article vient compléter celui de la semaine dernière qui faisait le point sur l’état de l’économie mondiale en 2024.
Les caractéristiques principales du dollar en tant que monnaie de réserve internationale : (1) une monnaie a trois volets : le premier est la monnaie physique qui fait l’objet d’un usage à travers le monde. Le second est celui d’actif financier, tel que les titres du Trésor américain qui sont libellés en dollars américains et offrent un remboursement ultérieur dans la même monnaie.
Enfin, le troisième volet est celui d’unité de règlement dans les transactions internationales ; (2) un rôle démesuré au niveau de l’économie mondiale : pendant de nombreuses décennies, le dollar américain a joué un rôle démesuré dans l’économie mondiale, soutenu par la taille et la puissance de l’économie américaine (25,4% du PIB mondial), sa stabilité, la profondeur de son marché financier ($18,000 milliards soit 21% du PIB mondial), la qualité des bons du Trésor perçus comme le premier actif de réserve au monde, le poids géopolitique et militaire des États-Unis qui lui confèrent le rang de première puissance mondiale, son ouverture aux flux commerciaux et de capitaux, ainsi que par des droits de propriété et un état de droit ancrés sur des bases solides ; (3) des avantages liés au rôle international du dollar : (i) pour les États-Unis : réduction des coûts de transaction et d’emprunt pour les ménages, les entreprises et le gouvernement américain ; élargissement du pool des créanciers et des investisseurs ; et protection de l’économie américaine contre les chocs externes ; et (ii) le reste du monde : appui sur une monnaie sûre, stable et fiable pour financer les échanges commerciaux internationaux ; disponibilité d’un instrument de règlement fiable pour les paiements transfrontaliers ; et réduction des coûts de transaction internationale pour les ménages et les entreprises.
Le dollar en tant que monnaie de réserve internationale génère toutefois des coûts élevés pour les Etats-Unis. (1) la forte demande du dollar peut conduire à une hausse de sa valeur par rapport aux autres monnaies, entraînant ainsi une appréciation de la monnaie américaine et une érosion de la compétitivité extérieure du pays ; (2) l’accumulation excessive de passifs par des étrangers peut limiter le degré d’indépendance de la Banque centrale américaine (FED) dans la conduite de sa politique monétaire. De ce fait, la volatilité de l’achat ou de la vente du dollar peut alors contraindre la FED à des choix de politique publique cornéliens (lutte contre l’inflation ou réduction du chômage et récession) ; et (3) un risque non négligeable de dépréciation excessive de la monnaie si les détenteurs étrangers en viennent à croire que les actifs libellés dans la monnaie nationale risquent de chuter brusquement (plongeant le pays dans le chômage et la crise économique). In fine, le système dollar actuel force l’économie américaine à enregistrer des déficits pour permettre à d’autres pays (Chine, Brésil, Arabie saoudite) d’être excédentaires et donc de comprimer leurs demandes intérieures. Les Etats-Unis sont le seul pays au monde qui dispose de marchés financiers profonds et flexibles, d’une gouvernance de haute qualité et d’une ouverture aux capitaux étrangers, éléments qui font la force du système dollar et le point d’ancrage du système commercial mondial. Aucun pays ne peut ni ne veut jouer ce rôle pour le moment. Y compris ceux qui déclarent publiquement la fin du système dollar (et qui activent pour son maintien).
La prééminence du dollar en tant que monnaie de réserve internationale n’est pas menacée pour l’heure. Les sanctions internationales contre la Russie, le dysfonctionnement politique des Etats-Unis, la montée des monnaies numériques, les efforts de la Chine pour renforcer le rôle international du renminbi, la fragmentation géoéconomique, les tensions géostratégiques et le réalignement technique en cours des flux commerciaux et financiers étaient censés affecter négativement le rôle démesuré du dollar et même le rapprocher de sa fin selon certains commentateurs.
Bien au contraire, le dollar en tant que monnaie internationale continue plus que jamais d’être accepté avec une marge significative par rapport à toute autre monnaie comme instrument : (1) de réserve de valeur : en offrant la capacité d’épargner en dollars et de disposer de cette épargne dans le futur sans perte significative de pouvoir d’achat ; (2) de moyen d’échange pour ce qui est de la facturation commerciale, des opérations bancaires mondiales, de l’émission de dettes internationales et des transactions de change ; et (3) d’unité de compte du fait de son utilisation comme «monnaie d’ancrage» par rapport à laquelle d’autres pays peuvent tenter de limiter les mouvements de leurs taux de change.
Réserve de valeur : une mesure-clé de la confiance dans une monnaie en tant que réserve de valeur est son utilisation dans les réserves officielles de change des pays :
(1) Avec près de 60 % des réserves mondiales en 2023, le dollar américain est de loin la monnaie de réserve dominante ; les investisseurs internationaux détiennent 30% des bons du Trésor américain et 50% des billets de banque ; (2) L’euro vient en seconde position avec une part d’environ 20%. La part de l’euro a très peu progressé comme monnaie de réserve internationale depuis sa création en 1999, du fait de l’absence d’un Trésor commun et d’un marché obligataire européen unifié, ce qui limite son attractivité en tant que monnaie de réserve ; (3) Pour le renminbi, sa part a augmenté sans pour autant dépasser environ 2%, un poids relativement mineur dans les transactions mondiales (notamment en matière d’émission de dettes étrangères ou d’échange sur les marchés des changes mondiaux), en dépit du rôle grandissant de la Chine dans l’économie mondiale et de son volume de transactions internationales ; (4) Bien que les données fassent ressortir une diminution de la part des réserves détenues en dollars, cette dernière a, en réalité, peu changé par rapport au milieu des années 1990 et (5) si les réserves se sont progressivement diversifiées depuis le milieu des années 2000, elles se sont orientées vers un large éventail d’autres devises (comme le dollar canadien et le dollar australien), soit des devises de pays qui ne disposent pas des économies d’échelle et d’une capacité en termes de transactions transfrontalières.
Moyen d’échange : ce qui souligne plus particulièrement l’attrait du dollar de la part des investisseurs et firmes privés. (1) facturation commerciale en dollars : la facturation en dollars atteint 75% des exportations dans toutes les régions (à l’exception de l’Europe où la part de l’euro est d’environ 50%, une fois exclus les échanges intra-zone euro) et plus de 96% aux Amériques. La domination du dollar offre des avantages majeurs pour les entreprises américaines car elle supprime le risque de change et élimine le besoin de stratégies de couverture compliquées et coûteuses lorsqu’elles s’engagent dans le commerce international ; (2) opérations bancaires internationales et émission de dettes. Le dollar couvre environ 60% des prêts et dépôts bancaires internationaux et 70% des obligations émises dans une monnaie autre que la monnaie du pays d’origine de l’émetteur.
La domination du dollar dans le secteur bancaire international présente des avantages pour les ménages et les entreprises américaines, qui bénéficient de coûts des emprunts réduits et évitent les risques de change ; et (3) les transactions de change : selon les dernières statistiques de la Banque des règlements internationaux, les transactions quotidiennes s’élèvent à $6600 milliards et couvrent tous les instruments de change et leurs contreparties. Au moins 85% des transactions sur les marchés au comptant, à terme et de swap ont une composante dollar.
Unité de compte : une mesure importante à cet égard est son utilisation comme monnaie d’ancrage par rapport à laquelle d’autres pays peuvent tenter de limiter les mouvements de leurs taux de change. Sur ce point, les données montrent qu’en 2022 : (1) Sans compter les États-Unis, les économies ancrées au dollar représentaient environ 48% du produit intérieur brut (PIB) mondial ; (2) la part du PIB mondial ancrée à l’euro n’était que de 5% (sans compter la zone euro elle-même) ; et (3) 65 pays ont lié leurs taux de change au dollar et 11 autres ont dollarisé leurs économies.
Y a-t-il des alternatives au dollar comme monnaie de réserve internationale ?
Les monnaies numériques : d’aucuns spéculent que les crypto-monnaies, comme le Bitcoin, pourraient remplacer le dollar américain comme monnaie de réserve internationale. Ce qui n’est pas le cas, dans la mesure où environ 99% de la capitalisation boursière des monnaies numériques sont liées au dollar américain, ce qui signifie que les cryptoactifs sont de facto négociés en dollars américains. In fine, toute expansion des échanges dans le monde de la finance décentralisée ne fera que renforcer le rôle dominant du dollar.
L’euro : un deuxième défi potentiel pour le dollar pourrait être la montée en puissance de l’euro, la deuxième monnaie internationale la plus utilisée. A l’instar des États-Unis, la zone euro dispose de marchés financiers assez profonds, généralement libre-échangistes et d’institutions solides et stables. Toutefois, une extension du rôle de l’euro comme monnaie de réserve est freinée par l’absence d’un marché profond et liquide pour la dette de la zone. Le plus gros montant émis à ce jour est de €400 milliards, en comparaison d’un encours de bons du Trésor américain de $24,000 milliards.
Le renminbi : L’internationalisation du renminbi est ralentie par un certain nombre de contraintes : (1) il n’est pas librement échangeable ; (2) le compte de capital chinois n’est pas ouvert ; et (3) la confiance des investisseurs vis-à-vis des institutions chinoises est relativement faible.
Des efforts sont en cours pour le rendre attractif pour les investisseurs internationaux, notamment avec la conclusion d’un accord avec le Brésil pour permettre aux entreprises chinoises et brésiliennes de régler leurs échanges commerciaux dans leur monnaie nationale et l’ouverture de discussions avec l’Arabie saoudite pour éventuellement fixer le prix du pétrole en renminbi. Ces mesures restent symboliques et posent tout au plus les bases d’une éventuelle utilisation future du renminbi chinois dans des cas très isolés.
Les sanctions, les tensions géostratégiques et la fragmentation géoéconomique. Les sanctions ne réduiront pas l’attrait du dollar, vu que les alternatives crédibles (euro, yen japonais et livre sterling) sont toutes émises par de proches alliés des États-Unis,
Ces derniers ont eux-mêmes imposé leurs propres sanctions contre la Russie. Pour ce qui est du réalignement des échanges commerciaux et financiers (et de la formation de blocs excluant les Etats-Unis), il porte plus sur les produits ayant fait l’objet de mesures spécifiques en termes de droits de douane. Les autres échanges ont continué de croître dans la mesure où les pays réagissent aux prix relatifs.
La stabilité financière : un facteur de remise en cause de l’utilisation internationale du dollar concerne les problèmes de stabilité financière posés par les cycles d’appréciation du dollar. En période de tensions financières mondiales, les investisseurs et les gouvernements recherchent un refuge sûr pour protéger la valeur de leurs actifs et stabiliser leurs propres marchés financiers. Dans ce contexte, le dollar reste une valeur refuge (comme en 2008 et en 2020).
La dédollarisation prendra fin si : (1) les pays excédentaires modifient fondamentalement leurs économies ; (2) les Etats-Unis s’affranchissent d’eux-mêmes du système actuel qui les pénalise ; et (3) d’autres nouvelles monnaies montent en puissance et sont mises en avant par les pays émetteurs pour supplanter le dollar.
Par A. Bessaha , Expert international