Les procès à distance constituent souvent un exercice des plus contraignants pour les magistrats et les justiciables en raison de l’incapacité de l’autorité judiciaire à mettre en place les moyens techniques nécessaires pour assurer une connexion entre les juridictions et les établissements pénitentiaires. Les avocats sont unanimes à les qualifier d’«inconstitutionnels», de «violation du principe d’équité» et d’«atteinte au droit à la défense». Pour eux, ces procès ne garantissent pas le principe du débat contradictoire consacré par la loi.
En ce dimanche, l’une des deux salles du tribunal de Bir Mourad Raïs, à Alger, est pleine à craquer. Un agent s’attelle à se connecter à la prison d’El Harrach, où de nombreux prévenus sont détenus. «El Harrach, m’entendez-vous ?» ne cesse-t-il de lancer face à l’écran géant installé juste à côté du procureur, en vain. Plus d’une demi-heure après, le contact est rétabli. Le juge en profite pour prononcer les décisions des affaires en délibéré, entame l’audition des prévenus en liberté, puis se tourne vers l’écran et appelle un détenu pour la confrontation.
Ce dernier n’a rien entendu. Puis s’ensuit un dialogue de sourds entre les deux, avant que le technicien ne rétablisse difficilement le son. Le juge termine l’audition du prévenu en liberté, mais ne remarque pas que le détenu s’est affaissé au sol.
La salle est en émoi. Le juge se tourne vers l’écran et crie : «El Harrach, El Harrach !» Des détenus accourent et tentent de soulever leur copensionnaire. Le juge continue à crier : «El Harrach, El Harrach !» avant que deux agents n’arrivent pour évacuer le détenu, évanoui. Le juge perd beaucoup de temps à attendre le contact avec la prison, pas seulement civile, puisque le dimanche suivant, c’est avec la prison militaire de Blida que la connexion était pratiquement impossible. L’attente a duré presque toute la matinée, avant de renvoyer l’affaire.
Au pôle pénal de Sidi M’hamed, où de lourdes affaires sont programmées, la situation est devenue exécrable pour les avocats et leurs mandants. Lors du procès des ex-ministres des Transports, Amar Ghoul, Abdelkader Kader et Abdelkader Ouali, et de l’homme d’affaires Ali Haddad, incarcéré à Tazoult, à Batna.
Durant toute une journée, le juge n’a pu établir le contact avec le détenu, et ce, malgré les va-et-vient des agents. Lorsque l’image est parfaite, c’est le son qui disparaît, et lorsque ce dernier est rétabli, l’image est de très mauvaise qualité.
Durant de longues minutes, le juge et le détenu s’échangent les «m’entendez-vous ?» «je n’entends rien !» avant que l’audience ne soit suspendue à plusieurs reprises, puis renvoyée à une autre date. Les coupures de son et d’image n’ont pas pour autant cessé. A la reprise du procès, Ali Haddad a fini par lâcher : «Monsieur le juge, je n’entends rien. Mais poursuivez votre travail, je vais faire comme si j’entendais.»
Il en est de même pour l’audition d’Ahmed Ouyahia, ancien Premier ministre, à partir de la prison de Abadla. Souvent, le son saccadé, pour ne pas dire muet, pousse le juge, aussi bien de première instance que de la cour (lors de son procès en appel avec l’homme d’affaires Mahieddine Tahkout), à poser plusieurs fois la même question, ou à suspendre l’audience, le temps que la connexion soit rétablie. Il faut dire que les moyens de communication par visioconférence sont loin de répondre aux exigences d’une telle technique en raison des moyens médiocres du réseau internet.
Cela n’est pas propre à la capitale, puisque les barreaux des autres wilayas souffrent des mêmes aléas. Lors du procès de l’ancien wali de Tipasa, Abdelkader Zoukh, le juge a passé plus de deux heures à attendre une connexion avec la prison de Bouira, afin d’entendre un détenu, dont le son était en mode muet.
A la cour d’Alger, un magistrat, excédé par l’épuisante question «entendez-vous» lancée, a fini par se lever et quitter la salle d’audience en colère, devant une assistance en éclat de rire, en lâchant : «Hadi machi khedma (Ce n’est plus un travail, ndlr).»
Au mois d’octobre dernier, l’Union nationale des barreaux d’Algérie (Unba) avait dénoncé le recours aux procès à distance, les qualifiant d’atteinte aux droits des détenus, en raison du fait que ces derniers «ne peuvent plus être en face du juge pour se défendre, tel que prévu par le code de procédure pénale, et les interruptions du son et de l’image sont en leur défaveur». Il est important de rappeler que le procès à distance a été institué par la loi cadre 15/03, dans le cadre de la modernisation de la justice, mais a été assujetti à l’accord du détenu.
Un tel texte avait comme objectif l’amélioration de la gestion judiciaire en respectant les droits consacrés par le code de procédure pénale. En 2020, profitant de la situation sanitaire liée à la pandémie, des amendements ont été introduits et l’accord du détenu a été supprimé alors que les décisions sont devenues sans recours.
Pour certains avocats, ces changements sont intervenus dans un contexte particulier, certes lié à la pandémie, mais aussi aux premiers procès des hommes d’affaires et des personnalités politiques poursuivis dans des dossiers de corruption. «Rappelez-vous dans quel contexte cette loi a été amendée. Il y a eu d’abord les déclarations de l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, sur les marchés octroyés aux Turcs et aux Chinois dans le domaine de l’habitat, qui ont engrangé un budget colossal.
Quelques jours après, Ahmed Ouyahia a été transféré à Abadla, et les hommes d’affaires, qui se retrouvaient dans les fourgons cellulaires avec les anciens responsables, ont eux aussi été éloignés à des centaines de kilomètres de la capitale. Une manière de les neutraliser», révèle un avocat constitué dans ces dossiers. Un avis partagé par de nombreux avocats avec lesquels nous nous sommes entretenus. Pour ces derniers, il ne s’agit pas de remettre en cause cette technique, utilisée à travers le monde.
Etant parmi les pays les plus mal connectés (malgré les budgets colossaux dépensés ces dernières années dans les télécom), l’Algérie ne peut se permettre de recourir à des procès à distance, sans avoir les moyens techniques nécessaires. Les lourdes défaillances constatées lors des audiences montrent chaque jour l’échec de cette procédure, qui, de l’avis de nombreux professionnels du droit, est plus attentatoire aux droits des détenus que bénéfique.
Déclarations :
Me Benkraoula : «C’est une violation du droit de la défense»
Un des avocats de l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, Me Benkraoula, estime que la très mauvaise connexion avec les prisons est une atteinte aux droits des détenus. «Cela donne des procès sans avis et sans confrontation. Cela n’est pas juste.» Pour lui, lorsqu’un détenu «n’est pas entendu, ou que lui-même n’entend pas les autres mis en cause parler, cela fausse le débat et porte préjudice beaucoup plus à celui qui est en prison.
J’ai assisté à un procès devant le tribunal criminel, où un détenu, qui avait un problème avec son avocat, avait du mal à entendre ce qui se passait à l’audience. Il ne savait pas qu’il avait un délai de 8 jours. Il n’a pu contester la décision, devenue par la suite définitive. De nombreux détenus ont fait les frais des procès à distance». Me Benkraoula va plus loin. Il déclare : «Tel qu’ils sont organisés, les procès par visioconférence constituent une violation du droit à la défense.» Et de s’interroger sur les raisons qui «font qu’un justiciable soit jugé à distance et un autre non». Il plaide pour que le détenu donne son accord pour être jugé à distance.
Me Abdelaziz Mejdouba : «Ce qui se passe dans nos juridictions est très grave»
Un des avocats de Tayeb Louh, Me Abdelaziz Mejdouba, affirme que les procès à distance «n’ont pas d’âme parce qu’il n’y a pas de débats. Ils peuvent être utiles dans les pays développés où les moyens de télécommunication de la justice et de l’intendance sont performants.
Ce qui se passe dans nos juridictions est très grave». Selon lui, le choix des détenus pour être jugés par visioconférence «obéit à des objectifs inavoués (…) ou pour faire du favoritisme, alors que les détenus doivent être égaux devant la loi. Il faut permettre aux détenus de se présenter à l’audience et de se défendre devant le juge, tel que garanti par le code de procédure pénale.
Les procès à distance doivent être gelés jusqu’à ce que nos moyens techniques de télécommunication soient plus performants». Le bâtonnier de Blida s’élève contre les procès à distance, notamment en matière criminelle, «où les débats en vertu du code de procédure pénale doivent être obligatoirement contradictoire, c’est-à-dire, en présence physique du détenu».
Me Mounis Lakhdari : «Le procès à distance est inconstitutionnel»
Me Lakhdari n’y va pas avec le dos de la cuillère. Il déclare d’emblée que le procès à distance est «inconstitutionnel» du fait qu’il porte atteinte au droit à la défense. Selon lui, «il ne garantit pas le principe du débat contradictoire et de la confrontation, dictés par le code de procédure pénale.
En matière correctionnelle, la décision du juge est intimement liée à la preuve, qui doit être apportée, et en criminelle, elle est intimement liée à la conviction du juge. Si le détenu ne peut pas avoir une image et un son parfaits, il doit être présent physiquement pour se défendre». L’avocat estime, par ailleurs, que «la pandémie a été une situation exceptionnelle, qui a justifié le recours à la visioconférence. Il n’est plus question de continuer à l’utiliser. Dans le cas contraire, il faut améliorer les moyens techniques».
Me Mourad Khader : «La visioconférence viole le principe d’égalité devant la loi»
«Le recours aux procès par visioconférence sans l’accord du détenu est intervenu dans un contexte particulier. Mais à la longue, on se rend compte qu’il ne garantit pas le principe d’un procès équitable», déclare Me Khader, un des avocats de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal. Il précise : «Il faut savoir qu’il s’agit du sort d’un détenu. Ce dernier a besoin d’être présent pour se défendre. Il faut donc lui laisser le choix entre sa présence à l’audience et un procès à distance.
C’est de son droit constitutionnel de se défendre dont il s’agit.» Me Khader relève, par ailleurs, que la «visioconférence n’accorde pas les mêmes chances de défense aux détenus. Ce qui viole le principe d’égalité devant la loi, consacrée par la Constitution». Pour lui, les coupures de l’image et du son, la faiblesse du réseau et les moyens matériels dérisoires rendent le procès à distance impossible. Il est donc préférable de ramener le détenu et de lui donner toutes les chances de se défendre.