Tarik Mira. Ancien député, auteur : «Il faut aller vers une "raison critique de l’amazighité"»

05/06/2022 mis à jour: 01:39
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Photo : D. R.

Dans l’entretien accordé à El Watan, le militant politique et auteur d’un essai Le miroir amazigh publié récemment aux éditions Tafat nous parle des « traits permanents » de l’âme amazighe. Pour lui, il est nécessaire de « bâtir ». « Aujourd’hui, nous avons conquis des droits et, par conséquent, la question amazighe n’est plus appréhendée de la même façon par ceux qui nous gouvernent. Ces deniers ont consenti des concessions. Il n’en demeure pas moins qu’une hostilité ouverte ou pernicieuse est toujours présente. C’est dans cet espace restreint, même largement insuffisant, qu’il faut exceller », tranche-t-il.

  • Dans votre essai publié aux éditions Tafat, vous évoquez les «traits permanents» de l’âme amazighe, marquée par la révolte et cette propension à vénérer ce que vous appelez «les héros tragiques», à l’image de Jugurtha, la Kahina ou encore Cheik El Haddad. La résistance a-t-elle fait perdre au peuple de la région ce «goût de bâtir», comme vous le suggérez dans votre essai ?

Les traits permanents de l’âme amazighe sondée dans cet essai à travers le titre Le miroir amazigh sont en effet la résistance et la vénération de héros tragiques à telle enseigne que l’on se pose la question si nous avions eu dans notre histoire des bâtisseurs ? J’en citerai au moins deux, en l’occurrence Massinissa et Ibn Toumert, le commandeur Almohade. Le successeur de ce dernier Abdelmoumène, le «Tlemcenien», a continué son œuvre.

Massinissa et Abdelmoumène ont construit des Etats en unifiant l’Afrique du Nord. C’est encore plus évident pour ce dernier en termes de territorialité en regroupant le monde amazigh de Tripoli jusqu’à Marrakech, en passant par l’Andalousie, tout en brisant les liens de vassalité avec Baghdad.

J’ai remarqué, empiriquement bien sûr, à travers un échantillon assez large scruté dans les écrits et les conversations, qu’un révolté mais bâtisseur d’un royaume fort, Masinissa en l’occurrence, sachant jouer de la rivalité mortelle des deux puissances méditerranéennes – Rome et Carthage - pour tirer le meilleur bénéfice en termes de prestige et de puissance, est moins admiré. Pourtant, il a gagné.

Un autre membre de la famille régnante, Jugurtha, tout aussi valeureux que le premier dans la guerre, a fini par perdre ce qu’a construit Massinissa : l’Etat indépendant. On peut gloser à perte de vue sur les causes, mais la réalité est têtue. Dès lors, nos références historiques penchent vers l’admiration de héros tragiques, morts au combat. Il est vrai que ce trait de caractère est indissolublement lié à la sacralité de la terre.

Terre mère, terre nourricière. Ce déséquilibre doit être rompu pour aller vers une introspection de nous-mêmes. Et se poser la question : Pourquoi avions nous perdu l’usage de notre alphabet ? Et pourquoi avons-nous écrit que par des langues empruntées : latin, arabe, français ? Notre âme est tourmentée.

Un Père blanc, Lanfry, que j’ai rencontré à Paris au début des années 80 m’a dit ceci : « Il faut avoir l’âme tourmentée des Imazighènes comme Augustin pour expliquer la trinité. » Cette réflexion, combinée à l’essai de Jean Amrouche (L’Eternel Jugurtha) et à celui de Mouloud Mammeri (La société berbère), tous deux écrits dans les années trente, m’ont aidé à me questionner sur ce trop-plein de résistance, de révoltes incessantes.

Et, hélas, moins de construction d’Etat fort. Pourtant, Ibn Khaldoun, faisant l’éloge du peuple amazigh, a décelé chez celui-ci des dons remarquables qui supportent aisément la comparaison avec d’autres peuples fondateurs d’empires.

  • Vous considérez qu’il est venu le temps où Massinissa doit avoir toute sa place pour permettre aux Amazighs de ne plus être «aux marges de l’histoire». Comment y parvenir ?

"Berbères aux marges de l’Histoire" a été le premier titre donné par le berbérisant Gabriel Camps à une de ses œuvres parues au début des années 80. Il me semble que le soulèvement de 1980, inédit par son caractère massif et par sa vigueur persistante, a amené l’auteur à changer son intitulé : Les Berbères : mémoire et identité. On a déjà franchi un pas pour sortir des marges de l’histoire.

Dans la même veine, il y a la remarque réaliste et pertinente de l’islamologue tunisien, Hichem Djaït, qui disait que le Maghreb s’est vécu comme la province de l’Orient ou de l’Occident. Cet qui dénote une marginalisation historique.

Cet état de dépendance doit cesser à condition de se poser les bonnes questions et non pas d’être chauvin, chose la plus facile et hélas la mieux partagée. Il faut aller vers « une raison critique de l’amazighité ». Aujourd’hui, nous avons conquis des droits et, par conséquent, la question amazighe n’est plus appréhendée de la même façon par ceux qui nous gouvernent. Ces deniers ont consenti des concessions.

Il n’en demeure pas moins qu’une hostilité ouverte ou pernicieuse est toujours présente. C’est dans cet espace restreint, même largement insuffisant, qu’il faut exceller. Nous sommes condamnés à affronter cette épreuve avec beaucoup de détermination car il s’agit du sort d’une langue millénaire. Et celle-ci qui se transmet de moins en moins a besoin d’exceller dans la production littéraire et artistique : le roman, le théâtre, le cinéma, la poésie, etc. Bâtir commence par là. Il faut créer de l’empathie pour aborder cette épreuve décisive.

Pour cela, les moyens de l’Etat sont importants, mais je rêve que des nantis, qui ne sont pas la bourgeoisie, qui, elle, a une culture et des codes, se joignent à cet effort pour encourager et financer l’œuvre artistico-littéraire. Cet effort fait partie de la construction. Les Catalans l’avaient compris depuis longtemps.

La revendication amazighe, balbutiante dans les années 1920, s’est affirmée dans les premières années de l’indépendance contre des pouvoirs successifs autoritaires.

  • Comment expliquez-vous la permanence de cette lutte «ouverte et portée populairement» depuis les années 1980 ?

Cette question est balbutiante depuis les années 40 avec la contribution de 1949 de jeunes lycéens de Ben Aknoun sous l’autorité d’un membre du Bureau politique du PPA, Ouali Bennaï, pour définir la nation algérienne en réponse au mémorandum du parti indépendantiste déposé à l’ONU qui fait commencer l’histoire du pays avec l’irruption de l’islam au VIIe siècle. En dehors de ce dogme, l’Algérie était terra incognita.

La permanence de cette lutte est d’abord son originalité : la lutte pacifique ; la deuxième, l’intégration de la notion des droits de l’homme et de la démocratie. En somme, les bases de la citoyenneté sont jetées. Ce mouvement s’appuie sur la citoyenneté, une autre partie se base sur la croyance religieuse. Le combat entre citoyen et croyant est engagé.

  • Un constat s’impose, les partisans du Mouvement culturel berbère (MCB) s’étaient dispersés entre plusieurs partis et tendances, particulièrement après les événements de 2001 ? Une explication ?

Je n’en ai aucune, à part la recherche du leadership. Il faut trouver les moyens d’organiser cette course, somme toute naturelle, à l’expression et à l’affirmation de ce leadership.

Le renouvellement des générations combattantes est nécessaire. Le hirak a été le baptême de feu de plusieurs futurs cadres pour la démocratie. Le combat identitaire est d’abord citoyen et, la démocratie, son armature ; la lutte pacifique, son âme. Il y a une rupture, voyez-vous, avec cette propension à aimer les héros tragiques.

  • L’un des thèmes visibles de votre essai est celui de la laïcité, particulièrement en Kabylie (Les Kabyles et la laïcité, p. 61). Cette notion s’est-elle imposée facilement aux militants du Mouvement berbère ?

Le développement de la construction nationale basée sur l’ethno-religieux (l’arabo-islamisme) a amené les militants de la cause amazighe à œuvrer en faveur de la citoyenneté ou pacte des droits et libertés.

La laïcité se trouve là. Le sécularisme se trouve dans le fait que les lois soient civiles et non religieuses. La laïcité est un concept très français et qui pour gagner sa lutte a eu à s’imposer parfois par la violence avec le clergé catholique qui perdait ses privilèges. Nous avons une autre histoire. En Kabylie, la djemaa, l’équivalent de l’Agora grecque, l’expérience laïque a eu lieu. Normalement et sans heurt.

Pour toutes ses raisons, les militants de la cause amazighe ont embrassé les principes de la laïcité.

  • Quel contenu a-t-il été donné à ce concept parfois jugé ambigu dans la littérature et la pratique des artisans de ce mouvement ?

Jugé ambigu par qui ? Toujours par les mêmes. Ceux qui considèrent que l’Algérie est venue à l’histoire au VIIe siècle et qui sacralisent la langue arabe en jouant sur la religion. Le bilan de cette politique est désastreux. Les rapports successifs du PNUD sur l’éducation dans les pays arabes sont sans ambiguïté. C’est la catastrophe.

  • Vous évoquez dans la dernière contribution de votre recueil la question berbère et le FFS. Comment la position de feu Hocine Ait Ahmed et de son parti vis-à-vis de la revendication berbère a-t-elle évolué ?

Cette contribution, je l’ai faite en 1986 pour la revue Tafust. C’était suite à la signature de l’Accord de Londres entre Ait Ahmed et Ben Bella. La partie Ait Ahmed, le FFS et la question berbère était écrite par moi-même. Une autre partie : Ben Bella, le MDA et la question berbère, était écrite par Hend Sadi. La conclusion était commune.

J’ai mis en relief l’évolution de la revendication amazighe au sein du FFS et d’Ait Ahmed, victime collatérale de la crise de 1949 qui lui a fait perdre sa place au Bureau politique du PPA-MTLD. Quant au FFS, en 1963, il empruntait les termes symboliques de la représentation et des instances de fonctionnement à la djemaa kabyle.

Ce n’est qu’en 1978 que le FFS a pris en charge cette revendication que l’on retrouve dans le programme paru dans le fascicule « L’Alternative démocratique à la catastrophe nationale ». On parlait « du droit de cité de la langue berbère dans la cité berbère ».

C’était suite à l’amalgame entre la direction historique et exilée du FFS et une nouvelle génération de militants très affirmée sur la cette question. Cela a contribué en partie à l’émergence du printemps 80. L’Accord de Londres, proclamé le 16 décembre 1985, émet, entre autres revendications : « l’officialisation dans un cadre institutionnel du droit à l’enseignement, au développement et au libre épanouissement de la langue et de la culture nationales berbères ». Avec le multipartisme, la suite est connue.

  • Nous croyons savoir que vous êtes sur un projet très ambitieux, l’écriture d’une biographie de votre père, Abderrahmane Mira, héros de la Révolution…

Je l’ai déjà commencé depuis longtemps et je me suis rendu compte que la chose n’est pas aisée à cause des archives et leur exploitation. Il faut avoir du temps pour aller à Vincennes même si j’ai déjà exploité le dossier de mon père mais beaucoup de choses peuvent être recoupées par la consultation d’archives qui ne sont pas dédiées à mon père.

Puis il y a l’exploitation des entretiens oraux. Il faut faire très attention que l’on ne t’embarque pas sur des chemins sinueux. Il faut faire preuve de rigueur. Je suis comme un détective qui traque la preuve. Je suis dedans. 

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