L’histoire est, aujourd’hui encore, esquivée – et parfois tue – dans les récits officiels d’outre-Méditerranée. Pourtant, les faits sont là : entre 1956 et 1962, l’armée française a eu recours à des armes chimiques contre les moudjahidine.
Un crime de guerre, maquillé en «maintien de l’ordre», aujourd’hui, mis en lumière, après de années de recherche, par l’historien Christophe Lafaye et raconté dans le documentaire-évènement, Algérie, sections armes secrètes, réalisé par Claire Billet, dont la production exécutive a été menée en Algérie par ThalaProd.
«Cela fait maintenant plus de vingt ans que les historiens qui travaillent sur cette guerre coloniale en ont fait ressortir les violences spécifiques. On a parlé de la torture, on a parlé des massacres, des viols, des déplacements de population… Mais la guerre chimique est un sujet qui était passé inaperçu. Il a fallu que les anciens combattants commencent à s’exprimer pour que les historiens disposent d’une matière pour débuter leurs recherches», explique Christophe Lafaye au média «Actu.fr»
Dans cette interview, Lafaye révèle qu’au moins 450 opérations militaires françaises impliquant des armes chimiques ont été menées en Algérie, principalement en Kabylie et dans les Aurès.
Pour les maquisards qui trouvaient refuge dans les montagnes, les grottes dans lesquelles il s’abritaient étaient rapidement devenues des pièges mortels. «L’effet recherché est d’abord de rendre irrespirables les grottes occupées par les combattants indépendantistes pour les obliger à quitter leur refuge, précise Lafaye. Mais dans un lieu clos avec peu de volume, le gaz va provoquer des œdèmes pulmonaires et donc des asphyxies.
Ces gaz pris individuellement étaient à l’époque utilisés pour des opérations de maintien de l’ordre. Mais, regroupés en une seule munition et dans des quantités extrêmement importantes, ils entraînaient assez rapidement la mort des gens qui se trouvaient à l’intérieur des grottes». Selon l’historien, les victimes n’étaient pas seulement les combattant du FLN/ALN. Des civils, des familles entières, fuyant les bombardements, se réfugiaient aussi dans ces grottes.
En 1959, une seule opération a fait 116 victimes civiles. Impossible aujourd’hui de chiffrer précisément l’ampleur du carnage, faute d’accès aux archives militaires françaises.
Les victimes pouvaient également être françaises, suspecte l’historien. «Les combattants indépendantistes détenaient souvent des prisonniers Français dans les grottes. L’Armée française compte encore aujourd’hui 524 disparus durant la guerre d’Algérie. Il est probable que certains d’entre eux ont été gazés», avance-t-il.
Christophe Lafaye fait remarquer que l’emploi des armes chimiques en Algérie ne relevait pas de décisions isolées sur le terrain. Dès 1956, des «sections armes spéciales» sont créées, regroupant des appelés du contingent formés à Bourges, en France. De 1957 à 1959, au moins 119 unités spécialisées ont été actives sur le territoire algérien.
«Infecter toutes les grottes»
A partir de 1959, sous l’impulsion du général Maurice Challe, la stratégie évolue : il ne s’agit plus seulement d’attaquer ponctuellement les maquisards, mais de «rendre inutilisables» toutes les grottes identifiées lors des précédentes opérations.
Un passage systématique des unités armes spéciales était organisé pour gazer et re-gazer les cavités non détruites. «Jusqu’à présent, ces sections de grottes étaient utilisées essentiellement pour le combat offensif. Mais, à partir de 1959, les unités vont repasser régulièrement pour infecter toutes les grottes qui ont été identifiées lors des opérations et qu’on n’a pas pu détruire à l’explosif parce qu’elles sont trop grandes. L’objectif est de les rendre inutilisables», affirme l’historien. Qui a donné l’ordre ? Qui a couvert ces pratiques ? « J’ai pu quand même retrouver certaines décisions politiques. C’est le ministre Maurice Bourgès-Maunoury donc qui a signé l’autorisation d’utilisation des armes chimiques.
La 4e République puis la 5e République ont totalement assumé, ordonné et organisé la conduite d’une guerre chimique pendant la guerre d’Algérie», répond l’historien. Et de poursuivre : «Le recours aux armes chimiques qui ne tient pas au hasard mais procède d’une véritable doctrine militaire. Je pense que l’un des personnages centraux de cette histoire, c’est le général Charles Ailleret.
C’est un polytechnicien resté dans la postérité comme le père militaire de la bombe atomique française. Mais lors de son passage au commandement des armes spéciales, c’est lui qui va faire la promotion de l’emploi des armes chimiques en Algérie. Il a écrit un livre en 1948 dans lequel il décrit l’utilisation de la science dans la guerre comme étant un élément de supériorité dans la conduite des opérations. Il a une conviction profonde dans les vertus de la science comme arme comme pour remporter la victoire sur le terrain».
Les documents exhumés par Lafaye révèlent également la nature précise des substances employées. Y figurent essentiellement un cocktail mortel combinant trois éléments à savoir le CN2D, un mélange de gaz CN (dérivé du cyanure) et de gaz DM (un composé de l’arsenic) ainsi que le kieselguhr, une terre siliceuse ultra-fine qui amplifie l’effet des gaz.
Ce mélange, utilisé en grande quantité, déclenchait une réaction chimique foudroyante. Ces substances n’étaient pas inconnues : elles étaient déjà utilisées pour le «maintien de l’ordre» dans les manifestations. Il est à s’interroger comment un Etat signataire du protocole de Genève de 1925, interdisant ces armes, a-t-il pu les employer aussi massivement ? «Il y avait un angle mort,
C’était la police coloniale, explique ainsi l’historien. Et la France n’a pas été qu’une seule à exploiter cet angle mort parce que les armes chimiques ont été aussi utilisées par les Anglais en Malaisie, par exemple. La France a joué sur deux biais : le premier, c’était d’évoquer une opération de police coloniale qui n’était pas une guerre conventionnelle ; le deuxième reposait sur le fait que les agents chimiques employés étaient déjà utilisés pour le maintien de l’ordre». Amel Blidi
«J’essaie de faire une histoire équilibrée»
Pour donner un écho plus large à ses découvertes,Christophe Lafaye a collaboré avec la réalisatrice Claire Billet sur un documentaire événement : Algérie, sections armes secrètes.Christophe Lafaye commente : «Ce qui m’intéresse dans le documentaire c’est de faire connaître au grand public cette guerre dans une optique très pédagogique. En donnant à la fois la parole aux anciens combattants français et aux Algériens, j’essaie de faire une histoire équilibrée». Et l’historien d’insister : «Pour sortir des discours d’États qui sont insupportables, je tiens à dire que, lorsqu’on rencontre la société civile en Algérie, on s’aperçoit que les gens n’en veulent pas à la France. Pour eux, c’était la guerre, c’était comme ça. Ils ne demandent pas de la repentance, ils ne demandent pas des excuses, ils ne demandent pas d’argent. Ils attendent que la France admette ce qu’elle a fait en Algérie, la nature de la guerre qui y a été menée pour pouvoir mieux tourner la page». A. B.

Le documentaire Algérie, sections armes spéciales déprogrammé par France Télévisions
Le documentaire Algérie, sections armes spéciales, qui devait être diffusé le 16 mars à 23h sur France 5, a été déprogrammé sans explication par France Télévisions. Aucune nouvelle date de diffusion n’a été annoncée pour l’instant. Ce film, réalisé par la journaliste Claire Billet en collaboration avec l’historien Christophe Lafaye, enquête sur un sujet sensible : l’usage d’armes chimiques par l’armée française pendant la guerre de Libération nationale. Ces armes interdites ont été utilisées pour traquer et éliminer les moudjahidine du FLN, notamment ceux réfugiés dans des grottes. Si le documentaire a été diffusé le 9 mars sur la télévision suisse, son retrait soudain en France soulève des questions et pourrait alimenter le débat sur la persistance du silence, de l’autre côté de la Méditerranée, autour de certains aspects de la guerre de Libération nationale.A. B.